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Une expansion chinoise ou une obsession américaine nommée Huawei

Publié le 21 août 2019 par Charles Bwele @blog_e_sphere

Depuis quelques années, la firme chinoise Huawei est une véritable obsession pour les Etats-Unis. À l'ère où la maîtrise des réseaux informatiques constitue un atout maître des grandes puissances, l'expansion internationale des plateformes numériques made in China révèle et accélére le déclin relatif de l'Amérique.

Une expansion chinoise ou une obsession américaine nommée Huawei

Au-delà des terres américaines, les analystes de la chose technologique ignorent ou omettent à quel point " le cyberespace, plus que tout autre espace de la mondialisation, est conçu par les Américains comme un prolongement de leur territoire national. Pour les Américains, l'imaginaire d'Internet est très proche de celui d'un nouveau Far-West [...] Un lieu à découvrir, à explorer, à conquérir mais aussi à créer à sa convenance." (1)

Quelques évidences démontrent amplement comment et pourquoi le Web a été façonné à l'américaine depuis les années 1990.

À ce jour, la gestion des serveurs DNS, serveurs racines d'Internet, est aux mains d'une écrasante majorité d'organisations américaines. Le Cloud Act ( Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) est littéralement la version numérique de l'extraterriotalité du droit américain. Les systèmes d'exploitation les plus répandus dans le monde (Windows, Android, iOS) sont américains. Les plus grosses plateformes numériques (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Youtube, Netflix, Paypal, Uber, AirBnB) sont américaines. Elles sont quasi incontournables dans le quotidien de milliards d'humains, sont porteuses d'innovations et de disruptions (vie pratique, information, commerce, transport, hôtellerie, loisirs, etc), définissent des standards, imposent leurs modèles économiques à la sphère réelle, exercent une énorme influence sur les états, sur leurs politiques économiques et industrielles et questionnent la notion de souveraineté. En bref,"lesplateformes numériquesdigèrent le monde." (2)

Au début des années 2010, les smartphones et tablettes Huawei connaissent de francs succès en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. De nombreux pays émergents ou pauvres doivent énormément leurs architectures en téléphonie 3G/4G à Huawei et à ZTE qui fournissent des solutions télécoms & Internet adaptées aux besoins locaux et couronnées par de judicieux rapports qualité/prix. Les firmes chinoises sont solidement implantées dans ces régions depuis une petite dizaine d'années et nettement mieux positionnées que leurs concurrentes européennes et américaines sur ces marchés juteux à fort potentiel...

Un bonheur ne venant jamais seul, Huawei et ZTE deviennent les équipementiers préférés de plusieurs opérateurs télécoms nord-américains, européens, asiatiques et africains. En Grande-Bretagne, 70% de l'infrastructure 4G a été conçue par Huawei (3).

Pas à pas, la firme chinoise prépare le terrain à son expansion sur le Web mondial et sur le futur Internet industriel via les architectures télécoms, les terminaux fixes / mobiles, les objets connectés, les systèmes d'exploitation et les applications. Car la téléphonie 5G sera l''infrastructure numérique de l'Internet des Objets, des automobiles connectées, des systèmes intelligents (domotique, médecine, bâtiments, usines) et des applications d'intelligence articielle et de réalité virtuelle / augmentée. D'une certaine façon, elle donnera véritablement corps à l'informatique ubiquitaire ou à la "communication ambiante" grâce à un Internet mobile, omniprésent et ultra-rapide, avec des bandes passantes comparables à celles de la fibre optique et des latences nettement plus réduites que celles de la téléphonie 4G.

Technocapitalisme.cn contre technocapitalisme.us

Corollairement, "une lettre et un esprit à la chinoise" deviennent sources d'inspiration dans divers domaines (gestion, marketing, innovation, normes, société, etc)

La téléphonie 5G suscitera inéluctablement de nouveaux enjeux de cybersécurité notamment sur l'Internet des Objets et sur les réseaux industriels. Les hackers et les services de sécurité de tous bords qui s'en donnent à coeur joie sur l'Internet actuel ne s'en priveront guère sur l'Internet futur... parce qu'ils peuvent le faire et parce que tout le monde fait. Des soupçons et des accusations d'espionnage pèsent dejà lourd dans les frictions entre Pékin et Washington et seront monnaie courante.

Dès lors, l'enjeu devient stratégique pour les Etats-Unis qui somment plus ou moins leurs alliés européens et de l'OTAN (en particulier les Five Eyes : Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande) d'éviter ou d'évincer Huawei de leurs architectures 5G. Personne n'est à l'abri d'une "porte dérobée" ou d'une "faille zéro day". Ce nécessaire principe de précaution relève aussi d'un protectionnisme déguisé et de la volonté conséquente d'établir des monopoles légaux ou de favoriser des firmes locales ou régionales montrant d'office patte blanche.

En France, la "loi Huawei" déroule le tapis rouge aux solutions 5G du suédois Ericsson et du finlandais Nokia et marginalise tacitement la firme chinoise. En Grande-Bretagne, les deux firmes nordiques ont remplacé Huawei auprès de British Telecom. En Allemagne, les autorités considèrent que les risques liés à Huawei demeurent gérables et ne veulent pas frustrer les puissantes industries allemandes et leurs usines intelligentes, très à cheval sur leur connectivité et donc leur compétitivité.

Ainsi, l'Amérique assiste à l'expansion imminente ou annoncée du Far-East numérique et du techno-capitalisme chinois qui pourraient bousculer l' american way of business en ligne, en restant hors de portée ou largement protégé des GAFA et compagnie... qui devront redoubler d'énergie, d'audace et d'ingéniosité pour se maintenir et affronter les BATX et compagnie. Le choc serait d'autant plus déstabilisant face à des entreprises chinoises mues par des paradigmes et des stratégies souvent éloignées de celles occidentales.

Après maints aboiements en crescendo de Washington contre Huawei (et ZTE), rythmés par des échanges réciproques de "coups de sabre laser" (4), l'administration Trump a émis un décret (5) interdisant provisioirement ou définitivement (?) aux sociétés américaines de fournir la firme chinoise en applications et en composants. La Maison Blanche espère faire d'une pierre deux coups : menacer ou enrayer l'expansion de Huawei en Amérique du nord et en Europe et pousser Pékin vers la table des négociations ; le tout sur fond de guerre commerciale et " d'équilibre de la terreur" (6) entre des ennemis intimes et mutuellement structurants.

Consécutivement, Google, Microsoft, Intel, Qualcomm et d'autres entreprises américaines perdraient un très gros client - en l'occurence le numéro deux (ou trois ?) des smartphones - qui achète chaque année des milliards de dollars en licences logicielles et en composants électroniques. À l'été 2019, l'administration Trump accorde à Huawei un deuxième sursis de 90 jours (7) permettant de poursuivre sa collaboration avec ses partenaires américains... qui craignent sérieusement pour leurs chiffres d'affaires, bénéficient de l'attention de la Maison blanche et, au besoin, savent se faire entendre dans le Bureau ovale.

L'équilibre de la terreur a son versant technologique et la Chine n'hésite pas à asséner ou rendre des coups en douce.

Ces "montagnes russes" de sanctions ont probablement encouragé les firmes chinoises dans leur quête d'indépendance technologique. En quelques semaines, Huawei a officialisé son système d'exploitation open source HarmonyOS destiné aux terminaux fixes ou mobiles et aux objets connectés, et qui ferait office de solution de transition ou de secours à Android (8). Alibaba, homologue et rival chinois d'Amazon, a dévoilé sa puce Xuantie 910 (9) basée sur l'architecture open source Risk-V et dédiée à l'Internet des Objets. Dans les deux cas, le choix de l'open source n'est pas anodin car il s'agit d'attirer autant de fabricants et de développeurs que possible.

Afin de remplacer et concurrencer Google Maps, Huawei s'est associé à l'infomédiaire russe Yandex et à l'américain Booking Holdings pour créer Maps Kits (10). Une association est envisagée avec Alibaba et Tencent en vue de monétiser cette application de géolocalisation et de cartographie.

Ces alternatives techniques sauront-elles muer en alternatives pratiques suffisamment séduisantes et convaincantes sur le marché mondial ? Les échecs cuisants de Windows Mobile et de BlackberryOS ont démontré l'énorme difficulté à fournir un système d'exploitation aussi efficace et aussi intégré qu'Android. En outre, les produits d'Intel et de Qualcomm sont des standards performants, fiables, hautement réputés et compatibles pour une diversité de produits technologiques. Toutefois, pour peu que ces initiatives chinoises réussissent, les partenaires américains paieraient le prix fort.

L'histoire technologique dira si la stratégie de Washington contre Huawei a porté ses fruits ou si elle n'a été qu'un pétard mouillé. Néanmoins, tout semble indiquer que le duel américano-chinois animera et façonnera l'Internet (ou "les Internets") dans les prochaines décennies.

Questions à 500 Mo/s par seconde : quel sort subira l'Europe, dépourvue d'industrie d'informatique et de plateforme numérique dignes de ces noms, sous ce choc de titans ? Sera-t-elle cantonnée aux fonctions d'observation, de réglementation et de déontologie pendant que les Etats-Unis et la Chine font la technologie et des affaires ? Assistera-t-elle, passive ou impuissante, à "la digestion de son monde" par les plateformes américaines et chinoises ?


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