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A propos des fêtes de Bayreuth. Le rêve de Richard Wagner. Un texte de Villiers de l'Isle-Adam.

Publié le 29 décembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandco
A propos des fêtes de Bayreuth. Le rêve de Richard Wagner. Un texte de Villiers de l'Isle-Adam. Ce  texte fort curieux de Villiers de l'Isle-Adam parut le 20 août 1876 dans une feuille parisienne intitulée  Paris à l'eau-forte, actualité, curiosité fantaisie, dont le rédacteur en chef et l'éditeur était Richard Lesclide. Villiers le reprendra par la suite en l'augmentant considérablement d'abord en 1885 sous le titre La légende de Bayreuth qu'il fait paraître dans la Revue wagnérienne, puis en 1888 sous le titre La légende moderne, un texte qui fut publié dans ses Histoires insolites (Paris, Librairie moderne). Le texte rapporte des propos exaltés et prophétiques que Richard Wagner aurait tenus à Villiers "par un soir d'hiver" à Paris en 1861. A PROPOS DES FÊTES DE BAYREUTH 
II est des moments où l'Artiste éprouve une inextinguible soif du mépris de ses contemporains. Victime de l'un de ces instants, j'adresserai la question suivante à ceux qui liront ces lignes : 
- Peut-il être relevé, dans l'Histoire de l'Humanité, depuis l'expulsion de l'Éden, l'exemple d'un fait analogue à celui-ci :
En plein siècle de lumières, un homme, perdu au fond d'une mansarde de Paris, un étranger, un malheureux être mourant de faim et de misère, abandonné même « de son chien, » notifie ceci, par un soir d'hiver, à un brave homme souriant qui lui sert momentanément d'ami, sans doute à cause de quelques liards offerts pour avoir le droit de rire du drôle de corps qui lui parle :
- Ecoute : Qui suis-je? Un musicien, un crin-crin, le dernier des hommes, enfin, l'opprobre de la race humaine). -  Je te l'accorde, homme généreux! - Voici, nonobstant, ce que j'accomplirai d'ici une quinzaine d'années; (- et je te parle pour que tu ries et que, par suite, tu sois heureux un instant, ce qui est l'important pour toi,) - car j'aurais beau te parler durant toute l'éternité, - ta rate, ton âme et tes yeux, voire tes oreilles, entendraient à jamais toute autre chose que ce que je vais te dire, puisque l'on n'entend que ce que l'on peut écouter, - que ce que l'on a déjà entendu et que tu es un désert où le bruit du tonnerre même s'éteindrait dans la stérilité de l'espace.
- Est-y bête ! .... grommelle l'ami, pleurant de rire, et se plongeant dans quelque extase madrée et bonasse.
- Un jour viendra, où, rusé musicastre, j'accomplirai une chose inimaginable et inconcevable ! ... - Des hommes ont paru, dans mon Art divin, -  (pardon, je voulais dire dans ma partie!), - qui s'appelaient Orphée, Tyrtée, Sébastien Bach, Beethoven, Gluck, Rossini, Meyerbeer, Auber, Mozart, Grétry, – (Weber, mon maître, que j'oubliais!), - Berlioz, Bellini, Donizetti, Boieldieu, Pergolèse, Verdi, Haëndel. Ces hommes sont les vibrations de l'Harmonie dans le cœur de la race humaine. Eh bien, je suis, à moi tout seul, la somme de leurs âmes ; et ce que l'Humanité n'a jamais fait, même en millième partie pour aucun d'eux, l'Humanité le fera pour moi ; pour moi, que tous traitent d'insensé ! - Et cela en plein siècle de lumières, pour me servir de ton heureuse expression, mon éternel ami.
- Je contraindrai d'abord les rois, les empereurs victorieux, les princes et les ducs militaires à oublier leurs vieux chants de guerre, au fort de leurs victoires, pour célébrer ces mêmes victoires immenses et terribles avec les crins-crins de mon insanité ! ... Toutes les musiques de leurs armées n'en exécuteront pas d'autres à l'heure du triomphe Je les ferai venir des recoins de leurs royaumes, ces princes, et je les tasserai, par 40 degrés de chaleur, pendant quatre jours de suite, derrière le parterre d'un théâtre à ma manière, que je ferai construire aussi bien à leurs frais qu'à ceux de mes amis et ennemis ! ... Et ils viendront, laissant là les soucis politiques du Monde, à des heures solennelles ! ... De plus, je ferai venir, sur simple invitation, des confins de la terre, du Japon et de l'Orient, de la Russie et de l'Amérique, à raison de quatre cents francs la place, pour payer mon théâtre, dix ou douze mille individus, dans une petite ville que mon caprice immortalisera. 
Là, au bruit des canons, des cloches, des tambours, au flottement des bannières, ils arriveront. Pourquoi? pour entendre trente heures Ma mu-si-que! ... Pas pour autre chose. Et prêts à tous les enthousiasmes! Les critiques de tous les pays ! Amis ! Ennemis! Qu'importe ! Ils viendront ! pêle mêle! avec les rois! te dis-je, et les empereurs ! sans faire attention à autre chose qu'à Ma musique !  ... Ils braveront les distances, les naufrages, les dangers ; ils accepteront même d'être au milieu de ma patrie, les représentants d'une nation vaincue par la mienne et saignante encore, et de m'écouter (sourds aux bruits des toasts portés contre leur pays), - Ils abandonneront, pour ce voyage, femme, foyer, passions, intérêts financiers, – (fi-nanciers, entends-tu!) pour venir là, entendre quoi ? ... - Ma mu-si-que ! Et les plus grands artistes laisseront tous les théâtres pour venir la chanter !
Et après ces trente heures, trois fois répétées, après avoir dépensé trois ou quatre millions pour ces quatre-vingt-dix heures, Je détruirai le théâtre! Et chacun s'en ira dans sa patrie! Et trop heureux ! ...
Et tel est mon bon plaisir.
Oui, si l'on eût entendu Richard Wagner dire ceci à Monsieur un tel, il y a quinze ans, dans son taudis de la rue Saint-Roch, un soir d'hiver, -ou d'été, -franchement, est-ce que l'on n'aurait pas fait accourir, en toute hâte, un médecin pour le fourrer à Bicêtre, vu l'urgence?...-
Regardez aujourd'hui à Bayreuth !
Le rêve est accompli ! ... Au point de vue pratique, le seul qui soit estimé en France aujourd'hui en matière d'art, il faut avouer que si l'on a droit de rire, c'est de tout individu qui traitera de fou Richard Wagner, puisque voilà comment il traite les gens sérieux ! Et voilà comme ils lui obéissent. Que ceux qui prennent la peine de discuter fassent des économies de cris-cris, d'Amandas et de mère Angot et aillent discuter à Bayreuth ; autrement ils ne mériteront qu'un haussement d'épaules et le titre de farceurs.
Quant à parler des Nibelungen, on n'explique pas le bruit de la mer, des forêts, des montagnes et du vent; on n'explique pas le silence de la Nuit. Ça serait manquer de respect au lecteur. 
VlLLIERS DE L'ISLE ADAM.

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