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Musiques alternatives (5) : Maroc

Publié le 14 juillet 2008 par Gonzo
Musiques alternatives (5) : Maroc
La "fusion", au Maroc, c’est de l’histoire très ancienne puisque les premières tentatives entre les multiples traditions musicales locales et tout qui ne s’appelait pas encore la world music remontent à plus d’un demi-siècle : l’écrivain mais aussi compositeur américain Paul Bowles s’installe à Tanger en 1947 et reçoit la visite des poètes de la beat generation Allen Ginsberg, William Burroughs…
Un peu plus tard de très grands noms viennent aux sources, réelles ou imaginées, de leurs musiques : parmi bien d'autres noms, Brian Jones, le guitariste des Rolling Stones en 1969 bien entendu, mais aussi, côté (free) jazz, Ornette Coleman en 1973 et tout récemment Archie Shepp. Bien avant eux, c’est moins connu, il y avait eu le très grand pianiste Randy Weston ouvrant à Tanger, dès 1967, The African Rhythm Club.
Au cœur de ces rencontres musicales, la musique séculaire des gnawas, réinterprétée notamment par deux groupes qui continuent, trente ans plus tard, à faire référence sur la scène marocaine et même bien au-delà : Nass El Ghiwane (déjà évoqué dans ce billet et Jil Jilala, dont le nom fait référence à un mystique du XIIe siècle, fondateur d’une confrérie soufie.
Cependant, à l’image des autres pays visités dans ces chroniques, une jeune génération a fait surgir depuis une autre scène. Comme ailleurs, le phénomène remonte à une dizaine années, lorsque deux passionnés, Hicham Bahou et Mohamed "Momo" Merhari créent en 1978 à Casablanca un festival sans équivalent à l’époque, L’Boulevard.Musiques alternatives (5) : Maroc
Dix éditions plus tard, L’Boulevard a pris du poids : quatre jours de musique, par thème (électro, rap, rock/métal, fusion), autour d’une "compétition" qui est surtout un prétexte à donner à la génération montante l’occasion de jouer et de progresser.
Musical et plus largement artistique (chaque année voit l’édition d’un numéro du L’kounache – cahier en marocain – une publication qui recueille l’avant-garde graphique locale), l’événement est aussi un phénomène de société. Plusieurs centaines de milliers de spectateurs pour une manifestation qui occupe désormais le grand stade de l’Etoile et qui a même essaimé, pour le Tremplin (réservé aux jeunes formations) vers Rabat. Phénomène de société également parce que L’boulevard est aussi une sorte de manifeste pour tout une jeunesse qui, à travers cette rencontre, affirme son existence et son rejet des générations plus anciennes
Lancé en 2007, un slogan affiché sur les Tee-shirts portés par la jeunesse marocaine branchée résume le tout dans une formule qui fait fureur : H’mar wa bkheer (حمار وبخير : ma traduction favorite, "bourricot bien dans sa peau !"). Un trio de jeunes stylistes commercialise même génialement le "concept" en créant une société dont le nom est une vraie trouvaille linguistique : "Stounami", comme un "tsunami de stoun", variante locale du stoned qui imprègne la culture musicale du pays depuis les premières expériences de "fusion".
La variante (ou plutôt les variantes) locale de l’arabe joue d’ailleurs un rôle considérable dans un mouvement musical et culturel qui, tout en assumant sa filiation avec les courants mondiaux, revendique son originalité et son authenticité notamment par le biais de la langue. Cette "contre-culture" s’est même donné un nom en marocain, "nayda" (نيضة ?), pour dire quelque chose comme "la fête" (voir cet article sur un blog francophone par ailleurs très riche).
Toutes sortes de courants musicaux nourrissent cette "nayda" (le mot peut se lire également comme un synonyme de "réveil") mais le plus important d’entre eux, le plus visible, est sans nul doute celui du rap, qui connaît dans le monde arabe, comme on l’a vu dans d’autres billets de ce blog, un développement spectaculaire.
Initié dans la ville de Meknès, rendu célèbre par des interprètes tels que Taoufik Hazeb, dit "Bigg", dit "El-Khasser" (الخاسر : grossier, mal élevé, en référence aux paroles de ses chansons), le rap a trouvé son public au Maroc. Tellement d’ailleurs qu’il connaît peut-être aujourd’hui ce qu’il a connu ailleurs, à savoir une récupération commerciale qui lui fait perdre souvent une bonne partie de ses aspérités en gagnant par exemple les plateaux des chaînes de télévision, ou des festivals tels que Mawazine, grosses machines bien plus commerciales que militantes.
Récupération économique donc mais, à dire vrai, plus encore politique car la scène artistique marocaine est, comme dans la région, une arène politique où se disputent plusieurs conceptions de la légitimité culturelle. En affichant son cosmopolitisme, ses références "occidentales", y compris en y associant une profonde et parfois très virulente affirmation identitaire locale, le phénomène nayda est aussi un manifeste politique, celui d’un Maroc persuadé d’incarner la modernité et l’ouverture face à cet autre Maroc de l’islam (de l’islamisme), gardien d’un "authentique passé" menacé par la mondialisation.
Dans ce contexte, inviter tel ou tel chanteur, soutenir, d’une manière ou d’une autre tel ou tel courant musical n’a plus rien d’innocent. Après beaucoup de discussions autour de la participation de vedettes de la scène dite alternative à des manifestations patronnées par certains partis politiques, et plusieurs interventions de responsables politiques en faveur d’un courant musical décidément de moins en moins marginal, une récente initiative royale fait craindre aux puristes une inévitable récupération politique et artistique du mouvement alternatif.
Fer de lance du courant progressiste, le magazine Telquel, se réjouissait ainsi du "coup de pouce" royalement donné en juin dernier par les autorités du pays qui ont accordé un soutien financier (15000 à 20000 euros) aux "jeunes groupes prometteurs ayant hissé leurs productions au rang de la créativité" (sic!).
Dans son éditorial, Ahmed Benchemsi explique toutes les conséquences positives d’une telle décision par rapport au développement du secteur musical et pour l’image du pays. Mais il commence par en souligner la nature politique, en expliquant que ce soutien aura pour effet de "remettre les pendules à l’heure" face aux "islamo-populistes [qui] ne cessent de faire des cartons sur les festivals musicaux et les groupes marocains qui s’y produisent"…
Bravo et merci, Majesté, conclut l’éditorialiste. C’est sans doute vrai de son point de vue, politiquement parlant s’entend. Mais musicalement, il n’est pas certain que la nouvelle scène musicale marocaine en profite beaucoup.
Ce billet est trop long pour entrer dans le détail de ce qui se passe sur cette scène musicale mais les lecteurs francophones ont, sur internet, toutes sortes de ressources. Les plus intéressantes me semble-t-il : Nextline, Raptiviste, rap-bladi plus commercial, et le plus militant, Marockmagazine, malheureusement off-line en ce moment.
La vidéo du jour, pas vraiment dans le genre "islam et bourricots" tellement apprécié des médias français : la bande-annonce d'un documentaire réalisé par Farida Benlyazid. Il donne un avant-goût percutant du L'Bouvevard et de la nouvelle culture marocaine des Ouleds (enfants) de Casa et d'aileurs... A voir !

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LES COMMENTAIRES (1)

Par Pompon
posté le 15 septembre à 11:53
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Merci pour l'article! Petite erreur: le festival a été créé en 1998, pas 78 :-)

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