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La vengeance du pied fourchu : 6

Publié le 15 juillet 2008 par Porky

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La foire commença.

Elle devait durer une semaine, débuter le dimanche et finir le dimanche suivant. Dès le jeudi, les premiers marchands arrivèrent. Monsieur le Maire, conscient de l’importance de l’événement, avait réservé pour les forains le grand pré communal qui s’étendait à quelques mètres de sa maison sur plusieurs centaines de mètres carrés. Il y avait là de quoi garer les chariots, monter les étals et laisser de larges passages à la foule qui allait se déverser continuellement sur le pré pendant une semaine.

La foire de notre village était très connue dans la région. Elle attirait chaque année de nombreux visiteurs et permettait aux deux auberges de faire le plein de clients pendant ces sept jours de grande animation. D’habitude, Missia adorait cette période qui permettait de rencontrer des gens, de discuter avec les marchands, voire de se lier d’amitié avec certains. C’est ainsi que la maison familiale recevait des invités à chaque foire, toujours les mêmes, et Marie hébergeait deux marchands et leurs femmes moyennant une petite rétribution financière, dérisoire au regard des prix qu’affichaient les auberges. D’ailleurs, nombre de forains préféraient loger chez l’habitant plutôt que passer les nuits dans des chariots inconfortables et cela d’autant plus que le loyer demandé n’était jamais excessif.

Madame La Mairesse détestait cette période de l’année. D’abord parce que son maire de mari n’était jamais à la maison, toujours à se balader entre les étals et à réclamer l’avis des marchands sur l’organisation et tout le tremblement ; ensuite, parce que la proximité de ce champ envahi par cette faune cosmopolite la mettait très mal à l’aise et lui donnait des sueurs froides quant au devenir de son argenterie, de ses coussins brodés et de ses tapis pompeusement nommés « tapis d’Orient » mais qui n’était orientaux que dans l’imagination débridée de la belle Catherine.

Adonc cette dernière ordonnait-elle que pendant toute la durée de la foire, les volets fussent hermétiquement clos, les portes fermées à double tour et interdisait aux servantes de faire sécher le linge dans le jardin. « Prudence est mère de sûreté, disait-elle. D’ici à ce qu’un de ces marchands trouvent mes draps plus beaux que les siens et ne se mette en tête de les vendre, il n’y a qu’un pas à franchir. » Sa méfiance, qualifiée de « délirante » par son mari, de « stupide » par sa mère, « d’insensée » par sa sœur tapait sur les nerfs de tout le monde, et surtout de la domesticité, obligée de vivre jour et nuit dans une obscurité que seules les lampes à pétrole permettaient vaguement de dissiper. Quant à son coffret à bijoux, Madame la Mairesse refusait de s’en séparer même pour aller au petit coin et dormait avec son trésor caché sous son oreiller, ce qui lui provoquait d’affreuses douleurs de cou, mais c’était le prix à payer pour une (très) relative tranquillité.

Cette année-là, Missia vit arriver les marchands avec une appréhension que rien ne put dissiper, pas même Martin. Il avait beau essayer de lui faire entendre raison, lui rappeler que seul un collier d’émeraudes pouvait déclencher le signal « danger », elle refusait de se laisser apaiser. Les marchands n’étaient pas en cause, elle les connaissait à peu près tous. C’était les visiteurs qui l’inquiétaient grandement. Et plus encore les visiteuses. Elle allait devoir passer son temps à arpenter le pré communal en espérant ne point y découvrir de dame arborant un collier d’émeraudes. Et pour couronner le tout, Martin allait sans doute bientôt partir, la période de la transhumance approchant. Il devait mener son troupeau bien plus haut, dans les alpages, et n’en redescendrait qu’au début de l’automne. Elle serait vraiment toute seule pour faire face à la menace que le diable faisait peser sur elle.

" Voyons, lui dit Martin un jour qu’elle envisageait de l’accompagner dans son alpage, sois raisonnable. D’abord, ma cabane est trop petite pour deux, ensuite je ne veux pas que tu sois en butte aux commérages qui vont se déchaîner si on apprend que nous vivons là-haut seuls tous les deux. » « Et enfin, tu préfères me voir morte et damnée, c’est ça ? » rétorqua Missia de sa voix la plus aigre. « Et enfin, termina patiemment Martin, je te rappelle que ton aïeule a bien su trouver mon saint patron quand elle a eu besoin de lui. Tu n’es pas plus sotte qu’elle, sinon moins. »

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 La première Missia qui, invisible, assistait au dialogue avec un large sourire aux lèvres sursauta en entendant les derniers mots et faillit gifler l’insolent. Puis elle se rappela qu’une claque de fantôme n’avait jamais fait de mal à quiconque et attendit la suite de la conversation pour, éventuellement, se manifester.

« C’était un autre temps, répliqua Missia la descendante. Il était plus facile d’avoir recours au surnaturel qu’à notre époque. » « Sauf que tu pouvais finir brûlée », rappela Martin et Missia l’Ancienne hocha la tête d’un air approbateur. « Mais elle, au moins, elle savait comment agir, murmura la jeune Missia. Elle connaissait le visage de son ennemi. Moi pas. Je ne sais pas comment et quand il risque de se manifester et s’il va même se manifester un jour. Après tout, son plan est peut-être de m’empoisonner la vie par la peur jusqu’à la fin de mon existence. » « Possible, admit Martin et le fantôme hocha la tête une fois de plus. Mais pourquoi l’émissaire de Satan aurait-il alors évoqué un collier d’émeraudes ? D’ailleurs, en y réfléchissant, un collier n’est pas forcément fait pour être porté. Peut-être le Rêveur de l’Enfer parlait-il d’un bijou enfermé dans un coffre… » « Cette fois, je le gifle », pensa l’Aïeule. Et une soudaine rafale de vent emporta le chapeau de Martin, lequel se mit à courir pour le rattraper. « Il avait bien besoin de lui dire ça, cet ahuri ! Quoique… Finalement, ce n’est pas si bête. Prévenue, elle fera d’autant plus attention… »

En fait, cette hypothèse n’avait pas échappé à notre sagace héroïne. Mais l’entendre prononcer à voix haute lui déplut fortement. Aussi se leva-t-elle dignement, défroissa-t-elle sa jupe d’un grand geste de la main et tourna-t-elle les talons, bien décidée à laisser tomber ce fiancé indigne qui non content de ne savoir apaiser ses craintes, trouvait encore le moyen de les exacerber avec des propos certes exacts mais qui n’auraient jamais dû franchir les lèvres d’un véritable bien-aimé.

« Stop, ma fille !  dit Missia The First. Tu vas l’écouter jusqu’au bout." Et Missia s’immobilisa, ayant déjà oublié pourquoi elle partait alors que Martin revenait vers elle, son chapeau à la main.

(A suivre)


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