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Les pièges cognitifs du marché de la bonté

Publié le 16 octobre 2018 par Muzard

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En cette fin d’année, plus de 5 millions (1) de Français devraient répondre aux appels aux dons d’associations solidaires avec le sentiment d’avoir décidé en toute conscience de soutenir une cause qui leur paraît légitime. En réalité, le décryptage de l’expérience "du don" par l’éthologie des primates et les neurosciences permet de douter de notre libre arbitre en la matière.

  Le piège marketing s'ouvre avec la découverte dans notre boîte aux lettres, d'une enveloppe boursouflée qui porte le logo d'un institut de recherche médical. Réminiscence des pochettes surprises de notre enfance ? Il est difficile de résister à la curiosité. Quand notre main saisit le stylo et les stickers aux couleurs de l'institut cachés dans l'enveloppe, il est souvent trop tard   Le processus du donnant-donnant est enclenché.

L'enveloppe-cadeau exploite certains processus cognitifs qui se sont développés au cours de l'évolution des primates. 
Dans des sociétés animales complexes comme celles des grands singes, la coopération avec les autres membres de la communauté est essentielle, qu'il s'agisse de repousser les prédateurs ou de capturer une proie.

Les primates sont attachés au principe de réciprocité : quand ils se montrent généreux envers un autre membre, ils espèrent un renvoi d'ascenseur. Qu'un membre refuse de jouer le jeu, il risque d'être frappé par son "créancier". Et s'il récidive avec d'autres membres, sa réputation sera ternie, car il n'aura pas montré d'aptitude à la coopération. À terme, il sera marginalisé, voire repoussé à la périphérie du groupe, ce qui le condamne à une mort probable.

En tant que primate, nous aussi avons du mal à nous affranchir de cette loi du "donnant donnant". En recevant un "don" sous forme d'objets de la part de l'institut, nous sommes incités à en faire un en retour. C'est ainsi que notre cerveau, après quelques millions d'années d'adaptation, nous invite à réagir.

 Surtout qu'en tant qu'humains, nous avons intériorisé cette loi primate dans nos principes moraux, voire religieux. L'option du classement vertical de l'enveloppe de l'institut est donc difficile à assumer : jeter un prospectus ne pose aucun état d'âme. Jeter un cadeau est moralement répréhensible. Conserver un cadeau sans renvoyer l'ascenseur est encore plus condamnable.  Dans ce contexte, l'option "envoi d'un don" en remerciement du cadeau reçu apparaît comme la moins moralement douloureuse. À ceci près qu'elle pose un conflit d'intérêts : la défense de notre portefeuille versus l'intérêt d'autrui. Étant donné que la survie d'une communauté de primates repose sur la coopération, nous avons développé certaines aptitudes au plan cognitif qui freinent nos pulsions égoïstes.

Recevoir comme donner active le circuit de la récompense

Ainsi dans notre cerveau, notre circuit de la récompense n'est pas seulement activé quand on reçoit un cadeau, mais aussi quand on accomplit un geste de générosité.  On se fait plaisir en faisant plaisir aux autres. Autre mécanisme encourageant, le fait de recevoir un cadeau favorise la bonne humeur. Dans cet état d'esprit, notre cerveau rationnel celui qui calcule et nous rappelle nos fins de mois difficile, n'a guère voix au chapitre, c'est le cerveau émotionnel qui nous guide.

Comme le rappelle le philosophe Ruwen Ogien dans son livre L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, on est plus enclin à la générosité quand on respire l'odeur des croissants chauds d'une boulangerie. Quand notre système dopaminergique est activé, nous nous montrons en général plus généreux.

De plus, pour nous encourager à passer à l'acte, les marketeurs du caritatif n'ont pas choisi leur cadeau au hasard. Le stylo ou la carte de visite aux couleurs de leur organisation et à notre nom personnel est une preuve visible de notre générosité ; elle contribue à notre "capital réputation "à l'instar du sticker de la Croix-Rouge collé sur le pare-brise de notre voiture. En d'autres termes, par ce don, nous prouvons à notre communauté que nous sommes aptes à coopérer. Nous allons " obliger les autres". C'est un acte de réciprocité indirecte comme le qualifie le biologiste Dario Maestripiéri dans "À quoi jouent les primates" (2). 

Exploiter des biais cognitifs

Pour ceux qui hésiteraient encore à sortir leur chéquier (3), les professionnels du marketing ont trouvé la parade : valoriser dans le mailing le crédit d'impôt obtenu grâce au don. Le donateur peut ainsi se réjouir de cette opportunité de payer moins d'impôts tout comme il a du mal à résister à une super promo. Le message fiscal exploite un biais cognitif : c'est notre appétit pour les bonnes affaires qui nous égare, nous oublions qu'une partie du don reste à la charge du donateur.

Enfin, la présence d'une enveloppe retour déjà affranchie évite la recherche fastidieuse d'un timbre et le risque que notre cerveau rationnel, le Système 2 comme le qualifie Daniel Kahneman (4) reprenne rapidement le contrôle de notre cerveau. C'est le cas dès qu'une situation se complexifie ou quand on est irrité.

Reste un dernier obstacle, l'épreuve de la poste. Mais le mot "cancer" qui figure sur ce pli suffit à balayer les derniers doutes du donateur. Et si ce don avait le pouvoir de le protéger de la maladie comme le sacrifice d'un agneau protégeait nos anciens de la colère des dieux ? Dans notre inconscient collectif, il n'est pas improbable que cette peur du châtiment en cas de refus de sacrifice, subsiste. Si ce don n e nous ouvre pas les portes du paradis, il pourrait peut-être retarder notre montée aux cieux.

Instinct primate, dispositifs cognitifs, croyances religieuses... jusqu'où iront les marketeurs pour encourager les dons ? Dans une société où le souci d'éthique se renforce, oeuvrer pour une cause solidaire suffira-t-il à justifier leur recours à des techniques relevant d'une forme de manipulation ? C'est la réputation de leur association qui est en jeu. La sanction serait immédiate, le charity business ne tolère pas le bad buzz.

(1) 22e baromètre de la générosité du réseau Recherches et Solidarités La Croix, décembre 2017

(2) Éditions de l'évolution

(3) De nombreux appels aux dons s'effectuent toujours par voie postal avec offre de règlement par chèque : 53 % des donateurs ont plus de 60 ans selon l'étude la Croix 2017

(4) Système 1 Système 2 Flammarion


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