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Les mouchoirs blancs de Séville et les toros gris, par Dominique Fournier

Publié le 06 mai 2019 par Slal


Villamanrique de la Condesa, le 5 mai 2019

Les mouchoirs blancs de Séville et les toros gris

Dominique Fournier

On le sait, les dompteurs n'ont désormais plus guère le droit de se produire dans les cirques. Fini le temps de ces messieurs (dames) s'efforçant de faire apprécier toute la difficulté que représente le fait d'affronter un animal sauvage patiemment domestiqué dans une enceinte fermée. Oh, les accidents émaillaient parfois ce genre d'événement, et les petits et les grands, même s'ils ne venaient pas pour cela, aimaient à se faire peur devant ce spectacle répété tous les soirs (en matinée également, pour les plus petits). On peut se demander si, certains jours, la Maestranza de Séville n'a pas choisi de prendre le relais des grands cirques enchanteurs où le spectacle consiste à faire du joli avec l'idée un peu surannée que les gens de la ville se font du sauvage.


Le 3 mai, un vendredi, était annoncée une corrida de Nuñez del Cuvillo avec des matadors de prestige. De ceux qui "remplissent les arènes". Vers 9 heures du soir, notre patience avait été sérieusement malmenée par sept exemplaires d'une affligeante médiocrité ; une vingtaine de minutes plus tard, les gradins disparaissaient derrière une mer de mouchoirs blancs devenus fous.

J'avais galamment prêté le mien à ma voisine qui, alors que je fixais un peu trop longtemps la pointe de mes chaussures, finissait par m'avouer, devant mon incrédulité, qu'elle avait vu le président de la course concéder la seconde oreille, et que les spectateurs réclamaient encore autre chose. La queue, le tour de piste posthume au bovin ? Et pourquoi pas la lune ? Eh bien, nous n'en étions pas loin. L'arène était blanche, et il ne restait dans la foule que quelques malheureux à quêter le regard d'un éventuel complice perturbé par le délire ambiant.

Il faut dire que nous en étions à notre huitième animal, et il paraissait évident depuis un trop long moment que les jours de la ganaderia responsable du fracaso étaient comptés. Sept bovins pitoyables, sans force, et dans lesquels il aurait été inutile de rechercher la moindre trace de caste, de bravoure, de cette sauvagerie venue du fin fond de la Nature qui légitime la tauromachie. Deux d'entre eux étaient rentrés vivants ( ?) au corral ; on se demande encore pourquoi leurs congénères n'avaient pas subi le même sort honteux. Le huitième donc, Encendido, negro mulato de 555 kilos, tombe entre les mains de Roca Rey. "Tombe" est d'ailleurs bien le mot, car ce fut une grande part de l'art du torero d'empêcher son partenaire de céder à ce besoin naturel qui le poussait à s'affaler sur le sable. De pique, il n'en fut pratiquement pas question (comment ne pas retenir les applaudissements d'une partie des spectateurs saluant la délicate attention du picador en cette occurrence) ; on s'interrogea ensuite sur les motivations de Roca Rey au moment de se lancer dans un quite dénué du moindre intérêt. Mais quand toute suggestion de danger éventuel fut totalement écartée, alors commença le travail formidablement efficace, élégant parfois, du torero péruvien soignant sa posture et son habileté à faire passer les cornes au plus près du corps.

Les sages n'ont pas manqué à la sortie pour me confier combien il était difficile de toréer avec une telle lenteur. Certes, mais le torero n'avait-il pas surtout pris habilement le rythme d'une bête chez qui aucune hâte ne transparaissait vraiment. Ce fut presque un miracle de voir Roca enchaîner, entre autres détails précieux, quatre magnifiques passes en rond sans qu'on ressente d'hésitation chez son partenaire. Des ornements de l'homme (on est bien au spectacle, n'est-ce-pas ?) destinés à meubler les temps morts permettant à l'animal de reprendre le peu de souffle qu'il avait encore on passait à des échanges des plus gracieux. L'intimité était telle entre ces deux-là que les spectateurs paraissaient se transformer en voyeurs enfin libérés d'une longue période de disette.

Et puis, quelle estocade ! La mort, une offrande réciproque, la conclusion heureuse de ce qui, pour le public du jour, eut le bon goût de n'être jamais un combat. N'en pouvant plus, l'animal s'écroula aussitôt, la lumière encendida vacillait, avant de se redresser un instant pour s'abattre bien vite. Du grand art, une manière noble de saluer son complice, et de complaire au plus grand nombre, plus que jamais fasciné. La presse "spécialisée" locale ne s'y trompa d'ailleurs pas, qui salua le lendemain "el gran toro", sans la moindre flagornerie (du moins on le suppose)...

Pour l'éleveur, le miracle venait de s'accomplir. Le public privilégié de cet événement social important dans la vie sévillane, et les toreros de pointe, allaient continuer à réclamer la programmation de tels lots sortis d'une fabrique à grande échelle. On s'assurerait toujours ici ou là un ou deux faenas de ce genre pour que les figuras fassent la une des journaux, les vendeurs trouvent des débouchés inextinguibles à leurs productions de masse, et les gens bien aient l'envie de se montrer.

Corretón, nº42, Victorino Martín

Le lendemain, l'ambiance avait changé dans les bars de l'après-corrida, le public s'était en partie transformé en groupe d'aficionados, et chacun racontait son bonheur d'avoir assisté à une corrida de toros. Les toros, tous cardenos, d'un gris profond, étaient de Victorino Martin, ils avaient été bravos, encastés, loin d'être sots, fiers, bons ou moins bons, mais toujours des toros. Les toreros n'étaient pas de ceux à faire des manières, ils n'avaient pas besoin de faire semblant, ou de se découvrir une âme de dompteur. Antonio Ferrera, Manuel Escribano et Emilio de Justo avaient su lidier, avec certes une justesse approximative pour certains, ils avaient eu à cœur de respecter leurs adversaires toros, faire honneur à leur profession, respecter le respectable. Un grand moment de toros !

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