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Les Filles du docteur March. Poéthique du female gaze

Par Balndorn
Les Filles du docteur March. Poéthique du female gaze
Résumé : Une nouvelle adaptation des Quatre filles du docteur March qui s’inspire à la fois du grand classique de la littérature et des écrits de Louisa May Alcott. Relecture personnelle du livre, Les Filles du docteur Marchest un film à la fois atemporel et actuel où Jo March, alter ego fictif de l’auteur, repense à sa vie.
Entre Portrait de la jeune fille en feu, Proxima et Les Filles du docteur March, nous sommes gâté·es depuis six mois en matière de chefs-d’œuvre de réalisatrices. Ce dernier film m’a non seulement ébloui, mais il m’a également ouvert les yeux sur les enjeux esth-éthiques du female gaze. Tâchons de définir ce concept en prenant exemple sur le dernier long-métrage de Greta Gerwig.
Le male gaze : un rapport compétitif au monde
Partons déjà du concept opposé : le bien connu male gaze (« regard masculin »), si présent dans tous les types de cinémas, aussi bien d’auteur que de genre, et quelle que soit leur nationalité. Laura Mulvey, théoricienne du cinéma états-unienne, en donne en 1975 une définition qui fait encore date aujourd’hui : le male gaze est « un symptôme de pouvoir asymétrique », qui « nie l’agentivité des femmes, les reléguant au statut d’objets »[1]. On pourrait aller plus loin, car le male gaze ne s’arrête pas au traitement des corps féminins. Si ces derniers, ainsi que les corps gays et de manière générale tous les corps au-dehors de la norme virile, sont les premiers touchés, le male gaze affecte en réalité l’ensemble des êtres, puisqu’il est d’abord une représentation du monde et des rapports sociaux. Le regard masculin est un rapport de pouvoir dont la compétition est le maître-mot. Dans cette configuration proprement esth-éthique, chaque sujet tente de s’imposer comme le sujet par excellence en niant l’agentivité des autres sujets et les reléguant au statut d’objets. Une très grande partie du cinéma mondial, depuis ses origines jusqu’aujourd’hui, entérine ce type de rapport à l’autre. Pour n’en donner qu’un exemple, songeons aux grandes fresques états-uniennes après le Nouvel Hollywood, comme celles de Coppola (Le Parrain), De Palma (Scarface, Les Affranchis), Leone (Il était une fois en Amérique) ou Scorsese (Raging Bull, Casino) : les femmes en sont systématiquement soit absentes, soit bonnes à satisfaire les fantasmes de toute-puissance masculins.
Les Filles du docteur March. Poéthique du female gaze
Les réalisatrices ont le vent en poupe
Et c’est en découvrant Les Filles du docteur March que j’ai mieux compris pourquoi je détestais ce genre de productions. Greta Gerwig, comme précédemment Céline Sciamma avec Portrait de la jeune fille en feu et Alice Winocour dans Proxima, inaugure un autre type de rapport au monde et aux autres, dont le female gaze (« regard féminin ») opère la traduction formelle. Les films mentionnés constituent involontairement un triptyque. Portraitfigure l’amour entre femmes dans un monde sans hommes ; Proxima la maternité dans un univers au contraire très masculin ; et Les Filles, en guise de synthèse, la sororité et l’amitié dans une société mixte.Bien sûr, Les Filles soulève des problématiques féministes actuelles : l’indépendance économique des femmes, la valeur normative du mariage, la liberté de vivre seule, l’épanouissement féminin à l’écart des hommes, etc. Greta Gerwig rassemble en outre un casting de jeunes actrices remarquées par leur interprétation de solides héroïnes : Emma Watson qui a fait de Hermione Granger l’indéfectible partenaire de Harry Potter, Saoirse Ronan campant dernièrement une reine championne de l’inclusivité dans Mary Stuart, reine d’Écosse ou encore Florence Pugh révélée par son rôle de femme au foyer rebelle dans The Young Lady(n’ayant pas regardé la série Sharp Objects, je ne saurai me prononcer sur la carrière d’Eliza Scanlen). S’y ajoutent les toujours aussi excellentes Laura Dern et Meryl Streep. Toutefois, il me semble que le film ne se limite pas aux sujets féministes qu’il traite. Ou plutôt, ce qu’il a de plus féministe tient plus à son regard qu’à son sujet. À la place du compétitif male gaze, Greta Gerwig propose un female gaze porté par la bienveillance envers autrui et le souci du care. Ces concepts sont bien connus de la littérature féministe et nombre de films récents en ont montré aussi bien les forces (Pupille, Amanda) que les travers (Sibyl).
Le female gaze : un rapport bienveillant au monde
Néanmoins, je crois que Les Filles échappe à l’essentialisation féminine de ces définitions en les étendant à l’ensemble du vivant. Ainsi, outre les généreuses sœurs March – qui ne sont au demeurant pas exemptes de défauts et savent, telles Jo et Amy, lutter dans l’arène compétitrice des hommes – et leur mère, on compte des champions masculins du care : le jeune Laurie (Timothée Chalamet), toujours prêt à aider ses amies March, son grand-père James Laurence (Chris Cooper), qui prend soin de la jeune Beth comme de sa propre fille disparue, et bien évidemment le pasteur March (Bob Odenkirk, ce qui prête à sourire lorsqu’on connaît son rôle d’avocat véreux dans Breaking Bad), qui transmet à ses filles le plaisir du don de soi. Mais la bienveillance ne s’arrête pas qu’aux humains, ni même aux animaux d’ailleurs. Avec brio, Gerwig prolonge le carejusqu’aux arbres. Sa mise en scène solaire fait entrer en harmonie les souvenirs d’une enfance heureuse, les couleurs chaudes des forêts d’automne et les envolées lyriques d’Alexandre Desplat. Lorsqu’à l’inverse la sororité se disperse des années plus tard et que chaque fille affronte seule le monde de la compétition, la photographie de Yorick Le Saux s’assombrit et la musique s’attriste.Revenons pour finir à ce qui motivait ce texte : définir le female gaze. Je ne me lancerai pas ici dans une controverse théorique, car ne m’intéresse que le type de rapport social que peut générer le female gaze par-rapport au male gaze. On pourrait pour ce faire inverser les propos de Laura Mulvey et dire que le female gaze est une relation sans pouvoir et symétrique, qui valorise l’agentivité aussi bien des femmes que des hommes et nie leur réification, lui préférant la bienveillance mutuelle et le soin apporté aux autres. En somme, ce vers quoi il nous faut aller.
Les Filles du docteur March. Poéthique du female gaze
Les Filles du docteur March, Greta Gerwig, 2019, 2h15
Maxime
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[1] MULVEYLaura(1999)[1975],« VisualPleasure andNarrativeCinema », dans Leo BRAUDY et Marshall COHEN(dir), Film Theory and Criticism: Introductory Readings, New York, Oxford UP, p. 833-44.

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