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Rouge. Art et utopie au pays des Patrons

Par Balndorn

Rouge. Art et utopie au pays des Patrons

Gustav Klucis – Millions de travailleurs © Collection du musée national des Beaux-Arts de Lettonie-jpg


Depuis le 20 mars dernier, le Grand Palais consacre une vaste rétrospective aux arts soviétiques, d’Octobre à la Seconde Guerre mondiale. Étant donné le caractère très officiel de l’institution, porte-parole de la doxaen matière artistique, l’exposition vaut cas d’école. Quel regard un haut-lieu de l’esthétique bourgeoise porte-t-il sur cette période d’effervescence révolutionnaire ?
La fabrique du discours officiel
Pour qui connaît un tant soit peu le bouillonnement soviétique des années 20 – et votre serviteur, qui eut au programme de cinéma du concours d’entrée à l’ENS « Le cinéma soviétique des années 1920 », le connaissait bien –, l’exposition n’apprendra rien de nouveau. On aura cependant le plaisir de se gausser du « kitsch d’État » du réalisme socialiste de la décennie suivante, présenté dans la seconde partie du parcours, moins connu en France que les expérimentateur·rice·s de l’immédiat post-Octobre.C’est bien là le problème. Depuis la déstalinisation de l’URSS, on a réhabilité des génies sciemment ostracisés ou poussés au suicide durant les pires heures du stalinisme, comme Rodtchenko ou Maïakovski. Sauf que c’était il y a une cinquantaine d’années. Entretemps, le discours officiel n’a pas changé. Il divise la période en deux catégories : les joyeuses années 20, ou l’utopie d’un « art dans la vie » ; et les tristes années 30, qui voient le triomphe de « la vie rêvée dans l’art » au détriment d’expériences formelles. Après un instant d’utopie artistique, le retour du bâton de l’art officiel. Les gentils artistes rebelles contre les méchants exécutants dociles.Certes, la division chronologique a du sens, puisqu’on sent un très net basculement à partir de 1929, date à partir de laquelle le nouveau pouvoir stalinien évince non seulement ses ennemis politiques mais aussi les artistes trop singuliers au profit de tâcherons du réalisme socialiste. Toutefois, plutôt que de penser en termes de ruptures, l’Histoire invite à réfléchir par continuités. Lorsque l’exposition s’y prête, elle débouche sur ses meilleures pièces. Ainsi des trajectoires parallèles d’Alexandre Deïneka et d’Alexandre Samokhvalov, nourries à leur début des expériences plastiques du constructivisme et du collage (comme dans La Construction de nouvelles usines) et virant, à mesure que s‘impose Staline, vers un art solaire néo-impressionniste. En témoignent les saisissants Komsomol militarisé, surprenante préfiguration de la résistance populaire durant l’invasion allemande, et La Grande Baigneuse, où le corps nu d’une femme géante suscite davantage l’admiration sportive que le fantasme érotique.

Rouge. Art et utopie au pays des Patrons

Alexandre Deineka – La construction de nouvelles usines © Adagp, Paris, 2019 / photo Collection de la Galerie nationale Trétiakov, Moscou -jpg


De l’Art pour l’Art à la légitimation du capitalisme esthète
Mais la plupart du temps, elle se contente soit de porter aux nues les audaces visuelles des années 20, soit de dresser des cabinets de curiosité comiques, telle la risible dernière salle, qui concentre le meilleur du pire de pompeux tableaux à la gloire de Staline. Or, qu’attend-on d’une rétrospective, près d’un siècle après les faits incriminés ? Certainement pas qu’elle verse encore dans la polémique en se contentant de tourner en ridicule toute une production, sous prétexte qu’elle appartient au camp des vaincus. On espère davantage qu’avec le temps, les passions s’adoucissent, et qu’enfin on puisse porter un regard plus mesuré sur chaque période étudiée.Par exemple, on loue l’inventivité des œuvres de propagande d’un Gustav Klucis, où la forme tapageuse a pour but d’être comprise d’un peuple souvent analphabète. Mais sait-on vraiment quel était leur degré d’efficacité ? De manière générale, a-t-on calculé l’efficience réelle des avant-gardes au-delà de leurs fracassants manifestes ? Et inversement, au lieu de taper à tout crin sur le réalisme socialiste, a-t-on comparé son taux de pénétration dans la nouvelle société soviétique par-rapport aux avant-gardes antérieures ? À ces questions, je ne prétends pas détenir de réponses. Je m’interroge seulement sur l’existence de ce système de deux poids deux mesures, impropre à une analyse en histoire de l’art. On ne peut pas d’un côté juger des œuvres exclusivement sous l’angle artistique et de l’autre catégoriser les suivantes comme des productions inféodées au politique. In fine, cette grille de lecture reproduit le vieux credo de l’Art pour l’Art. D’une part, les « vrais » artistes martyrs des années 20, dont l’expérimentation formelle vaudrait pour elle-même ; et d’autre part, les « faux » artistes des années 30, à l’art soi-disant corrompu par sa proximité avec le pouvoir politique. Je n’ai pas une expertise d’historien sur le sujet, mais de cela au moins je suis certain : je doute que des artistes ouvertement communistes comme Eisenstein, Meyerhold, Stepanova ou Tatline aient apprécié qu’on ôte la dimension politique de leur art et qu’on les classe au côté des artistes bourgeois de l’Art pour l’Art qu’ils exécraient tant.Somme toute, l’exposition nous en apprend plus sur notre propre regard que sur ce que fut le moment soviétique. Le régime artistique dominant, inséré dans le système socio-économique capitaliste, survalorise une esthétique vaguement agrémentée de messages politiques – tolérés tant qu’ils ne remettent pas en cause la main qui a nourri l’artiste. Rien d’étonnant donc à ce qu’une institution comme le Grand Palais, acteur majeur de la production des discours artistiques en France, dissocie engagement politique et créativité plastique. Voyageant au pays des Soviets, on découvre on ne peut mieux notre pays de Patrons.

Rouge. Art et utopie au pays des Patrons

Lénine en promenade © Adagp, Paris, 2019 / photo Musée Central des Forces Armées, Moscou


Rouge. Art et utopie au pays des Soviets, au Grand Palais jusqu’au 1erjuillet 2019
Maxime
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