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Gonzalo Rojas – Contre la mort

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Gonzalo Rojas Contre mortJe m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe.
Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour.
Je préfère être de pierre, être sombre,
à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire
à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.

Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité
au milieu de la rue et à tous les vents :
la vérité d’être vivant, rien que vivant,
avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.

Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines
à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous
à voler au-delà de l’infini
si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre
hors du temps des ténèbres ?

Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien.
Mais je respire, et je mange, et je dors même
en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller
les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de
ciment sous terre.

Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit,
mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils
passer, passer, passer, passer à chaque minute
pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir
le sang encore chaud dans les cercueils.

Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore
la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris
d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile,
parce que moi-même je suis une tête inutile,
bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est
que d’attendre un autre monde depuis ce monde.

On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien
d’aller chercher si loin l’explication de la faim
qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil
dans la grâce du ciel, éternellement.

*

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y a siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, por no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

*

Against Death

I pluck out my visions and pluck out my eyes each passing day.
I don’t want to see, I can’t! see men dying every day.
I’d rather be made of stone and dark
than endure the nausea of softening myself inside
and smiling left and right to prosper in my business.

I have no business other than to be here saying the truth
in the middle of the street to the four winds:
the truth of being alive, uniquely alive,
with my feet grounded and my skeleton free in this world.

What do we gain from leaping toward the sun in our machines
at the velocity of thought, the devil take it: what
do we gain on dying without any hope
of living outside of dark time?

God’s good for nothing. Nothing’s good for anything.
But I breathe, and eat, and even sleep
thinking that I have ten or twenty years before I go
face down, like them all, to sleep in six feet of cement down there.

I don’t cry, don’t weep. Everything has to be as it has to be,
but I cannot see coffins and more coffins
passing, passing, passing, passing every minute
full of something, stuffed with something, I cannot see
the blood in the coffins still steaming.

I touch this rose, I kiss its petals, I adore
life, I am not tired of loving women: I nourish myself
opening the world in them. But it’s all useless,
because I myself am a useless head
reading for lopping, not understanding what it means
to hope for another world out of this world.

They talk to me of God or talk of History. I laugh
that it’s so far to seek the explanation of the hunger
that devours me, the hunger to live like the sun
in the grace of air, eternally.

***

Gonzalo Rojas (1917-2011)Contra la muerte (1964) – Nous sommes un autre soleil

(Orphée/ La Différence, 2013) – Traduit de l’espagnol (Chili) par Fabienne Bradu – Translated by John Oliver Simon.


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