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Penser l’île ? les îles ?

Publié le 07 novembre 2018 par Aicasc @aica_sc

Lors de la rencontre organisée le 3 novembre  à l’occasion de l’exposition Tribulations archipéliques, Marie Gauthier, commissaire de l’exposition , a présenté sa démarche.

Penser l’île ? les îles ?

Françoise Levy
Au coeur de mon île

Penser l’île ? les îles ?

A partir de cette interrogation, 23 artistes liés par l’expérience du lieu insulaire Martinique, déploient des visions différentes nées de la découverte, de l’imaginaire et du vécu de chacun. Emergées d’un fond unitaire et « rhizomique », ces « œuvres-îles » rassemblées dans ce même lieu, Tropiques Atrium, réalisent la métaphore de l’archipel.

Penser l’île, c’est penser l’île en soi, et c’est aussi réfléchir sur le réel de l’île, un vécu particulier, lié à l’insularité, à la fois enfermement et ouverture, fragilité de son écosystème et ses réalités agricoles, économiques, écologiques, sociales et culturelles.Penser l’île, c’est penser un microcosme au monde, à la planète. C’est penser la relation avec ce qui n’est pas l’île. Les îles sont des observatoires, un laboratoire devant le continent,le tremplin des changements.

Dans ce projet avec l’association PABE, penser l’île, ça a étéd’établir des axes susceptibles d’inciter les artistes à penser leur projet personnel, de façon riche, et structurée, dans un engagement personnel fort, où ni le banal, ni le divertissant n’auraient priorité. Selon leur sensibilité, les artistes ont donc pu choisir et développer leur créativité en se rattachant à l’un ou l’autre des axes proposés. Ils pouvaient également être à la croisée de plusieurs axes.

Chaque artiste présente donc une œuvre-île. Les œuvres cohabitent, se croisent, s’interfèrent, s’éclairent au fur et à mesure de la déambulation dans l’exposition. Fragments singuliers, facettes kaléidoscopiques, elles déploient dans le lieu de l’exposition, le paradigme d’une esthétique de la diversité, d’une poétique de l’errance et de la relation offerte aux regardeurs.

Penser l’île ? les îles ?

Fabienne Cabord
Un petit « con » de paradis

1- Le commissariat

Le rôle habituel du commissaire est de concevoir une exposition selon une idée ou une problématique particulière de son choix, de sélectionnerdes pièces dans les ateliers d’artistes en articulation avec ce concept, d’en fixer la mise en place dans le lieu prévu, avec le scénographe, de choisir les visuels et les textes de l’exposition, afin d’en garder le concept et le rendre transmissible à un public.

Dans ce cas présent, l’idée d’îles, avait été avancée au sein du groupe d’artistes amateurs PABE (Plastik Art Band Experimental), à la suite de conversations et d’échanges entre amis. C’est un thème qui m’intéressait aussi déjà personnellement.

2- L’engagement du commissaire et responsabilité publique

Après l’exposition « Le Féminin du sac » en 2014 à la Galerie Arsenec, renouveler l’expérience du commissariat sur ce thème de l’île me tenait à cœur. C’est ainsi que j’ai répondu par l’affirmative et ai pris le risque de mettre en place ce projet.

Dans le cas présent, en tant que commissaire, mon rôle a d’abord été d’établir un cadre de travail de recherche et de réflexion, afin d’obtenir des propositions artistiques originales, et engagées dans une poétique thématique actuelle en résonance avec des pratiques plastiques contemporaines.

Présenter un évènement dans un espace public, Tropiques Atrium, avec le soutien de cet établissement et de la DACa été un engagement et une responsabilité envers l’institution, les artistes et le public. La résonnance attendue de cet évènement est peu prévisible, mais réelle et justifie les choix et responsabilités du commissariat.

3- L’engagement des artistes

Pour l’artiste (dit professionnel),« la création est une implication totale de tout l’être » écrit Dominique Berthet dans Création et Engagement, ouvrage qui vient de paraître aux éditions l’Harmattan. L’artiste passe la majeure partie de son temps à son œuvre, il y risque sa vie. L’engagement de l’artiste est au centre de son existence. C’est pour lui une nécessité vitale.

PABE est un groupe d’artistes basé sur les relations amicales. On y trouve de belles valeurs comme l’amitié, la solidarité, le partage. Leur activité est de se réunir pour réaliser des projets artistiques plastiques. PABE se revendique comme association d’artistes amateurs.

Penser l’île ? les îles ?

D’ici et d’ailleurs
Catherine Blanc

L’artiste amateurpratique sans doute l’art comme un loisir, plutôt que par nécessité. Bien que pour certains, Gaston Chaissac par exemple, il peut y avoir un changement de statut, lié à son implication majeure dans l’activité poétique. En effet, le passage entre l’artiste amateur et l’artiste professionnel est possible. C’est sans doute dans l’intention, et la finalité qu’ils se différencient, ainsi que dans la force et la continuité de l’engagement personnel. L’association PABE revendique le qualificatif d’amateur, ceci laisse à ses membres qui le veulent la liberté de créer des œuvres originales, chargées d’intention, d’engagement dont la force des œuvres peut être proche de celles d’artistes professionnels.

C’est dans ce contexte que j’ai accueilli les projets de chaque artiste de cette exposition lors de rencontres individuelles. J’ai écouté et questionné les artistes sur leur projet et leur manière de s’y engager. Mon rôle a été d’encourager, d’aider à analyser, à approfondirle concept de chacun, ainsi que d’aider à harmoniser la cohérence des idées etdes choix plastiques.

Dans l’élaboration conceptuelle de chaque projet, la même question : Comment penser l’île ?Selon le concept de la poïétique énoncé par René Passeron en 1996, « La conduite créatrice est une pensée en action ». Il s’agissait donc de penser l’île par des productions d’arts plastiques, ou soit dit autrement : comment des œuvres d’arts plastiques réfléchiraient ce thème. Ceci, sans négliger l’exigence d’un projet à montrer publiquement. Lors d’une conférence à Caracas, dans les années 90, René Passeron s’était exprimé sur la responsabilité dans laquelle l’artiste s’engage lors de la mise au regard de ses œuvres dans l’espace public. C’est un acte citoyen qui l’engage complètement. C’est-à-dire que l’artiste doit réaliser la responsabilité de ce qu’il propose au regard du public. Selon Roger Toumson,il est nécessaire de « Considérer images et représentations comme des « actants », comme des principes agissants et non de simples reflets ». L’artiste qu’il soit professionnel ou amateur, est responsable de ses œuvres mises au regard du public et des conséquences qu’elles engendrent.

 4- La mise en œuvre : ce qui est proposé aux artistes

Le projet a été lancé fin 2016.Les rencontres individuelles étaient librement organisées avec chaque artiste désireux d’approfondir sa démarche, en lien avec le choix de sa pratique artistique.L’exigence des réalisations était basée sur la cohérence des idées, des moyens plastiques, et du dispositif de présentation.

Voici les 8 axes de réflexion proposés pour soutenir cette recherche artistique.

L’île, lieu physique et géographique impactant.

L’île, lieu à la fois séparé et relié à l’archipel caribéen, et au continent.

L’île, lieu des origines, des convergences migratoires et de l’errance.

L’île, lieu d’histoire passée et actuelle.

L’île, lieu microcosme de la planète et de la géopoétique.

L’île, lieu culturel « cannibale » des échanges métis.

L’île, lieu métaphorique de la psyché et de l’intime.

L’île, lieu des utopies, de l’exaltation des imaginaires.

La sélection était validée par un texte composé par l’artiste, d’une dizaine de lignes concernant le sens mis en œuvre, témoignant d’une réflexion engagée sur la pratique artistique et le thème choisi par chacun.Ce texte apparaît sur les cartels affichés près des œuvres.

5- L’engagement attendu du spectateur

L’enjeu d’une exposition est de montrer à un public des œuvres susceptibles d’interpeller, d’ouvrir le regard, d’éveiller le spectateur en le rendant réceptif et créatif, auteur de soi.Marcel Duchamp emploie le mot regardeur au lieu de spectateur pour spécifier l’activité requise pour appréhender l’œuvre. Ce qui se perçoit de l’œuvre par le spectateur est le résultat de plusieurs instances : l’aspect sensible, émotionnel, intellectuel. Ressentir, penser, comprendre.

L’œuvre d’art une fois séparée de son auteur et exposée, se détache pour entrer dans le domaine du spectateur. La qualité de réception varie d’un spectateur à l’autre. Son regard est lié à sa conscience, à sa sensibilité, à sa personnalité.  L’œuvre d’art ne révèle au regardeur que ce qui peut lui être révélé dans le moment de son regard. Pour reprendre les mots de Marcel Duchamp« C’est le regardeur qui fait le tableau ». L’esthétique duchampienne a changé notre rapport à l’art. C’est une réception de l’œuvre active, consciente qui est requise. Le regardeur en fait son miel. Par son regard il devient auteur, auteur de lui-même. La résistance à la compréhension intellectuelle de l’œuvre d’art, est révélatrice du sujet. Il arrive souvent que face à des œuvres d’art,des personnes se sentent démunies. Elles veulent comprendre. Toute œuvre comporte heureusement une part de mystère qui continue à retentir dans l’inconscient.Patrick Chamoiseau nous disait dans une conférence :« Expliquer, on le sait, c’est étirer les plis et dissiper les ombres. Or, on le sait aussi, une œuvre est faite de plis fondateurs et d’ombres consubstantielles. Expliquer une œuvre c’est tout simplement offusquer son mystère ». EdouardGlissant revendique « ledroit à l’opacité ». Certaines formes artistiques échappent plus ou moins partiellement à la compréhension du spectateur. L’opacité est destinée à se dissoudre au profit d’une transparence. Ce qui résiste à la compréhension reste comme une question qui travaille en nous, à notre insu.L’œuvre nous donne l’occasion d’éprouver des émotions.C’est une expérience initiatique, qui mène à la connaissance de soi,qui donne l’envie du partage, l’envie de la relation avec autrui.

En bref, cela permet d’accroître la conscience, d’« augmenter le vivant »dit Patrick Chamoiseau. Cet ajout de conscience de soi et du monde, améliore les relations sociales, permet d’agir en connaissance de cause, pour mieux être et mieux vivre ensemble.

J’aimerais pour conclure reprendre quelques points de mon texte introductif à cette exposition.Selon l’énoncé de Gilles Deleuze dans L’île déserte, il existe deux types d’îles : les îles continentales et les îles océaniques ou originaires. Partant d’une observation géographique, Gilles Deleuze nous dit que « l’imagination le savait déjà pour son compte et d’une autre façon. ». Il envisage la faculté qu’a l’imaginaire de nous faire comprendre. Le sens né de la métaphore nous amène à Glissant, à St John Perse : deux phares des Antilles parmi d’autres, pour nous révéler la force du surgissement de nos îles séparées du vieux monde et de ses prérogatives. Ces îles originaires, nos îles, surgissent du fond marin rhizomique, de la chaussée des eaux, de l’imaginaire, de l’inconscient, pour naître à la liberté de soi.

Penser l’île, c’est se découvrir. Penser les îles, c’est se relier à l’autre, aux autres, à ce fond commun auquel nous appartenons, qui nous fait naître, ce fondement de l’humanité. Pensée archipélique ! La métaphore agit et inaugure une autre forme d’intelligence, un nouvel être et des nouvelles relations. Nos poètes caribéens revendiquent la diversité, la relation. Ils apparaissent des phares dans la mondialisation qui uniformise, qui anesthésie, qui rend anonyme et mortifère. Les métaphores de Glissant s’opposent à la pensée cartésienne. Elles sont poïétiques : elles ont la capacité de création. Les métaphores créent une faille dans laquelle notre créativité peut s’ensemencer et se déployer.

La parole tremblante surgie du fond de l’être incertain, tremble du sang du poète, de l’émotion, de la gravité, de la vérité qu’elle porte. Comme l’œuvre d’art qui s’y apparente, elle célèbrele vivant qui nous relie et crée ce qui advient dans un jaillissement continu.C’est là, la beauté de l’humanité à sauver.

Marie GAUTHIER

Octobre 2018

Sources :

Roger Toumson, L’île, l’archipel et le continent. Imaginaires et représentations. Dans L’Utopie Art, littérature et société. L’Harmattan 2016.

Gilles Deleuze, L’île déserte, éditions de Minuit, Paris, 2002.

Saint-John Perse, Vents, 1946- Amers, 1957

Patrick Chamoiseau, L’empreinte à Crusoé, Gallimard, Paris, 2012.

Dominique Berthet, Création et Engagement,l’Harmattan 2018

May Chehab, « Poétiques archipéliques : Saint-John Perse et Édouard Glissant », transtext(e)s transcultures, Université de Chypre. 2008.

Adrien Guyot, L’Amérique, un ailleurs partagé, Université d’Alberta, thèse de doctorat en philosophie. Canada.


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