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Paul Vallée – Et la rage étendra son empire sur ce monde fini

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Paul Vallée – Et la rage étendra son empire sur ce monde finiJe suis l’homme dévalué de toute éternité.
Je suis ce chien vivant que tout homme perdu convoite, ce chien qui me relèvera de mon indignité originelle. Qui me conduira par les rues, puisque je suis l’aveugle que l’Univers a conçu pour son seul profit, afin que je luise au soleil pour la première fois, diamant accompli
Ne me faites point l’injure de croire un jour en l’Homme
Puisque je suis sur cette terre d’infortune
Ce chien
Que nulle fidélité n’entame
Que nulle amitié ne lie

La Rage étendra un jour son empire sur ce monde fini.
Elle relèvera la Défaite qui consume les plus forts d’entre nous.
Elle sera la dent dure dans la bouche du mort qui crie vengeance
Le nerf enflammé dans le corps du supplicié qui hurle
Son nom
Le poing nu atteignant le visage qui doit expier
Notre présence ici-bas

Ni la Justice ni l’Injustice n’ont jamais armé mon bras
Mon bras est nu, mon bras est inutile comme mon cœur
Qui n’aura servi jusqu’ici qu’à asseoir le nom de l’Homme
Inutile station

Mais la Rage est une offense à cet Univers
Qui m’a toujours offensé

Je suis seul
Depuis toujours
Seul

Aucune amitié ne m’a jamais été accordée
Ni celle du saint
Ni celle de l’assassin

Et sous les débris
D’un ciel
Qui ma toujours été étranger
Je déterre maintenant la Hache
Qui affûte les têtes
Qui ne pousseront jamais

Je sais de tout temps que les deux bras mutilés qui se tendent vers le Ciel
Afin d’implorer une Puissance qui n’existe pas
Ne m’apporteront jamais
Ni la Joie
Ni le contentement
Ni une philosophie
Qui tiendrait devant les
Puissances du doute
Et du désespoir

Aussi ces deux bras je les arrache maintenant
De ce corps qui me trahira toujours

J’invente ainsi un nom
À l’Homme
Qui n’existe pas

Taillant un cri
À même ma Dépossession

Car la Consolation n’est qu’une dénomination
Elle est le nom de la pauvreté
Sans nom
De qui n’en a pas

Je ne suis point encore né
Mon cadavre s’est décomposé
Avant ma naissance
Avant même que celui-ci ne m’instruise

La poussière m’a précédé
Je succéderai à mon sang

Un testament vierge
Me tient lieu
De Viatique
À travers les âges successifs
De ma Naissance supposée

Ne prononcez jamais
Le nom de l’Homme
Car la Rage
L’ensevelira aussitôt

Ne l’évoquez jamais !

Car avant d’être des hommes
Nous sommes des cadavres mutilés
Qui survivons au Temps

Dans ma condition
Il n’est de société
Pour me fonder en droit
De lois
Qui puissent m’autoriser
À croire
En une autorité
Que le pouvoir
D’hommes prétendus
Auraient constitué

Dans ce piétinement sans fin
Qui est le mien
Dans ce ressassement incessant
Où ma pensée
Ne peut appréhender clairement les Choses
Et les Êtres
Dans cette distance infinie entre mon fantôme
Et ma poussière
Entre mon cadavre et moi
Il y a tous les degrés dans la Trahison
Tous les paliers dans la Honte.
Et l’Infamie
Tout ce qui fait un homme
Qui n’est pas
Qui ne peut être

Point fixe
Dans un Univers
Où je n’existe que par procuration
Dans une immobilité tragique
Ma condition est-elle pourtant pire
Que celle du coléoptère
Ou de la salamandre ?

Au fait qui suis-je ?

Je suis mon propre bourreau
L’Histoire peut en témoigner
Mais mon bourreau secret
De tout temps
Ne m’a jamais été
D’aucun secours

Je suis aussi mon propre charnier
Et mon propre crime
De Sang

Sous la Terreur
Du Nombre
Mon exécution est lente

Mais mon exécution a lieu
Sans que ma disparition
N’entraîne
Ma disqualification

Bourreau de moi-même
Je suis
Et demeurerai
Sans pour autant exister

Quelle force peut me contraindre
À être l’homme que je ne serai jamais ?
Quelle faiblesse me soumettre
Si je « n’existe » que dans la mesure
Où mon inexistence
Est confirmé
Par mon Apparition ?

Si j’aspire au Néant
Si j’ai foi en un absolu
Je suis dans les deux cas
Victime de ma fatigue
De mon épuisement
Puisque dans un cas comme dans l’autre
Je ne peux prétendre être

Mais cette fatigue
Cet épuisement
Sont aussi ma Chance
S’il peut exister une chance
Pour qui n’est pas

La Chance me devenant dès lors constitutive
La Rage est cet état dont je « souffre »
Elle qui ne demande qu’à s’étendre
Sur le domaine de mon inexistence

***

Paul Vallée (Ayer’s Cliff, Québec 1970-2002)


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