Magazine

La queue de Mickey

Publié le 05 mars 2019 par Alexcessif

La queue de Mickey
Je dois avoir quatre ans. 
Je suis sur le porte bagage du vélo de mon père et il fait nuit. 
Il y a un objet au bout de ma jambe gauche qui tape à intervalle régulier et me renvoie ce bruit amorti dans les oreilles qui me réveille. Il me faudra quelques minutes pour associer le bruit à la sensation et encore quelques minutes pour regarder ce qui intrigue mon cerveau endormi. Après plusieurs tentatives de réglage du système visuel, je vois mon pied rebondir contre les voitures en stationnement. L’intervalle régulier correspondant à l’écart entre les voitures où je me rendormais. 
Je ne suis pas un être vivant. 
Je suis un meuble encombrant que l’on déplace chez la grand-mère parce que maman et papa travaillent. Je n’ai que quatre ans mais je ne rentrerai jamais dans la secte des vivants avant un bon café. 
J’ai six ans et une frangine de quatre. 
Les parents ont compté sur la table de la cuisine les billets et les pièces, surtout des pièces, pour aller à la fête foraine de la place des quinconces. Pour nous, c’est la sortie du dimanche et de l’année en concurrence directe avec noël. Nous y sommes ! Tour de manège, Mickey et compagnie et un coup à la loterie pour les parents, un chichi chacun, enfin juste nous, les mômes. On ne le sait pas encore, pas plus que nous ne connaissons la valeur de l’argent, mais on sent que ça serre un peu et que la fête est bientôt finie.
Reste une piécette que l’on misa sur moi, l'aîné, le garçon, l’espoir. Papa m’expliqua que si j’attrapais la queue de Mickey il y aurait un tour gratuit pour ma petite sœur. Pour moi c’est un brouillard de paroles et musique où se mêlent l’enjeu de mon père, la voix du magicien qui fait tourner le manège, qui envoie et connait la musique, qui fait voler Mickey et qui répare sa queue. C’est parti et c’est horrible ! 
Un choc, une accélération, trouble ma vision et ma stratégie de contemplatif avant d'agir. Trop vite, trop haut, la peluche vole au dessus des marmots braillards. Hors de ma portée, je vois la queue de la souris géante disparaître avec un claquement effrayant dans la menotte de mon voisin. Le chauffeur de notre camion de pompier vient de lâcher le volant pour se lever et s’en saisir. J’ai senti la boule de poils synthétiques frôler ma joue pendant que j’évitais la collision avec le vélo, l’avion, la moto, l’hélicoptère et le remorqueur qui encombraient notre route. Mickey revint avec une queue toute neuve. Loin de me féliciter pour mon coup de volant, papa avait l’air furieux. Le temps de comprendre pourquoi la direction du camion était cassée, je sentis le futur tour de manège de ma sœur dans ma main comme par miracle. 
Deux ans après la connexion lente de mon pied jusqu’à mon cerveau à califourchon sur la bécane paternelle, j’avais fait assez peu de progrès sur le rôle de la décision dans le complot de la pensée contre l’action. 
Il y avait deux obstacles sur le chemin de mes réflexes : la douce sensation de la fourrure glissant comme une caresse entre mes doigts et le bruit sinistre de la mutilation que je provoquais. 
L’ordre à donner d’une main qui se referme et les conséquences de la queue arrachée, subissait l’inertie de mon plaisir ou bien de mes scrupules. 
J’allais avoir du temps pour résoudre cette énigme car l’attente du bus pour rentrer à la cité de la rue Pascal Lafargue me sembla un peu longuette. 
L’écho de cette phrase définitive « — qu’il est con ce drôle ! » accompagna comme un refrain la ritournelle d'une enfance où je n'aurais de cesse qu'à éviter les responsabilités


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Alexcessif 80 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte