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Echec du sauvetage d’un producteur de lait breton par un groupe chinois

Publié le 21 juin 2019 par Infoguerre

Echec du sauvetage d’un producteur de lait breton par un groupe chinois

Le 7 avril 2011, une dépêche de l’agence Reuters titre : « Sodiaal négocie un contrat en Chine ». Il est précisé que la coopérative laitière Sodiaal est sur le point de signer un contrat avec le fabricant chinois de poudre de lait infantile Synutra international pour livrer du lait au futur site de Carhaix (Finistère). Le 12 mars 2019, l’Usine Nouvelle titre : « La laiterie chinoise à Carhaix reprise par Sodiaal ». En huit ans, ce qui représentait un modèle d’investissement massif de la puissance chinoise dans le secteur de l’agroalimentaire) s’est transformé en un conflit larvé entre un géant chinois du lait et la première coopérative française.

Carhaix, symbole du rayonnement breton, touchée par une succession de difficultés économiques

Carhaix est une commune du Finistère, en région Bretagne, connue pour son festival des Vieilles Charrues, 3ème plus grand festival de musique en France. Elle est le chef-lieu du Poher, pays traditionnel de Cornouaille et siège d’une forte culture bretonne (école Diwan). Sa population compte plus de 7.000 habitants.

En ce début des années 2010, Carhaix et son territoire vivent une époque difficile : tous les indicateurs sont au rouge. Avec un taux de pauvreté de 17 % en 2012 (chiffres Insee), le centre Bretagne est le parent pauvre d’une région touristique puissante. Alors que Carhaix voit son nombre d’habitants chuter peu à peu (- 2% en cinq ans), son taux de chômage s’élève fin 2013 à 9,6%. Un chiffre supérieur à la moyenne départementale (8,8%). Le territoire a subi les différentes crises de l’agroalimentaire : retrait de Marine Harvest (numéro 1 mondial du saumon), fermeture de la base logistique d’Intermarché, fermeture de l’usine Tilly-Sabco, fermeture de l’abattoir GAD, péripéties sur le dossier Doux, fermeture du site d’Entremont etc… Carhaix s’insère donc dans une zone géographique en mal d’un nouveau dynamisme dans le secteur de l’agroalimentaire. Tous les acteurs, politiques ou économiques, s’activent à mettre en place une stratégie d’influence mettant en avant l’attrait du territoire.

La France, affaiblie par la fin des quotas laitiers

Comme le rappelle le journal Reporterre, « garantir les prix, éviter la surproduction, ce sont les raisons qui ont poussé en 1984 la Politique Agricole Commune (PAC) à mettre en place les quotas laitiers. Le but en était de réguler l’offre et la demande pour éviter une envolée ou, à l’inverse, un effondrement des prix du lait ». Les quotas étant jugés contraires à la concurrence pure et parfaite, la fin des quotas laitiers fut décidée en 2003 et programmée au 31 mars 2015. Dès lors, la production européenne s’est envolée, entrainant un effondrement du prix et provoquant ce que l’on appelle aujourd’hui la « crise laitière ».

C’est presque un slogan, « S’agrandir ou mourir ». La recherche de productivité devient une tendance, qui elle-même va faire apparaitre un nouvel élément de langage : le concept de ferme-usine symbolisée par la ferme des Mille vaches. La Bretagne n’échappe pas à ce dilemme. Les exploitations bretonnes sont de petites tailles. Le passage à « l’industrialisation » du lait est un changement culturel et économique, pour ne pas dire une rupture. Le monde agricole prend le risque de se fissurer sur l’autel du « toujours plus ». Les enjeux humains, sociaux et environnementaux sont considérables.

La crise du lait infantile en Chine

En 2008, pendant dix mois, certains lots de lait (notamment infantile) produits en Chine ont contenu de la mélamine afin de les faire apparaître plus riches en protéines. Des lots impropres à la consommation, achetés aux deux-tiers du cours, ont été maquillés en lots répondant aux normes sanitaires. Finalement, 4 bébés sont décédés (11 cas suspectés), et près de 300 000 enfants malades ont été comptabilisés. Si ce scandale a longtemps été étouffé par les producteurs, les élus locaux, et par les autorités chinoises, ces dernières ont finalement incriminé plus de vingt-deux compagnies laitières. Dont la première, Sanlu, l’une des entreprises leaders dans le secteur agroalimentaire chinois, par ailleurs codirigée par une coopérative néo-zélandaise, Fonterra (associée à 43 %). Lorsqu’elle a vent des premières informations alarmistes, Fonterra effectue un contrôle qualité et découvre alors la toxicité du lait.

Le scandale du lait frelaté a mis en lumière les liens très proches entre les entreprises et le gouvernement local. Ces entreprises impliquent souvent les fonctionnaires et politiciens en échange d’une protection politique. C’est ainsi que Tian Wenhua, alors PDG de Sanlu, est devenue députée honoraire à l’Assemblée provinciale populaire. Ce scandale aura donné lieu à 42 arrestations, plusieurs condamnations à mort (dont deux exécutions). La PDG de Sanlu a, quant à elle, a été condamnée à la prison à perpétuité. La perte de confiance est forte sur le marché. Pour autant, la fin de la politique de l’enfant unique est programmée en Chine, ce qui va possiblement susciter une demande sur les produits laitiers. Couplée à l’émergence d’une classe moyenne qui regarde vers le modèle occidental, la poudre de lait devient un produit de luxe en substitut à l’allaitement. Dès lors, les sociétés chinoises anticipent une demande interne forte sur la poudre de lait, que les exploitations autochtones ne pourront satisfaire que partiellement.

Les retombées mondiales de cette crise

En Chine, le scandale du lait infantile contaminé a provoqué une véritable psychose dont les conséquences ont été mesurées jusqu’en Angleterre, cinq ans plus tard. En 2013, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les mamans britanniques ne peuvent acheter plus de deux boites à la fois ! En cause, un regain de demandes venant de Chine. Au point même qu’un trafic illégal s’est organisé : touristes et clients chinois en achètent en quantité pour les revendre sur Internet à des prix ahurissants : jusqu’à 32 dollars par boîte ! Un phénomène observé également en Australie et à Hongkong. Outre le lait en poudre, la Chine fait partie des plus gros importateurs de lait au monde : 200 000 tonnes en 2015 (pour une production de 37 500 tonnes). Seul le Mexique fait plus avec 256 000 tonnes. Dans un affrontement économique, les intérêts des uns et des autres commencent à s’organiser. Quel exemple de la guerre informationnelle qui se joue que ce titre du Figaro : « Lait en poudre, les enfants anglais rationnés ». En touchant à l’enfant, à ses parents, est activé immédiatement un sentiment de peur très puissant. Qui oserait s’opposer à un projet qui aurait vocation à satisfaire des parents et leurs enfants rationnés comme en période de guerre ?

La France, nouveau terrain de jeu des intérêts chinois

Une question se pose tout naturellement : pourquoi la Chine, première puissance agricole mondiale, souhaite-t-elle acheter du lait breton ? Bien que disposant d’un accord de libre échange avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande (deux pays avec lesquels les relations se sont cependant nettement refroidies), la Chine souhaite promouvoir un nouveau pays fournisseur. La France, pays exportateur de lait, connait une crise grave, mais dispose d’un atout fort dans son jeu : une véritable sécurité sanitaire.

Selon une étude du Centre d’Etudes et de Prospective (CEP) du Ministère en charge de l’agriculture, la Chine compte 200 millions de petits fermiers peu rémunérés et des filières encore mal structurées. Il manquerait au moins 100 000 inspecteurs sanitaires dans le pays, et 15 % des consommateurs seraient victimes chaque année d’intoxication alimentaire. Un produit plus fiable pour le consommateur chinois, l’entrée d’un nouvel acteur qui ferait chuter les prix mondiaux, le lait breton offre donc une magnifique opportunité pour la Chine. Il ne manque plus qu’aux entreprises chinoises à partir à la conquête de ce coin de Bretagne. Synutra, qui connait depuis longtemps la coopérative Sodiaal, se lance la première.

Les limites du partenaire chinois Synutra

Synutra se lance dans une campagne de communication qui ne laisse que peu de place à d’autres voix. Un territoire qui ne demande qu’à retrouver de la croissance, une filière du lait en plein questionnement, l’eldorado chinois a peu de difficultés à convaincre. Le jeu d’influence rencontre peu de résistance. A travers ses filiales en Chine, Synutra International compte 12 000 salariés répartis dans six usines. Son réseau de distribution se compose de 700 distributeurs, 700 grossistes et 27 000 détaillants. Un monstre de l’industrie laitière.

D’un point de vue juridique, Synutra International n’est pas une société chinoise : elle est domiciliée dans l’État du Delaware, aux États-Unis, considéré comme un paradis fiscal pour les entreprises. En tant que holding, elle ne possède pas directement les moyens de production, lesquels sont à la charge de ses filiales. Dans le cas de l’usine de Carhaix, il s’agit de Synutra France. Jusqu’en septembre 2005, Synutra International s’appelle Vorsatech Ventures, société créée par l’« homme d’affaires » Liang Zhiang en 1998. En 2002, 92 % de ses capitaux sont détenus par deux fonds d’investissements privés (domiciliés aux îles Vierges Britanniques, autre paradis fiscal) détenus respectivement par Liang Zhiang et Xiuquing Meng, son épouse.

Après avoir été domiciliée dans le Colorado, puis aux Bahamas, et avoir changé trois fois de nom, Vorsatech Ventures finit par absorber Synutra Illinois en juillet 2005. L’originalité de l’opération consiste en ce que, contrairement à Synutra Illinois, Vorsatech Ventures ne possède à l’époque aucun outil industriel ni aucune infrastructure. Synutra International est donc le produit de la fusion entre un montage financier – Vorsatech Ventures – et un réseau de production en Chine. Qui compte donc une nouvelle filiale en France. Pour faire oublier cette histoire, le groupe Synutra va vendre la prospérité chinoise, ce doux rêve d’expansion, au moyen d’une usine « titanesque ».

Un outil de production, symbole du renouveau breton

Les travaux de construction de l’usine doivent commencer en 2013 pour une pleine activité au premier semestre 2014. A terme, l’usine doit employer environ 230 personnes. L’objectif de Sodiaal est alors de livrer 280 à 300 millions de litres de lait par an au site carhaisien. Pour la construction de ce site, Synutra a investi plus de 100 millions d’euros. Un site presqu’exclusivement approvisionnée par Sodiaal, première coopérative laitière française et cinquième mondiale, qui de son côté a investi 10 millions d’euros. L’usine de Carhaix accueillera le siège européen et le laboratoire central du géant chinois.

Elle offre aux agriculteurs un contrat qui va durer dix ans au prix du marché. Les journaux locaux vantent d’une seule voix cette usine « monumentale », « titanesque », « extraordinaire ». « Le Poher », hebdomadaire local fondé par Christian Troadec, maire de Carhaix, en fait souvent sa Une. Dans l’enthousiasme, Synutra envisage même l’ouverture d’une deuxième usine qui produirait du lait UHT.

L’Inauguration de l’usine, outil de communication de l’ami chinois

A 10H43, Liang Ziang, PDG de Synutra prend la parole dans un français impeccable : « Synutra signifie le grand début, le grand départ. Aujourd’hui, le nom de l’entreprise prend tout son sens. Cette nouvelle usine est une nouvelle ère pour Synutra ». Il conclut : « L’usine de Carhaix marque une collaboration France-Chine qui va perdurer. Le couple avec Sodiaal a un bel avenir. » Une inauguration en grandes pompes, les drapeaux français, bretons et chinois en étendard. Des centaines de Chinois assistent au feu d’artifice destiné à « chasser les mauvais esprits », en présence du maire Christian Troadec, du député Richard Ferrand et du Vice-Président de la région Bretagne. Tout est fait pour tourner la page d’un partenariat qui aura mis plus de 5 ans à sortir de terre et oublier la déclaration du PDG chinois dans Ouest-France, fin 2015 : « Les Européens disent que les Chinois viennent en Europe pour la qualité et la sécurité. Ce sont des paroles ! Je viens en Europe pour le prix. Pour gagner de l’argent. »

Deux ans après, un partenariat qui vire au fiasco ?

Il n’aura fallu que deux années avant que Ouest-France ne titre : « Synutra, géant chinois qui inquiète l’Ouest ». Mais que s’est-il donc passé après cette magnifique lune de miel ? Les signes de difficultés de Synutra se multiplient quand bien même la consigne se répand d’observer le silence radio. Sodiaal n’a investi qu’à la marge, et c’est bien Synutra qui s’est endettée pour financer le site. Rapidement, Sodiaal est victime d’impayés (pour le lait livré) à hauteur de plus de 30 millions d’euros. Et la coopérative n’est pas la seule : fin mars 2017, Synutra France fait ainsi face à des dettes fournisseurs de plus de 38 millions, et d’une faible rentabilité opérationnelle ne permettant pas de faire face aux emprunts. Première conséquence : à partir de septembre 2017, Synutra et Sodiaal réduisent de moitié (d’un commun accord) les livraisons de lait à l’usine de Carhaix. Le nombre d’éleveurs mobilisés en Bretagne passe alors de de 700 à 350.

Six mois plus tard, Synutra demande à Sodiaal et à ses 800 adhérents de réduire de moitié les apports. Fin août 2018, des huissiers procèdent à des saisies conservatoires, et ce sont les syndicats qui en informent les médias. Si Synutra refuse obstinément de communiquer sur la situation, Sodiaal annonce aussitôt « des discussions » avec le groupe chinois. Sans pour autant confirmer un éventuel projet de rachat. Plutôt favorable au projet Synutra, la FRSEA de l’Ouest dénonce l’absence de communication de l’entreprise. Surtout, le syndicat majoritaire refuse que les producteurs de Sodiaal fassent les frais de cette crise : « Il est hors de question que les producteurs soient impactés». « Ce n’est pas aux producteurs de payer l’amateurisme et les soucis qu’il peut y avoir dans le montage d’un outil industriel de cette taille », explique Stéphane Cornec, membre du syndicat et producteur chez Sodiaal.

Véronique Le Floch (Secrétaire générale de la Coordination rurale, hostile depuis toujours au projet chinois) avoue, quant à elle, sa crainte de voir la coopérative demander à ses producteurs-adhérents d’augmenter leurs parts sociales afin de racheter l’usine. Quant à la Confédération paysanne, elle demande aussitôt la saisie de la justice et une enquête sur les financements publics. Le seul retournement de marché du lait infantile en Chine suffirait-il à expliquer le retrait de Synutra ?

En réalité, cette crise fait émerger toutes les failles de ce partenariat :

  • Un outil de production qui serait démesuré,
  • Des éleveurs bretons pour qui le « toujours plus grand » entraine des investissements lourds pour un prix de vente du lait peu sécurisé,
  • Une absence de communication du groupe chinois qui masque une différence de management inter-culturel.

Epilogue : Sodiaal rachète partiellement l’usine Synutra

Le 12 mars 2019, Sodiaal reprend l’ensemble des activités de réception, la production de l’unité de séchage, ainsi que le laboratoire, indique à la presse Damien Lacombe, Président de la coopérative. Synutra, elle, ne conserve que les activités de mélange et de conditionnement, avec tout autant de salariés. Et Synutra devient, par conséquent, le client de Sodiaal. Devant l’inquiétude laissée par cette nouvelle redistribution des cartes, Sodiaal sort l’argumentaire (le même qu’en 2011 ?). Morceaux choisis :

  • L’usine est « un élément clé de la stratégie de la coopérative Sodiaal ».
  • « Cette usine nous permet de prendre 3 à 5 ans d’avance sur nos objectifs de développement »

Pour Sodiaal, le chiffre d’affaires du lait infantile représente 170 millions d’euros, avec l’ambition clairement affichée « de doubler ce chiffre d’ici 3 à 5 ans » , indique Olivier Pierredon, Directeur de l’activité Nutrition infantile chez Sodiaal. Sodiaal rassure : « Nous avons connu un démarrage spectaculaire. La transition a pu se faire en six heures grâce à la compétence existante et à l’expertise de Sodiaal ». Sodiaal indique également que « cette acquisition est une très bonne nouvelle pour les 20 000 adhérents de la coopérative ». Les producteurs, adhérents de Sodiaal, fournissent (depuis le démarrage de Synutra) les volumes de lait nécessaires, et misent sur un renforcement rapide des volumes.

Il est intéressant de tenter de contextualiser l’ensemble de ces déclarations. Pour rappel, les négociations du partenariat avec Synutra auraient commencé en 2011, année au cours de laquelle Sodiaal devient associée de General Mills (6ème groupe alimentaire mondial) dans le capital de Yoplait et rachète Entremont. Ces deux événements significatifs dans la vie de la coopérative française ont certainement été propice à la recherche d’un partenaire chinois. En effet, Sodiaal avait-elle suffisamment de capacités de financement pour développer son outil industriel ?

Synutra n’avait-elle pas vocation, dès le départ, à être uniquement le financeur d’une usine qui reviendrait à bref ou moyen terme dans les mains de la coopérative, laissant place à un accord gagnant gagnant. A Synutra l’image du sauveur de la filière, au prix d’une restructuration des exploitations aux enjeux politiques et syndicaux. A Sodiaal, le développement à l’international et l’ouverture du marché chinois qui feraient peser un poids plus important dans le partenariat avec General Mills. De fait, cette affaire laisse un goût amer chez les producteurs. Porte-parole de la Coordination rurale, Véronique Le Floch, qui évoque un outil « surdimensionné », ne cache pas son scepticisme. « Et si le contrat avec Synutra ne marche pas, l’usine sera-t-elle rentable avec un fonctionnement à 50 % ? Et Sodiaal sera-t-elle alors en mesure de couvrir ses charges et, en particulier, le paiement des producteurs ? ». Le retrait du partenaire chinois laisse Sodiaal (avec Lactalis, englué dans la crise de la salmonelle) en première ligne pour faire face tant aux producteurs, dans le contexte plus général de la fixation du prix d’achat du lait qu’aux distributeurs.

Guillaume Gascoin

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