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Quand Camille Mauclair évoquait Wagner

Publié le 20 février 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco
Il est certes malaisé d'évoquer le travail de Mauclair en raison de son militantisme zélateur du gouvernement de Vichy et de son anti-sémitisme affiché. Seule la mort lui permit d'échapper à la justice. Ce disciple de Mallarmé fut cependant un des meilleurs témoins de la vie artistique de la fin du siècle et un des meilleurs historiens du symbolisme. En 1922, Camille Mauclair (1872-1945) évoquait Wagner dans ces pages de Servitude et Grandeur littéraires, souvenirs d'arts et de lettres de 1890 à 1900. Est-il possible d'évoquer ce bon grain en laissant un instant de côté l'ivraie envahissante pour goûter quelques-unes de ces phrases ?
Quand Camille Mauclair évoquait Wagner      " J’ai assez vécu pour connaître successivement les heures où Wagner était ignoré, les premiers balbutiements de la révélation wagnérienne, les combats, les désaveux et les enthousiasmes également furieux, les apothéoses embrasées, puis le malaise inquiet, le dieu discuté, l’abandon relatif, les rancunes du sortilège trop subi — toutes les heures de l’histoire d’une passion d’amour : car cet art a été adoré et renié comme un amour. Mais jamais les hommes d'aujourd’hui ne pourront absolument comprendre ce que Wagner, vers 1892, a été pour nous, l’immense zone de lumière que sa magie nous ouvrit, la lame de fond qu’il souleva dans nos âmes, le terrible dégoût qu’il nous imposa pour tout ce qui n’était pas lui. On aura beau relire tout ce que nous écrivions: il n’y a pas de commune mesure entre les stades de l’esprit, et les mots restent sans vertu. Quand de très-vieilles gens nous ont parlé du jeu de Chopin ou de Liszt, de la mimique de Frédérick-Lemaître, de la voix de la Malibran, en nous disant : « il fallait les voir ou les entendre ! » nous avons bien senti qu'ils avaient assisté à quelque chose d’extraordinaire et d'inimitable, et notre sentiment s’est fortifié par mille témoignages : et cependant ce quelque chose est anéanti tout entier, et nous sommes réduits à faire confiance, nous savons que Liszt ou Chopin, la Malibran ou Frédérick, ont été des enchanteurs prodigieux, mais nous ne l'éprouvons plus. 
     L’enchantement de Wagner, les hommes du temps de mon adolescence l’éprouvèrent, fascinateur, péremptoire, total. Et aucun enchanteur semblable, pas même Debussy, n’a depuis paru pour offrir une comparaison, à ceux qui ont vingt ans, avec ce que nos vingt ans connurent — cette religion, cet extatique état de grâce. Et plus notre raison a essayé de se ressaisir, plus nos sensibilités ont protesté contre son effort de libre examen. Nous étions ravis au-delà de nous-mêmes. Jamais ma reconnaissance ne faiblira pour l’être inouï qui illumina notre jeunesse. Certes j’ai depuis repensé et révisé l’apport wagnérien, distingué Wagner du wagnérisme, refusé l’idolâtrie bayreuthienne, restitué à Beethoven le culte le plus profond de mon cœur, jugé beau et salutaire le rôle du génie de Franck nous ramenant à la musique pure, compris et applaudi la venue de Chabrier, Charpentier, Lalo, d’Indy, Dukas, Fauré, Debussy, Ravel, Schmitt, recréant l’individualité de l’école française. Mais cela c’est le libre travail de l’esprit. Le système wagnérien peut n’être plus qu’un temple lézardé et désaffecté : mais comment oublier le sylphe qui hanta son fronton ? 
     J’avais quinze ans lorsque j’assistai à la tumultueuse audition de Lohengrin tentée courageusement par Charles Lamoureux à l’Eden en 1887, quatre ans après la mort de Wagner. Plus tard je fus enfermé dans les caves de l’Opéra lorsqu’on y osa donner cette même œuvre. Rochefort et Déroulède mobilisant la foule pour empêcher ce scandale, l’introduction " du Prussien Wagner " à l’Opéra. La police était chargée de protéger les spectateurs d’une soirée officiellement autorisée, mais elle sympathisait plutôt avec les camelots et les marmitons du chauvinisme, et elle coffrait pêle-mêle les protestataires et les ayant-droits, en sorte que nous continuâmes la bataille pendant que l’orchestre grondait au dessus de nous. J’ai le souvenir de ces fragments wagnériens donnés obstinément par Lamoureux à ses concerts, et déchaînant de tels vacarmes qu'à la fin une affiche conciliante suppliait les uns d’écouter sans siffler, les autres s’engageant en retour à ne jamais bisser. J’ai suivi les étapes de cette conversion du hourvari de 1887 à cette soirée de l’Or du Rhin à l’Opéra en 1909, soirée clôturant la série du cycle du Ring, soirée de triomphe délirant où tant d’hommes intelligents et de femmes somptueuses oubliaient sans doute le remords d’anciennes huées et d’anciennes malédictions. Et déjà depuis longtemps j’avais quitté toute wagnérolâtrie : mais mon amour demeurait, et la gratitude de mes jeunes éblouissements. Trop pauvre, je n'avais pu aller à Bayreuth, mais j’avais envié ces camarades riches du symbolisme qui, eux, y allaient à chaque saison et en revenaient comme de la sainte table, extasiés. C’en était fait, à ce moment là, les barrières entre les arts étaient tombées, nous étions tous mélomanes, et le rêve de la fusion des arts exaltait nos consciences. A défaut de Bayreuth, nous avions les messes dominicales de Lamoureux et de Colonne éducateurs d’âmes, nous faisions queue sous la pluie et la neige pour obtenir nos petites places, nos poulaillers, nos paradis f En cet étouffant promenoir du Cirque d’Eté, en ce sombre et poudreux amphithéâtre du Châtelet, quels délires n’ont pas été nôtres ! Je les ai retracés en d’autres livres. Mais Wagner les suscitait plus que Beethoven lui-même, et il ne fallait pas toucher à notre dieu. Je me souviens de la rage qui nous saisit lorsqu’après les premières traductions de Nietzsche, qui nous avaient intéressés et même passionnés, nous vîmes surgir celle du Cas Wagner, et ses invectives. Ce n’était pas la rébellion de l’esprit contre une doctrine : c’était la brûlure de l’offense à une créature adorée. Wagner a été pour nous mieux qu’une passion, une religion. Par lui nous avons réellement possédé un esprit de mysticisme collectif, et un esprit très-pur : nous regardions avec dédain les premières femmes du monde venues au culte et ne trouvant dans les harmonies wagnériennes, dans la bacchanale de Venusberg, dans le prélude et le duo de Tristan, que les motifs d’une volupté nerveuse presque spasmodique, une nouvelle occasion de frissons, d’exacerbation de « libido ». Nous les aurions volontiers injuriées. Nous subissions aussi cette emprise, mais nous ne songions qu’à l’unité suprême des arts, réalisée par ce créateur supra-humain, Parsifal bien plus que Klingsor. Et maintenant certes les filles-fleurs ont fui et le désert remplace le palais de l’enchanteur : mais dans ce désert rayonne toujours une lumière sacrée, faite des souvenirs de toutes nos ferveurs, de toutes nos piétés, de tous les rayonnements de nos jeunes âmes sincères, qui s’étaient données ! Et nous avons pu vieillir, et voir bien des choses: mais jusqu’à la fin nous resterons, tous ceux de 1890, les fils de Wagner ! "

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