Magazine Info Locale

Une tribune libre de Cyril Buffet dans La Croix : comment réconcilier les mémoires allemandes ?

Publié le 13 novembre 2019 par Gezale

Cyril Buffet, ancien assistant parlementaire de François Loncle et de Jack Lang, docteur en relations internationales et en histoire germanique, récemment invité par la Société d’études diverses de Louviers pour évoquer la chute du mur de Berlin a publié le 9 novembre dans le journal La Croix une tribune libre faisant le point sur la situation de l’Allemagne d’aujourd’hui. Cette tribune exprime le point de vue d’un homme libre, curieux observateur de l’Allemagne réunifiée, particulièrement bien documenté et informé pour exprimer sa « vision » d’un pays qu’il apprécie et où il a passé une grande partie de sa vie d’étudiant et où il séjourne régulièrement. J’ai sollicité de Cyril Buffet l’autorisation de publier sur ce blog cette tribune, ce qu’il accepté avec élégance. Je l’en remercie. 

Une tribune libre de Cyril Buffet dans La Croix : comment réconcilier les mémoires allemandes ?

Cyril Buffet. ©JCH

«Nous sommes un peuple» criaient à l’automne 1989 les manifestants est-allemands, aspirant à la fin de la division de l’Allemagne. Trente ans plus tard, la réunification est-elle réalisée? Au contraire des célébrations antérieures, le débat public ne tourne plus guère sur le Mur ou sur la RDA. Il se focalise sur l’évolution du pays depuis trois décennies, se demandant si le processus de «l’unité intérieure» est un succès ou un échec. Les résultats électoraux depuis deux ans laissent croire à la persistance d’une forte distinction entre l’Est et l’Ouest de la République fédérale. Lors du dernier scrutin national, l’AfD a envoyé plus de 90 députés au Bundestag, devenant la troisième force politique du pays. Ce parti est surtout implanté dans les nouveaux Länder où il a remporté de gros succès lors des élections régionales de cet automne, puisqu’il a réuni de 23 à 27% des suffrages en Saxe, au Brandebourg et en Thuringe.
Björn Höcke, le sulfureux leader de l’AfD en Thuringe
L’AfD s’est imposée comme un mouvement protestataire, xénophobe et nationaliste. Elle s’affiche surtout comme un parti identitaire est-allemand. Elle attire une population frustrée qui se sent abandonnée par l’État et les partis gouvernementaux mais aussi «colonisée» par l’Ouest. «Des citoyens de seconde classe» Ses électeurs ont l’impression de vivre dans des régions marginalisées que les jeunes quittent, où la natalité recule, dont la population vieillit. Ils estiment que de fortes inégalités territoriales subsistent entre l’Est et l’Ouest et que la réunification s’est soldée pour eux par un déclassement social: ils ne cessent de répéter que «les Allemands de l’Est sont des citoyens de seconde classe». Mais ce n’est pas tant un «mur dans les têtes» qui sépare les Allemands qu’un fossé d’incompréhension mutuelle. À leurs compatriotes de l’Est qui se présentent en victimes, les Allemands de l’Ouest leur reprochent leur ingratitude, leur rappelant les 260 milliards d’euros transférés dans les nouveaux Länder au titre du Pacte de solidarité. Après la chute du Mur, la motivation principale des Allemands de l’Est était, selon l’historien Jürgen Reiche, de vouloir rapidement «vivre comme à l’Ouest». Dans cette optique, ils votèrent massivement pour l’Union chrétienne-démocrate (CDU) qui précipitait le mouvement unitaire.
Il y a vingt-six ans, Mitterrand et Kohl à Strasbourg
La réunification s’est opérée sur une double illusion. Les Allemands de l’Ouest ont pensé que le processus ne leur coûterait rien et les Allemands de l’Est ont cru à la promesse d’Helmut Kohl de créer des «paysages florissants». Les premiers ont payé et les seconds ont souffert. Au contraire de la plupart des ménages ouest-allemands dont la vie a continué comme avant, l’existence de très nombreuses familles est-allemandes a été complètement bouleversée. À la suite des privatisations, le tissu industriel périclita, provoquant un chômage de masse qui frappa durement une population qui ne l’avait jamais connu. Le retard économique a été rattrapé Ce traumatisme a profondément marqué la psychologie des Allemands de l’Est, d’autant qu’ils eurent le sentiment d’être dépossédés de leur destin puisque s’opéra, dans les années 1990, «un transfert d’élites de l’Ouest vers l’Est». D’après le quotidien berlinois Der Tagesspiegel, seulement cinq des 196 directeurs des 30 plus grandes entreprises allemandes proviennent de l’Est et seulement 6% des juges de haut rang. Cette situation a nourri le mécontentement.
«La chute du mur de Berlin, c’était comme une parenthèse enchantée»
Pourtant, l’Est a largement rattrapé son retard économique. L’économiste Oliver Holtemöller évoque même «une performance sensationnelle». En matière d’infrastructures, les disparités sont désormais minimes entre les anciens et les nouveaux Länder qui disposent du même niveau d’équipements (garderies, écoles, routes, voies ferrées, établissements culturels…) et de salaires presque équivalents. Le chômage a reculé: alors que la moyenne nationale se situe à 4,8%, il atteint 5% en Thuringe. Dresde, Iéna, Leipzig et la région Teltow-Fläming se sont développés en nouveaux centres dynamiques. Néanmoins, des différences perdurent. Hormis Berlin, l’Est manque de métropoles attractives comparables à Munich, Francfort ou Stuttgart. Les grandes entreprises innovantes y sont absentes et aucune des 30 plus importantes sociétés allemandes n’a son siège à l’Est. La productivité y reste inférieure, représentant 80% de celle de l’Ouest. Mais il y a 30 ans, elle n’était que de 30%!
Prendre en compte le vécu est-allemand En fait, la ligne de séparation ne court plus tant entre l’Est et l’Ouest qu’entre régions décrochées et régions prospères, entre villes et campagnes. Les inégalités territoriales ne concernent pas seulement les nouveaux Länder, mais également la Sarre, la Ruhr et Brème où le chômage s’élève à 10%. Depuis 1990, les pouvoirs publics se sont principalement souciés de solidarité économique; ils ne sont guère préoccupés de comprendre les profondes mutations socioculturelles survenues à l’Est. Une nouvelle approche est nécessaire pour renforcer la cohésion nationale. Il convient de prendre en considération le vécu est-allemand depuis la chute du Mur, de l’inscrire dans la conscience collective. C’est un enjeu essentiel. Il en va même de la stabilité de la République fédérale. En effet, la population est-allemande se montre réservée à l’égard du système démocratique. Selon une récente étude de l’Institut Allensbach, seulement 42% des Allemands de l’Est considèrent la démocratie comme le meilleur régime politique, contre 77% à l’Ouest. Le gouvernement fédéral semble avoir retenu la leçon puisqu’il a mis en place une commission chargée d’établir «des conditions de vie équivalentes», en luttant notamment contre la désertification de certaines régions. L’anniversaire de la chute du Mur a, en tout cas, mis en valeur la nécessité de partager les expériences vécues de part et d’autre de l’Elbe, de réconcilier les mémoires allemandes. C’est à cette condition que l’Allemagne sera finalement un pays, sinon uni, tout au moins unifié.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gezale 7337 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine