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Richard Wagner et la presse parisienne. Un article de Léon Leroy. (Février 1860).

Publié le 19 décembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandco
Richard Wagner et la presse parisienne. Un article de Léon Leroy. (Février 1860). Léon Leroy  (1832-1887)
Léon Leroy eut tout jeune sa révélation wagnérienne lorsque, le 24 novembre 1850, il assista au concert de la Société Sainte-Cécile où fut donnée la première exécution parisienne de l'ouverture du Tannhäuser. Ce soir-là, Léon Leroy, lauréat du conservatoire pour le piano et l'harmonie, alla demander au chef d'orchestre qui était l'auteur de cette oeuvre qui l'avait bouleversé. Par la suite, devenu chroniqueur musical, il ne manqua aucune occasion d'aller entendre ce qu'on pouvait jouer de Wagner à Paris.
En 1855. il devint chroniqueur de La Presse théâtrale, puis en 1858 de l'Europe artiste. C'est en 1859 qu'il rencontra pour la première fois Wagner à Paris, envoyé auprès du Maître par son ami Gaspérini, dans un épisode que nous avons déjà évoqué. Il est chroniqueur à la Nation à partir de 1863. On retrouve sa plume dans nombre de journaux où il se fait défenseur de la cause wagnérienne et pourfend volontiers ses ennemis. Ainsi de l'article que nous présentons aujourd'hui dans lequel il prend la défense de Wagner contre les journaux qui avaient vilipendé au début de l'année 1860 les orchestres de la salle Ventadour qu'avaient dirigé le maître en personne. Par la suite il sera responsable de la rubrique Le Monde musical dans la Liberté à partir de 1867 et chroniqueur à La Réforme à partir de 1869. En 1867, il participa à la revue L'Esprit nouveau de Gasperini, une revue qui contribua à la diffusion des idées wagnériennes. En 1868, il était à Munich où il couvrait la première des Maîtres Chanteurs pour le Figaro. A partir de 1869, il seconde Jules Pasdeloup en qualité de Secrétaire général au Théâtre lyrique et ira assister à la répétition générale du premier Or du Rhin à Bayreuth. Il assistera souvent au Festival de Bayreuth et, à Paris, il participera aux séances musicales du " Petit Bayreuth ", un cercle privé où on le retrouve comme pianiste interprétant des oeuvres wagnériennes. Il fut par ailleurs sous-préfet puis directeur d'une société de charbonnages, mais cela est une autre histoire, qui ne l'empêcha jamais de rester un fervent wagnérien attaché à la défense de la cause du Maître.
Léon Leroy avait, toute sa vie durant, réuni articles, papiers, correspondances, annoté maintes publications ayant trait au musicien qu'il admirait et même aimait du fond du cœur, malgré des refroidissements passagers, et c'est de tous ces documents que le fils de Léon Leroy, M. Maxime Leroy a tiré la matière d'un volume intitulé Les Premiers amis français de Wagner (AIbin Michel, 1925), introuvable sauf en antiquariat ou en bibliothèque.
Richard Wagner et la presse parisienne. Un article de Léon Leroy. (Février 1860).
Articles précédents mentionnant Léon LEROY
" Les premiers amis français de Wagner " de Maxime Leroy, une critique d'Adolphe Jullien. 1859. La rencontre de Wagner avec Léon Leroy et le ténor Roger. Une après-midi à Villiers-sur-Marne. 1868. Première munichoise des Maîtres chanteurs. La chronique de Léon Leroy du Figaro (1) 1868. Première munichoise des Maîtres chanteurs. La chronique de Léon Leroy du Figaro (2) Juin 1868. Trois français wagnériens à Munich, le pressentiment d'un adultère et une anecdote royale
Richard Wagner et la presse parisienne
[Un article publié par Léon Leroy dans L'Europe artiste du 5 février 1860.]
Bon appétit!  Messieurs !  Victor Hugo. 
L'effervescence qu'a causée dans le monde musical la présence de Richard Wagner à Paris, vient d'entrer dans une nouvelle phase. 
Il y a huit jours, la critique était muette encore, attendant que le moment fût venu de prononcer son arrêt. A part les démonstrations agressives que n'avaient pu réprimer deux on trois organes de la presse, l'attitude générale était à peu près calme. Les juges étaient, pour la plupart, armée jusqu'aux dents, comme s'il se fût agi de vaincre un nouveau Minautore, un nouveau monstre à sept têtes, comme le serpent de l'Argolide ; mais chacun se recueillait ; le silence s'était fait sur toute la ligne : évidemment on allait frapper un grand coup. 
Mais l'attente n'a pas été de longue durée. Peu de jours après le premier concert de Richard Wagner, la bombe a éclaté, et Dieu sait avec quelle violence, avec quelle furie ! Si ce n'est la discussion calme et raisonnable, la critique loyale, consciencieuse et éclairée, rien n'a manqué dans cette avalanche de malédictions, ni les injures, ni les sarcasmes, ni les jeux de mots, ni les assertions fausses. On s'est arrêté tout au plus à l'insulte et la diffamation ; encore, n'est-il pas bien sûr qu'on se soit décemment tenu à cette limite que tout écrivain qui se respecte se fera toujours un devoir de ne pas franchir. — Il faut dire, néanmoins, que si trois ou quatre journaux quotidiens et hebdomadaires se sont livrés, contre Richard Wagner, à des attaques dont la violence tient de la bouffonnerie, il en est d'autres, en revanche, parmi les adversaires du maître allemand, qui ont fait preuve d'une réserve dont il est juste de leur tenir compte. Nous y reviendrons tout à l'heure. 
Si l'on prend la peine d'examiner un peu la nature des arguments que certains critiques ont cherché à faire prévaloir dans le but charitable de démontrer que Richard Wagner est un insensé, un fou, on est péniblement surpris de voir jusqu'à quelles aberrations, à quelle absence complète de bon goût et de convenance les susdits critiques n'ont pas craint de se laisser aller. On tenterait en vain de trouver, dans les appréciations de ces aristarques (1) discourtois, l'ombre d'un raisonnement qui pût avoir quelque influence suc l'esprit d'un lecteur sérieux et impartial. Bien au contraire, d'un bout à l'autre de ces  comptes-rendus furibonds, on y sent la malveillance et le parti pris poussés à l'excès.  
Un journal spécial, entre autres, qui s'est fait depuis longtemps remarquer par son acharnement contree l'auteur du Tannhäuser, — bien qu'il affirme avoir toujours accueilli avec une extrême bienveillance tous les renseignements qui lui ont été adressés sur les oeuvres de Richard Wagner, — s'est signalé cette fois par une recrudescence d acrimonie qui n'a rien de parlementaire. Non content d'employer les épithètes les plus regrettables, il n'a pas hésité à dénaturer la vérité de certains faits qui, du reste, ne sauraient entrer en ligne de compte dans une discussion de ce genre. Ce ne sont pas là, comme on va le voir, les erreurs de critique incompétent ; c'est de la mauvaise foi, purement et simplement. 
Cc journal commence par dire que Richard Wagner a offert ses oeuvres au public, avec tout le prestige d'exécution imaginable. 
A moins que d'être hors d'état de faire la différence d'un bon et d'un mauvais orchestre, il est impossible de rien avancer de plus faux. Richard Wagner a réuni à grand'peine, non pas l'orchestre du Théatre-Italien en bloc, mais plutôt les débris de cet orchestre. Pour des causes que nous ignorons, les meilleurs solistes de la salle Ventadour, MM. Monnet (flûte), Triebert (hautbois), Paquis et Schlottmann (cors) ont fausé compagnie à Wagner, de sorte qu'on a dû recruter, çà et là, les éléments nécessaires pour compléter l'harmonie. Nous savons maintenant quel a été le résultat de ce recrutement précipité. Les instruments à cordes ont marché passablement, mais jamais instruments à vent n'ont été plus misérables et n'ont joué plus faux. Si c'est là ce qu'on appelle un prestige d'exécution, il est fort triste, et si notre confrère y a trouvé un charme quelconque, cela ne fait pas grand honneur à ses facultés auditives. 
Plus loin, le même journal parle de la vie politique de Richard Wagner, aven un tact, une bienséance et un à-propos des plus douteux. Le moment est mal choisi pour hasarder des digressions de ce genre quand on est appelé à donner son opinion sur les œuvres d'un compositeur ; et, en admettant qu'il soit très-intéressant pour le lecteur de rencontrer la biographie politique de Richard Wagner dans une chronique musicale, encore faut-il que ces détails soient exacts. Mais le biographe-critique n'y regarde pas de si près. 
Tout le reste de l'article dont nous parlons est modelé sur ces échantillons. Dans chaque paragraphe, on y remarque le même bon goût, la même délicatesse, la même bonne foi. L'auteur de cette longue philippique a bien voulu accorder quelque mérite à la marche du Tannhäuser ; mais sa miséricorde est très-restreinte, et il se hâte d'ajouter que Wagner a copié, pour ce morceau , la coupe d'Othello (?), qu'il devient italien, que c'est le seul genre vrai, acceptable. — Hors de là, point de salut! — Que Richard Wagner se tienne pour averti ! 
Si le terrible journal a daigné s'humaniser an instant en faveur du Tannhäuser, il reprend bien vite sa massue pour écraser, en trois lignes, l'introduction de Tristan et les morceaux du Lohengrin. «Tout cela est pitoyable, déplorable ; ce sont des DIFFORMITÉS musicales. "
 Voilà de la critique ! Enfin, comme conclusion, l'article se termine par ces mots : " La musique de l'avenir est désormais jugée et bien jugée à Paris. " Bien jugée nous semble au moins présomptueux. 
L'Opinion nationale a traité Richard Wagner avec la même urbanité, la même solidité d'argumentation, le même esprit de loyauté. MM. Escudier et Azevedo ont marché comme un seul homme et semblent parfaitement digues de s'entendre. 
M. Fiorentino, du Constitutionnel, ainsi que M. de Rovray, du Moniteur, se sont. de leur côté, montré d'une sévérité excessive ; mais lorsque M. Fiorentino se fourvoie dans ses appréciations sur la musique, il a au moins l'avantage de rester toujours un homme d'esprit, et c'est une ressource que bon nombre de ses confrères peuvent lui envier. D'ailleurs, en y regardant de bien près, on s'aperçoit aisément que M. Fiorentino n'est pas aussi méchant qu'il en a l'air ; car ses critiques à l'égard de la musique de Wagner reposent sur ces points principaux : — que le soir du premier concert, le foyer du Théâtre-Italien exhalait une forte odeur de choucroute et de pipe culottée, — qu'on remarquait dans la salle beaucoup de dames en corsages jaunes, ornés de guipures rouges, —que les accords de l'ouverture du Vaisseau-Fantôme sont farouches, ou donnent le mal de mer ; — puis quelques plaisanteries sur la conformation du visage de l'auteur. En somme, tout cela n'entraîne pas la condamnation de la musique de Richard Wagner ; c'est du badinage et rien de plus. Nous sommes convaincu que si M. Fiorentino est assez prévenant pour se munir d'un flacon de vinaigre aromatique, lorsqu'il devra réentendre le Tannhäuser et le Lohengrin, il ne sera plus indisposé par ces effluves de taverne dont il s'est et alors peut-être ses impressions sur la musique de Wagner seront sensiblement modifiées. 
Après avoir cité quelques-uns des journaux qui se sont montrés le plus hostiles à Richard Wagner, nous aurons la satisfaction de dire que cette hostilité n'a pas été absolument générale, et que si , d'une part, l'attaque a été systématique, passionnée et presque grossière, d'autre part la défense a été extrêmement chaleureuse. La Patrie, le Charivari, le Courrier du Dimanche, l'Entr'acte, etc., ont manifesté leur vive admiration pour les œuvres de l'auteur de Tristan. Ces journaux  pourraient dire à leur tour que la musique de Wagner est désormais bien jugée à Paris. — Mais maintenant qui a raison ? qui a tort ? On a traité Wagner d'insensé (ce qui, dans tous les cas, est peu poli) ; mais y a-t-il une nuance de justesse dans l'application de cette épithète, ou n'est-ce qu'un indice de la profonde ignorance d'un journaliste ? Si nous avions à prononcer en dernier ressort sur cette affaire, notre réponse ne serait pas dubitative ; niais c'est au public sainement éclairé qu'il appartient de trancher cette grave question ; encore y mettra-t-il le temps et la réflexion nécessaires. 
Déjà au deuxième concert, l'auditoire a fait répéter la Marche et le chœur du Tannhäuser, ainsi que la romance de Wolfram, du même opéra, chantée par M. Jules Lefort. Sans doute, cela est désolant pour les adversaires acharnés de Wagner; mais c'est un fait que les efforts de la plus sublime éloquence ne peuvent nier, et qui donne un premier démenti à tout ce que la malveillance et la mauvaise foi ont pu inventer jusqu'ici. 
Nous ne parlerons pas des mauvaises plaisant-ries auxquelles a donné lieu ce mot ridicule de musique de l'avenir. C'est un nom que les ennemis de Richard Wagner ont pu seuls imaginer, et, franchement, quand la critique en est réduite à s'attacher avec tant de persistance à une semblable puérilité, elle prouve bien son impuissance. Dans notre prochain article, à la suite du troisième concert, nous nous occuperons spécialement de la musique de Richard Wagner. 
Léon LEROY. 
(1) Un aristarque est, par référence au grammairien grec Aristarque de Samothrace, un critique minutieux et sévère

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