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Edmond – Un grand talent implique de grandes responsabilités

Par Julien Leray @Hallu_Cine

C’est peut-être un détail pour vous, mais en soi ça veut dire beaucoup. On a allègrement, peut-être même trop, glosé sur la propension d’un certain cinéma français à se complaire dans ce que l’on a nommé le théâtre filmé. Comme pour mieux dire qu’après plus d’un siècle d’existence, le cinéma, pour certains du moins, devait toujours s’inscrire dans une démarche déférente envers l’art noble du spectacle et du dialogue que représente le théâtre. Une approche qui n’est pas sans soulever un certain paradoxe, dans la mesure où si elle reste tributaire des règles propres à ce dernier sans prendre en compte les spécificités (montage, ellipses visuelles) de l’art cinéma, elle nie bien souvent dans le même temps le dynamisme scénique à l’œuvre dans certaines pièces (une manière de ramener la notion même de théâtre à du champ-contrechamp, et à du cadre statique plan-plan), parmi lesquelles figure en bonne place un certain Cyrano de Bergerac. Quand le film d’auteur bourgeois (Christophe Honoré, Emmanuel Mouret) recycle le neuf pour faire du vieux, certains créateurs de la nouvelle scène française préfèrent, eux, s’approprier le vieux pour proposer du neuf. C’est en particulier le cas d’Alexis Michalik, figure phare du théâtre français contemporain, dont la pièce Edmond (Rostand, l’auteur de Cyrano, justement…) a, depuis 2016, cumulé les louanges et multiplié les récompenses. En première ligne, la fraîcheur de son écriture, l’inventivité de sa mise en scène, le dépoussiérage des canons. Bien qu’il s’agisse ici de son premier long, on n’en attendait donc pas moins de cette adaptation. Et force est de constater qu’Alexis Michalik ne s’est pas dérobé, en faisant montre, au moins visuellement, d’une véritable ambition.

Les premières minutes sont ainsi pour ce dernier l’occasion d’élargir le cadre. De poser les bases d’une reconstitution par endroits presque onirique, à la fois fidèle et volontiers fantasmée. Certes, les effets spéciaux (notamment sur le Paris de la fin du 19ème filmé en plan large) laissent quelque peu à désirer, certains décors et certains lieux (particulièrement lors des scènes en extérieur) n’échappent pas au syndrome « carton pâte », mais au fond qu’importe : moins une fin qu’un moyen, ces derniers offrent surtout à Michalik l’assise suffisante pour dresser le portrait d’un monde du spectacle en pleine ébullition, foisonnant, baignant dans une atmosphère singulière et intrigante. Exploitant au maximum les possibilités de son budget – confortable mais pas trop – de 8,5 millions d’euros (soit deux fois moins, à tout hasard, que Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon dieu ?), le metteur en scène met un point d’honneur à proposer des plans esthétiquement travaillés, où couleurs, costumes et textures sont avantageusement mis en valeur par une direction photo – une fois n’est pas coutume –plutôt soignée.

Légataire assumé des arts forains où la générosité et l’outrance ne sont pas les moindres des qualités, Edmond se veut respectueux de ses racines théâtrales, tout en convoquant l’héritage du cinéma des origines (Méliès étant, par exemple, explicitement cité), fait d’inventivité et de système D. S’il ne tutoie jamais les sommets ni la vision d’un Albert Dupontel, dont le Au revoir là-haut partage avec Edmond ce même amour de l’artisanat, du tangible, et du concret, Michalik tient le cap de sa vision jusqu’au bout, et donne visuellement tout.

Dans un effet de vases communicants inattendu, c’est en revanche plutôt du côté de l’écriture que les manques et les faiblesses se font finalement le plus sentir. Comme si le cinéaste avait soigné ce sur quoi il était attendu au tournant, au détriment de ce que l’on pensait acquis. L’humour et la maîtrise des ressorts comiques de Michalik ne sont toutefois pas à remettre en question. Convoquant tour à tour répliques bien senties, caricatures pétries de gaucherie, et happenings réussis (notamment dans sa gestion savamment rythmée des entrées-sorties des comédiens, pleinement théâtrales, mais jouant en même temps habilement sur le hors-champ), la plume de Michalik, de ce point de vue, fait toujours autant mouche, démontrant à nouveau son talent pour le rire et le bon mot.

Si les heurts du passage de la scène au grand écran sont à trouver, ce sera en fait bien plus du côté de la structure scénaristique, ainsi que de celui de la caractérisation des personnages et du sens qu’ils sont censés porter. Narrant (de manière fidèle dans l’esprit, mais libre dans les faits) la genèse et l’écriture de Cyrano de Bergerac, Edmond cristallise ses enjeux autour de la relation épistolaire entre Edmond Rostand (Thomas Solivérès) et Jehanne d’Alcy, jeune femme admirative de son travail qui deviendra bien vite sa muse, et qui se retrouvera au milieu d’un triangle amoureux, complété par le meilleur ami d’Edmond, Leo Volny (Tom Leeb), ardemment épris de cette dernière. Efficace d’un point de vue humoristique, de par ses contrepoints, les maladresses et les malentendus qu’elle convoque, cette histoire d’amour montre néanmoins ses limites, d’une part en raison de sa prépondérance parfois artificielle (la séquence pendant laquelle Edmond cherchera à retrouver Jehanne avant Leo dans un hôtel de province n’apportant, par exemple, pas grand-chose au propos), mais aussi en sacrifiant au passage celle qui aurait dû peser davantage sur les problématiques et les tourments tiraillant Edmond Rostand : sa femme, Rosemonde Gérard (Alice de Lencquesaing). Poétesse et comédienne, elle ne sera pourtant dépeinte dans le film qu’en tant que femme au foyer. Au caractère bien trempé, certes, mais ce qui reste bien trop peu eu égard à son bagage, ses compétences, et ses capacités. L’éternel rôle de la femme blessée, mais compréhensive, face au génie ayant préséance de son mari ; derrière tout grand homme, il y a une femme, on l’aura compris… L’arbre qui cache la forêt, tant la place accordée à l’ensemble des femmes du film s’avère sinon rétrograde, au moins tristement stéréotypée. Une énième fois, c’est aux rôles de l’hystérique de service (Mathilde Seigner), de l’amoureuse transie (Lucie Boujenah), et donc de la trahie bienveillante que les femmes sont ici cantonnées, jamais motrices, encore moins sujettes à briller. Si la caricature peut un tant soit peu justifier le personnage de Maria Legault et son biais volontiers outrancier, les deux autres ne dupent personne de par leur traitement très premier degré. On pourra bien sûr plaider la bonne foi, la maladresse, ou encore faire valoir le contexte social de la fin du 19ème siècle. Reste que Michalik, autant dans sa mise en scène que dans sa vision du théâtre, se fait trop contemporain par ailleurs pour que l’excuse de la fidélité historique puisse tenir.

Lorsqu’Edmond Rostand, à la lecture d’une lettre de Jehanne d’Alcy, déclame « elle a de l’esprit cette petite », sans que le dialogue ne soit à ce moment-là amené d’une quelconque manière comique, ou pour mettre en exergue le caractère antipathique et égocentrique du personnage, c’est alors moins une caricature critique qu’un paternalisme bonhomme (un peu condescendant, pas forcément méchant mais lourdaud, du reste irritant) qui se fait jour. Auteur de talent, Alexis Michalik n’a manifestement pas (consciemment ou non) jugé bon de s’inscrire, sur ce plan, dans l’ère du temps. Ce qui reste d’autant plus dommageable qu’un brin de progressisme n’aurait à coup sûr pas nui ou amoindri les ressorts comiques du récit. Mieux, ils en seraient sûrement sortis grandis. Alors que le rire n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est partagé, il est dommageable qu’en 2019, la moitié du public, du moins en terme de message, soit une nouvelle fois laissée de côté. « Riez avec nous, en grande partie de vous ».

Pour l’heure, il faudra donc se satisfaire d’une comédie globalement efficace qui, pour un premier film, se montre bien tenue, mais qui sous des oripeaux modernes et par certains côtés rafraichissants, reste d’un classicisme désarmant. Avec cette sempiternelle dose de misogynie ordinaire dont on pensait son auteur à l’abris. Au regard de son potentiel, c’était presque le minimum requis. Prochaine fois peut-être. Le bénéfice du doute est encore permis.

Edmond_bande_annonce

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