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La confrontation informationnelle sur la limitation de vitesse en Allemagne

Publié le 31 janvier 2020 par Infoguerre

Le Trafic, Autoroute, Lumières, Nuit

L’Allemagne, la nation des pères fondateurs de l’automobile est un pays où la limitation de vitesse sur les autoroutes est un concept accessoire, presqu’inexistant. Seuls 30% du réseau autoroutier sont soumis à une limitation de vitesse (Office fédéral pour les routes, BASt, 2015). Pour le reste, la vitesse de circulation est laissée à l’appréciation du conducteur limité par les seules capacités motrices de sa monture, lesquelles constituent un marqueur fort des produits de l’industrie automobile domestique.

Ancrage culturel, défense d’un droit fondamental, enjeux industriels et économiques, relation Etat-industrie, sur bien des points, les ressorts de la discussion allemande quant à la limitation généralisée de la vitesse sur les autoroutes comporte de singulières similitudes avec le débat sur le port d’arme aux Etats-Unis. Outre-Rhin, certains expliquent que cette discussion est aussi ancienne que l’automobile existe, non sans distiller insidieusement une certaine forme de fatalisme. Le slogan de la campagne historique emmenée par le puissant club automobile Allemand (ADAC) en 1974 pour s’opposer à la limitation de vitesse généralisée sur les autoroutes (100 km), mesure temporairement prise en réponse au choc pétrolier, trouve aujourd’hui encore, un écho puissant dans la société civile : « Freie Fahrt für freie Bürger ». Traduit littéralement, « conduite libre pour des citoyens libres », ce slogan fait une référence appuyée à la défense des libertés fondamentales. Chaque fois éludée, la question demeure et revient de manière cyclique, comme en 2018.

L’industrie automobile face aux activistes de la société civile

Etroitement scruté et régulièrement attaqué depuis le Diesel-Gate, le secteur automobile allemand, qui a en 2017, généré un chiffre d’affaires mondial de plus de 423 milliards et contribué au PIB national à hauteur de 13%, traverse une année 2018 particulièrement délicate sur son marché domestique. Les constructeurs s’efforcent de faire face, non sans difficultés, aux nouvelles normes européennes anti-pollution. Mais, sur son territoire, cette industrie doit également composer avec un mouvement de fond hostile à ses intérêts, emmené par des associations de protection de l’environnement particulièrement actives. Dans plusieurs grandes villes d’Allemagne, les pouvoirs publics sont contraints, sous l’action en justice de ces associations, à mettre en mettre en œuvre des interdictions de circulation permanentes pour certains véhicules lorsque des dépassement significatifs et persistants de seuils de pollution atmosphérique sont constatés. Jugement, appel, cassation, ces actions, et les questions qu’elles soulèvent, font les grands titres. Le consommateur, dont la confiance a déjà été ébranlée par le scandale du diesel, plonge encore un peu plus dans l’incertitude quant à ses choix en matière de véhicule.

C’est dans ce contexte général pour la branche automobile allemande qu’un groupe de travail dédié à la question climatique dans les transports est constitué fin 2018. Il est hébergé au sein d’une commission gouvernementale commanditée par le Ministre des transports portant sur la mobilité du futur. Ce groupe doit établir des propositions de mesures dans le secteur du transport, permettant la réalisation des objectifs environnementaux de l’Allemagne. On retrouve naturellement en son sein des représentants de l’industrie automobile, mais également des associations environnementales, qui se sont pour la plupart déjà fortement impliquées sur la question des interdictions de circulation. L’agenda de ces dernières est clair, et la menace, pour la branche automobile, palpable. L’une des attaques les plus frontales est la proposition faite d’une limitation de vitesse généralisée sur les autoroutes. Pour ses avocats, elle permettrait de réduire les émissions du secteur du transport. Pour l’industrie automobile, ce serait cependant laisser disparaitre un espace clef pour l’argumentaire des puissantes motorisations qui font le succès des constructeurs nationaux.

Consciente des dommages subis lors du scandale du diesel et des conflits d’intérêts directs qui pourraient lui être immédiatement opposés, l’industrie automobile allemande ne fait cependant pas usage du mode direct d’intervention pour défendre sa position historique sur la question. L‘impopularité intrinsèque de la proposition mise sur la table – la limitation de vitesse généralisée sur les autoroutes – peut être judicieusement exploitée dans le contexte informationnel du moment.  Dans les médias, les images qui parviennent de France montrent depuis plusieurs semaines le « peuple » affublé de gilets jaunes qui bat le pavé et détruit les radars en signe de protestation entre autres, contre la nouvelle limitation de vitesse à 80 km/h. Une fuite des mesures discutées est organisée en janvier 2019 alors même que la copie du groupe de travail n’est attendue qu’au printemps.

Les division de la société civile

La temporalité du processus change. La société civile, quoique divisée, est de manière établie majoritairement réfractaire à l’idée d’une limitation généralisée de vitesse. L’AfD populiste (qui ne cesse de croître aux dépens de la grande coalition usée par ses années de pouvoir) y trouve une matière de premier choix pour alimenter son discours narratif sur l’asphyxie organisée et la régression des droits fondamentaux du « peuple ». Le Ministre des transports commanditaire des travaux de la commission, tout autant que les porteurs de ces propositions encore au stade préliminaire, se retrouvent propulsés en première ligne dans ce contexte de crise qu’ils n’ont pas anticipé. Pour le Ministre des transports, dont le ministère entretien des liens privilégiés avec l’industrie automobile, l’examen du champ des contraintes et le contexte ne laissent que peu de choix quant à la réponse qui doit être apportée rapidement :

  • Sur le plan social, la limitation de vitesse est une mesure impopulaire et le contexte contestataire en France incite à la plus grande prudence.
  • Sur le plan politique, le débat enclenché sans aucune préparation fait le jeu de l’agenda politique de l’AfD, la troisième force après la CDU/CSU et le SPD de la grande coalition.
  • Sur le plan industriel, les externalités économiques potentielles de ces mesures portent atteinte aux intérêts du secteur de l’automobile allemand lequel s’accommode déjà difficilement de la pression réglementaire croissante.

En position critique, le Ministre des transports annihile immédiatement l’émergence des propositions formulées pour éviter l’embrasement populaire et politique. Pour ce faire, il n’hésite pas, entre autres à porter durement atteinte à la crédibilité de la commission dont il est pourtant le commanditaire, affirmant publiquement et avec une virulence remarquée, que les mesures proposées, et plus particulièrement celle de la limitation de vitesse, vont à l’encontre de tout « bon sens ». Cette dernière est tuée de-facto « dans l’œuf », par voie ministérielle, à la satisfaction du secteur automobile.

Lorsque les pro limitation de vitesse tentent un retour sur la question de la sécurité publique, les statistiques tombent en faveur des opposants à la mesure : en l’absence de limitation sur 70 % des autoroutes, l’estimation officielle des accidents survenus sur ces dernières pour cause de vitesse excessive ne produit aucun résultat. La montée au créneau appuyée du syndicat de police allemand (GdP) en faveur de la limitation n’y changera rien. En avril 2019, la pétition lancée par l’église protestante allemande (EMK) en faveur d’une limitation généralisée de vitesse à 130 km/h sur les autoroutes atteint en moins de quatre semaines le quorum requis (50 000 signataires) pour un débat au Bundestag. Les Verts, dont la mesure figure à l’agenda politique, soumettent pour la forme et sans illusion une proposition de loi. En octobre 2019, celle-ci est massivement rejetée (126 pour, 498 contre). Lobby automobile, populisme et « bon sens » du Ministre du transport ont eu raison du débat.

Maxime Zeller

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