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Judith Gautier évoque sa traduction de Parsifal dans un article du journal Le Temps

Publié le 28 novembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandco

Judith Gautier évoque sa traduction de Parsifal  dans un article du journal Le TempsLes grandes et petites querelles de Richard Wagner 

Pendant les jours d'apothéose, aux premiers cycles des Niebelungen, à Bayreuth, j'avais demandé au maître s'il pensait toujours au drame hindou, pour lequel je lui avais récemment envoyé le Bahgavat-Gita, le Bahgavat-Parana, et le Mahabarata, et si le temps de réaliser cette œuvre et de la mettre en musique était venu.
« Ce serait plutôt Parsifal », m'avait-il répondu.
Et l'année suivante, il m'écrivait :
Oui, il est question de la musique de Parsifal. Je ne pouvais plus exister sans me lancer dans une telle entreprise. Mon poème, je l'espère, vous fera plaisir. 
Le désir me vint tout de suite d'entreprendre une traduction fidèle de cette œuvre, en apportant à ce travail tout le dévouement, tous les soins possibles.
Je voulais ne pas traduire tout d'abord le poème sur la musique, comme on le fait d'ordinaire, car c'est là, pour le poète, une insigne trahison. Les auteurs de cette félonie sont, il est vrai, excusables, ou du moins ils s'excusent, leur forfait commis, en des préfaces larmoyantes où ils cherchent se faire pardonner l'obscur charabia dans lequel les a entraînés le respect de l'accent musical.
Ah! l'accent musical ! Ses exigences sont vraiment terribles ! Qu'importent la pensée poétique, l'élégance du style, l'expression choisie ? Tout cela ne signifie rien, pourvu que l'accent tombe bien en musique, sur les temps forts et les temps faibles !
La difficulté est grande certainement d'accorder la traduction exacte avec la musique ; invincible, je ne le crois pas ; mais admettons qu'elle le soit. Eh bien, résignons-nous ; chantons le charabia puisqu'il le faut, mais par grâce, ne le livrons pas en brochure au public, donnons-lui au contraire une traduction parfaite, indépendante de la musique, et qui rende au poète ce qui lui est dû. 
Mon désir, soumis à Wagner, sembla réveiller en lui le souvenir d'impressions très pénibles, subies, justement, à l'occasion de traductions de ses poèmes en français.
Je tâchai de le rassurer; mais sa méfiance était profonde. L'élasticité de la langue allemande lui semblait incompatible avec la rigidité implacable du français. 
Oh ! si vous saviez, m'écrivait-il, combien cela est impossible de rendre le moindre sens de cette poésie dans votre langue si conventionnelle ! 
Il céda, cependant, et me promit de m'envoyer une épreuve du poème dès qu'il serait imprimé. Vous aurez les épreuves du Parsifal allemand dans quelques jours. Je n'en ai d'autres, en ce moment, que le manuscrit qui me sert à composer la musique. Vous verrez et nous verrons.
Je reçus en effet le premier acte quelques jours après. Mais le maître n'était pas du tout satisfait de la typographie. 
Vous l'aurez reçue, cette malheureuse épreuve du Parsifal imprimé. Oh ! quel goût d' imprimerie  ! J'avais de la boue sur mon pupitre. J'étais furieux, et je tiens à ce que tout soit recommencé. Je me mis au travail, et alors commencèrent entre nous, ce que Wagner appela « les querelles traductionnelles ». Il voulut tout voir par lui-même et fit faire pour moi, sous ses yeux, une traduction mot à mot. Il m'écrivit :
Ein furchtbar schœnes Weib ; une femme terriblement belle. Oh !... Eh bien : d'une (pourquoi pas de deux ? ) beauté terrible. Mais terrible fait rire. Bien ! ... beauté fatale. Rejeté par moi  " fatale " . Mais furchtbar schœne, disons terrifiante ; défendu ; on dit terrifié, mais non terrifiant. Ah ! c'est de la logique, peut-être un peu trop logique pour une langue qui est un produit de la nature toute nationale, pendant qu'une académie est très nationale, logique, et tout ce que vous voudrez, mais ne produit pas ; elle arrange et décrète la convention. Et ce qui a régné deux siècles en faisant la gloire des Français modernes ne sera jamais aboli que par la barbarie (ah ! je ne parle pas de Hugo) ...
Je défendis le terrain pied à pied, affirmant que rien n'était intraduisible, qu'il s'agissait seulement de trouver le vrai mot équivalent, et que c'était justement l'avantage d'un écrivain de posséder beaucoup de mots en sa mémoire.
La traduction, mot à mot, envoyée de Bayreuth me causa une déception, et je ne sus pas dissimuler mon impression.
Il semble, m'écrivit le maître, que vous ayez cruellement souffert en lisant ces pages ! Ne croyez pas qu'on a traduit littéralement, on n'a fait que chercher des expressions, sobres à mourir, pour des choses naïves, dont le sens même est inconnu aux Français : de là cette raideur. On supposait bien que cela devait être tout autrement arrangé pour être goûté, par les Français, comme poésie. Je n'admis pas que les Français fussent incapables de comprendre les choses naïves, ni qu'il fallût arranger quoi que ce fût il s'agissait surtout de bien traduire et de soigner le style. 
En ce moment, outre la gloire de traduire Parsifal, j'avais le plaisir d'être chargée par Wagner de diverses commissions. Je devais rechercher et choisir des étoffes, destinées à parfaire l'aménagement de Wahnfried, et pourvoir la maison de sa provision de parfumerie. 
Car, disait le maître, nous vivons dans un désert, dépourvu de toute aménité. 
Cette situation amenait dans la correspondance des alternances bien amusantes entre la genèse de Parsifal et les commandes à faire ou à recevoir.
Encore un fois soyez prodigue, surtout en ce qui concerne la quantité des eaux pour bains. J'ai la baignoire au-dessous de mon atelier et j'aime à sentir monter les parfums. Du reste ne pensez pas mal de moi ; je suis assez âgé pour me permettre ces enfantillages. J'ai les trois ans du Parsifal devant moi et rien ne doit m'arracher à une douce paix de réclusion, productive.
Il faut croire, qu'à cette époque, mon caractère était d'une intransigeance singulière, car j'avais l'audace incroyable de tenir tête au maître à propos de tout, même d'un certain satin broché genre Pompadour. Mais il était plein de mansuétude :
J'aime vous voir défendre vaillamment votre patrie en toute occasion, même quand il s'agit de reconnaître que Mme de Pompadour d'il y a treize ans était plus gracieuse que celle d'aujourd'hui. Il n'était question que de cela quand je parlais d'un alourdissement du goût. Mais trêve aux querelles, d'ailleurs délicieuses quand elle se font entre nous.
Parsifal marche très bien. Avec d'autres échantillons, je vous en envoie un également de ma musique.
Un nouveau motif de discussion naquit, à propos du nom de Parsifal :
Ce nom est arabe, m'écrivait le maître. Les anciens trouvères ne l'ont plus compris : Parsifal signifie Parsi (songez aux Perses adorateur du feu); fal, dit : fou, dans un sens élevé, c'est-à-dire homme sans érudition mais de génie. Fellow, en anglais, paraît être en rapport avec cette racine orientale. Vous apprendrez pourquoi cet homme naïf portait ce nom arabe. 
Cette affirmation me troubla beaucoup, sans me convaincre absolument. Parsival, le Rera Vallee, l'homme qui ne craint rien, passe à travers tout, un Arabe ? C'est la première fois qu'on voyait ce nom écrit par un f. 
Après avoir avoué à Wagner mon inquiétude, je fis une enquête auprès des plus éminents orientalistes. Aucun ne découvrit, en arabe, le mot fal signifiant fou. A force d'interroger les dialectes, on trouva : « prédestiné » ,  mais ce mot ne suffisait pas au maître.. 
Moi, je ne connais pas l'arabe, c'est un savant allemand, Goerres, premier éditeur de l'ancien Lohengrin, qui traduit le nom de Parsifal de la sorte: le prédestiné est bon, mais ce sens ne suffit pas; c'est le garçon fou, sans érudition, sans académie, ne comprenant rien que par la compassion, qu'il ne faut. Cherchons ! ... Peut-être y a-t-il un dialecte arabe qui entend autrement.
Ce Gœrres était un sinologue distingué, qui avait traduit du persan en allemand, le Chah Nameh, étudié les légendes du moyen âge et publié le premier celle de Lohengrin.
« Cherchons ! »
Sur ce mot, on se remit en campagne, renouvelant les recherches avec encore plus d'acharnement ; mais sans résultat meilleur. Wagner, informé de la déception, écrivait plaisamment quelques jours plus tard : 
Le dialecte arabe dans lequel il fallait trouver « fal » signifiant « fou » était de mon invention. Je voulais imposer ce mot à un diable quelconque parce qu'il me va. « Cherchons » n'était pas sérieux. Je relis pourtant Gœrres - il croit être sûr de son assertion. Probablement n'a-t-il pas connu l'arabe, mais il se sera fié à un orientaliste. Du reste cela ne me  trouble guère,  je me moque de la réalité des significations des mots arabes, et je pense que dans mon public de l'avenir il n'y aura pas trop d'orientaliste ! 
L'incident était clos, entre nous du moins, Parsifal resta le Parsi fou et fit brillamment son chemin sous ce nom. 
L'œuvre sublime avançait rapidement, le maître se sentait inspiré, plein de force :
Je me porte mieux que jamais ; on tient loin de moi tout ce qui pourrait troubler mon âme et je ne m'occupe que de ma musique. Bientôt la composition du premier acte sera finie et je vous enverrai prochainement un petit extrait. 
A travers cette ardeur créatrice, Wagner, n'oubliait nullement l'importante question des commissions dont j'étais chargée ; il me les détaillait avec la plus grande minutie et il n'était pas facile à contenter en ce qui concernait la nuance très exacte d'un satin ou la finesse d'un parfum. 
Le premier acte est terminé; déjà l'esquisse du second avance.
Vous verrez, au deuxième acte, les charmeuses de Klingsor, fleurs de son jardin enchanté (tropique), qu'il cueille au printemps et qui vivent jusqu'à l'automne, pour séduire très gracieusement et naïvement, comme jeunes folles, les héros du Graal. Elles caressent Parsifal, lui tâtent les joues, le menton, comme des enfants qui folâtrent. Peut-être chanteront-elles, à cette mélodie : « Viens, viens, jeune héros, beau garçon », etc. Vous verrez et vous serez contente ...
La traduction s'achevait et j'annonçai à Wagner que j'en étais aux dernières pages. Le bon Dieu « donne » s'écria-t-il, qu'enfin les querelles traditionnelles, à cause du pauvre Parsifal, se passent. Croyez-moi, tout cela ne vaut pas tant peine.
Ce n'était pas mon avis et j'apportais toute mon attention à revoir et à parfaire la traduction. Quand je la crus au point, je courus à Bayreuth pour la soumettre au maître.
Il me sembla satisfait et ne trouva rien à reprendre. Dans une lettre, écrite à un tiers et dont je n'ai connu l'existence que tout dernièrement, il disait « Mme Judith Gautier m'a communiqué sa traduction (française) de Parsifal et cette version m'a semblé parfaite à tous les points de vue. » L'honneur de la langue française est donc sauf ! 
Judith GAUTIER
in Le Temps du 12 février 1914, pp. 3 et 4.

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