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Soixante et des poussières, âge des redites

Publié le 20 février 2020 par Comment7

Fil narratif à propos  : coupures de presse, l’actualité, le virilisme, la réforme des retraites – la relecture de Joris Karl Huysmans – des œuvres de Kiki Smith vues au Centre de la gravure (La Louvière) – Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun, Les empêcheurs de penser en rond, 2020…

Soixante et des poussières, âge des redites

Politique, existence, milieu

Le fil d’actualités des unes et des brèves, des dossiers et des buzz à propos des discours et décisions politiques, des révoltes et manifestations qui tentent, sur de multiples front, d’enrayer le capitalisme, reste profondément imbibée de virilisme. L’atmosphère délétère rend difficile de déterminer s’il s’agit de mâle apothéose ou de ses débâcles apocalyptiques. Mais c’est là, comme une insistance malsaine, quelque chose qui s’obstine à poursuivre dans la même voie catastrophique, en dépit de tous les signaux d’alerte, de tous les indices sanitaires révélant des pathologies dépressives de plus en plus répandues, pugnaces, innovantes. A contresens de toutes les exhortations à changer d’imaginaire. (voir plus loin). Que ce soit au niveau méta, international, national, local ou, tout simplement à l’échelle des relations de pouvoir au sein de l’entreprise où il travaille. Tous ces virilismes d’ampleurs différenciées se renforcent, imbriqués les uns dans les autres, cette intrication les dotant d’une sorte de cuirasse naturelle. « C’est ainsi que la nature l’a voulu. » Et il pense, avec une pointe de cynisme, qu’il y aurait une formidable business à inventer, un formidable plan de rééducation à élaborer, selon des dispositifs de débats démocratiques, démultipliés à tous les étages. Comme au Rwanda après le génocide quand il s’est agi de réconcilier victimes et bourreaux. C’est une bien belle source d’inspiration, à méditer ! Mais on n’y est pas. Le virilisme, même s’il commence quelques fois à être décrié, y compris dans les grands médias, via les propos d’une personnalité engagée, suinte entre les lignes, est désigné à la rigueur comme un travers, rarement comme la cause de bien des maux actuels. La vague féministe ne conduit pas les uns et les autres à tirer toutes les conséquences qui s’imposent, juste à aménager certains rapports de parité. Jouer sur les apparences, les design. Ainsi, dans le journal Le Soir, un entrefilet de petite gazette, informant qu’un corps militaire d’élite allait mener des expériences extrêmes dans le Grand Nord, précisant que pour ces gens-là, la mort d’un de leur collègue fait partie des risques normaux du métier. Relayant le style désincarné d’une dépêche, la dépêche irradie l’admiration à l’égard de héros qui vont endurer des expériences inaccessibles pour nous simples mortels et qui devraient déboucher sur des découvertes et des inventions, utiles en priorité pour la guerre, pour la société civile dans un second temps (comme une majorité des innovations technologiques), et donc pour nous. Ces brutes se sacrifient pour nous, voilà le message ! Mais cela peut prendre parfois, encore, la dimension d’une célébration involontaire, mais combien révélatrice, étalée dans tous les médias, ressassement obstiné, sordide vertige de l’auto-célébration de l’éternité testosteronée. Images archétypes du radotage de genre. Comme à l’occasion du décès de Kirk Douglas. Quasiment toutes les photos exhibées en une, rappelant ses rôles emblématiques, révèlent comment le cinéma s’est emparé de son physique pour lui faire endosser le rôle du mâle exemplaire, singulier et, par le truchement des films, mâle transcendé, incarnation de la virilité universelle. La personnification de la plastique énergique et virile comme ferment essentielle de toute histoire, de toute aventure humaine, voire de tout récit digne de ce nom. Sans que l’on puisse pour autant affirmer que c’est ce que l’acteur souhaitait exprimer. Il a fait, selon sa constitution, son talent, ses relations, ce que la machine hollywoodienne a voulu faire de lui. Comme avec beaucoup d’autres. Heureusement, l’effet implacable du temps fait que certains clichés, où le personnage pose pour la presse people en athlète providentielle, à l’écran comme à ville, lui donne aujourd’hui l’allure désuète, pour ne pas dire ridicule, d’un matamore de foire dans son slip d’un autre âge.

L’enfance, l’héritage, le jardin

Il prend un café avec un ami croisé par hasard. Rare moment de détente, faciliter de parole pour aborder tout, sans réserve. Plaisir d’échanger même si leurs mots, leurs phrases s’entraident à caractériser le plus justement possible la gravité de la situation écologique, le cynisme des inégalités sociales. Tout ce qui plombe de plus en plus le moral des jeunes. Le leur aussi. Mais, dit alors l’ami, « j’ai l’avantage d’avoir eu une enfance heureuse », cela tient à une conjonction complexe alliant données familiales, lieu de vie, tournure d’esprit personnelle, et ambiance d’époque (années 50/60). Mais ça aide pour endurer, amortir les coups. Oui, lui aussi, a eu une enfance absolument heureuse, sans tache. Et il en sent chaque jour la force continuée. Même si, cette fois, ces ressources s’épuisent, vacillent quelques fois, attaquées de toutes parts, détruites par diverses relations toxiques. Comme si le développement de la société, désormais, voulait éradiquer ce genre de bonheur, immatériel, non marchandable, par le biais de l’esprit de lucre, d’envie, par le sadisme de quelques personnes affiliées au mal. Il tente de préserver ou reconstituer modiquement ce capital initial de bonheur en s’oubliant au jardin, rassembler en tas les bûches d’un élagage (discret, pour perturber le moins possible le trajet des oiseaux).

L’imaginaire, l’aliénation, l’engagement

Virilisme aussi, mais de quelle autre amplitude – mais encore une fois, ils se tiennent et se soutiennent – , à l’œuvre dans le bras de fer entre opposants à la réforme des retraites en France et le pouvoir macronesque. Le virilisme capitaliste, incarné par le gouvernement En Marche, est déterminé, cette fois, à ne pas faire marche arrière, à tout écraser sur son passage pour, enfin, avancer dans son plan ambitieux de contre-réforme, de détricotage de l’État social. Il a assez cédé, reculé, par le passé, lors de tentatives précédentes.Ca suffit. Ce dont il s’agit dépasse le stade national d’un pays réformant, en toute souveraineté, son modèle de droits à la pension. Ce qui se joue là est un basculement de société et peut faire tache d’huile bien au-delà de la France. Comme jadis où les luttes s’internationalisaient, il se dit qu’il serait utile de se soulever ailleurs, aller manifester en France, soutenir les citoyens et citoyennes qui contestent, et encourager les syndicats dans leur recherche d’alternatives. Le ton général des médias et commentateurs les plus visibles, plutôt conservateur, est celui de compte-rendu d’un match où il importe surtout de compter les points pour déclarer, le moment venu, le vainqueur incontestable. C’est pourtant quelque chose de grave qui est en train de se passer, comme l’écrit Alain Supiot, limpide et essentiel comme toujours : « Les politiques néolibérales conduites en France depuis une vingtaine d’années ne se sont donc pas seulement traduites par la privatisation de nombreux services publics, mais aussi par une étatisation de la sécurité sociale. Elles tendent à faire disparaître le « tiers secteur » hérité du consensus de 1945, régi par la démocratie sociale et la paritarisme. L’étatisation en cours de l’assurance vieillesse par l’anéantissement des régimes de retraite propres aux différentes professions est le préalable à la mise en œuvre des recommandations formulées dès 1994 par la Banque mondiale : substituer des cotisations définies aux prestations définies * et irriguer les marchés financiers par une épargne rendue inévitable par la paupérisation des systèmes par répartition. Cette évolution est liée à la primauté acquise par le secteur financier (banques et assurances) dans la direction économique du pays. (*Tandis qu’un système à prestations définies garantit au travailleur un taux de remplacement de son salaire, un système à cotisation définie lui attribue des « points » dont la valeur liquidative n’est pas garantie. » (Alain Supiot, La force d’une idée, Les liens qui Libèrent, 2010, p.44) Jacques Rancière, philosophe prenant la parole devant les cheminots le 16 janvier, enfonce le clou : «  C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’autoexploitation. » (Le Monde). Dans le même journal, un collectif d’intellectuels (Benasayag, Méda, Stiegler…) explique que ce «  ce nouveau régime nous semble plus qu’inquiétant. Il a le goût lacrymogène du poivre et du sang », et explicite l’ampleur du basculement civilisationnel qui cherche à se rendre effectif et inéluctable, aux dépens du plus grand nombre et de la démocratie. « Nous pensons, au contraire, qu’il faut réinventer la démocratie, alors que l’on est en train de la miner par une perversion des usages gouvernementaux et par la désespérance des mouvements sociaux, des contre-pouvoirs et des corps intermédiaires. Seule une véritable démocratie peut redonner aux citoyens et citoyennes le sens de leurs  responsabilités, mais aussi refonder notre communauté politique pour œuvrer à un monde plus humain, plus juste et plus respectueux de l’environnement. » Même si les journaux donnent la parole aux manifestants, aux syndicats, ouvrent leurs tribunes à quelques penseurs engagés, le ton général reste celui d’un climat où l’on compte les points, où il suffit d’arbitrer et s’assurer que c’est bien le plus fort qui l’emporte. Pour rendre sa victoire objective, incontestable. D’où ces titres qui ne cessent d’ausculter le nombre de participants aux cortèges, aux piquets de grève. Comme si l’essentiel du ressenti, de la raison de s’opposer à ce qui vient, résidait dans ce quantitatif visible. Combien sont-ils, K.O., dans leurs quotidiens fragilisés ou dans leurs luttes sans écho, à entendre l’énonciation des chiffres qui célèbrent la loi du plus fort ? Combien sont-ils à attendre que les discours qui conditionnent les agendas politiques, et les médias qui évangélisent cet agenda social, leur prodiguent l’accès vers d’autres imaginaires ? Dos au mur de chaque problématique inextricable – le climat, les inégalités sociales… -, l’incantation à « changer d’imaginaire ». parcourt la société. François Jarrige, historien des techniques, ne dit pas autre chose dans son interview à Libération, concernant les défis technologiques liés aux énergies qui fondent nos modes d’existences : « Le renouvelable est donc un équipement matériel qui accompagnera notre transformation pour que le monde reste vivable, mais ce n’est pas la solution ; c’est est une, parmi une multitude d’autres. Il faudrait d’abord un changement d’imaginaire global de notre rapport au monde, de notre notion de confort, ou de mobilité. Ce n’est que parallèlement à une transformation massive de cet imaginaire et de nos pratiques que le renouvelable peut trouver sa place. » Par où œuvrer à un changement « massif » d’imaginaire !?

L’exercice, le grand air, le maillage

Comme beaucoup d’autres, il cultive des exutoires dérisoires. Depuis des années, tous les dimanches,  il traverse ce village comme sur des rails, pris dans un circuit automatique. Il longe la propriété du château, chicane sur la place où, généralement, quelques habitants astiquent leur voiture, coup d’œil à travers les grilles vers la demeure seigneuriale, les serres, le parc, ses vieux arbres, les douves, puis l’abris forestier, les daims qui broutent. Petite bosse, tournant à droite, faux plat rectiligne vers le clocher du village voisin. Le village est tapi au pied d’une butte qu’il masque de ses habitations si bien que, défilant la, dans son costume de cycliste, à la manière d’un coureur égaré de critérium de kermesse, courant derrière un peloton hypothétique, il ne fait jamais qu’effleurer le mont. Il le sent. Ce dimanche, juste avant d’obliquer, l’effet « circuit automatique » se désagrège, sous l’effet d’un léger heurt, il hésite inexplicablement, reste en équilibre un temps sur les deux roues, frappé par un panneau qu’il n’avait jamais vu, à gauche, un indiquant le chemin vers un hameau au nom inconnu. Une route dérobée par l’angle des maisons. Il a une très brève hésitation, quitte la voie habituelle et s’engage dans cette ruelle intrigante. Une sorte de déraillement qui le propulse au cœur de la butte. D’un coup, après une courte montée qui masque l’horizon et une forêt insoupçonnée protégeant une contrée de toute curiosité, de nouvelles perspectives s’ouvrent à lui, une respiration plus large. Comme si la toile de l’horizon engluée dans les formes bâties du village et son château, se déchirait et révélait un nouvel horizon, plus lointain, libre, un vrai horizon inaccessible. La route semble s’inventer sous les coups de pédale et le mouvement des roues, selon son désir, à la manière de celle qu’il dessinait à la main, à la plage, dans les tas de sable, avec une sensation grisante de pouvoir tout inventer. Jambes, poumons, matière grise, accord avec la machine cycliste, tout s’excite comme devant des étendues vierges. Il renoue avec l’exaltation des premières échappées à vélo quand, enfant, on a soudain l’impression de maîtriser un moyen pour aller plus loin, plus vite dans le monde alentour. Il sait où il est, il pénètre dans le territoire d’une colline qu’il a souvent grimpée et descendue par les deux routes principales situées sur d’autres versants, éloignés. Là, il s’aventure sur les flancs, il découvre l’intérieur de la colline, un lacis de chemins parmi fermes, bosquets, pâtures, chapelles, manoirs et hameaux, un vrai diorama de rêve, un décor de jouets comme il en créait pour ses réseaux de petits trains électriques. Un sourire naïf lui revient aux lèvres, un appétit insouciant, toutes les tensions de la vie se relâchent (sans disparaitre). L’enchantement atteint son comble quand, quittant quelques logis campagnards agglutinés, une côte raide gardée par les vaches, se termine près du ciel gris et que de l’autre côté, la plongée abrupte révèle de voluptueux coteaux, la route sinueuse dessinant des ellipses et enfilant des tournants de montagne russe, l’ensemble barré du nord au sud par une aérienne et double muraille de peupliers plantée sur un talus vert de chez vert. La route franchit d’un zigzag le rideau des arbres – dépouillés de leurs feuilles à cette saison, donc presque fantomatiques –  près d’une métairie blanche qui, avec ses dépendances, évoque un ermitage perdu dans la verdure, au pied d’une nouvelle ascension verticale. La succession de descentes et montées l’enthousiasme, le happe, c’est le genre de configuration où l’on est pris par le paysage et ses reliefs, ses formes intimes, on les épouse dans la vitesse du pédalier, dans l’impression de voler (même lentement), et cette frontière d’arbres avec son bâtiment de douane encastré dans l’alignement des troncs lui imprime assez, dans les fibres, la conviction d’avoir traversé un nouveau pays et de réintégrer, après dépaysement, sa région de résidence. Il reconnaît la flèche du clocher qui pointe au-delà le dernier promontoire. Il se sent, après, comme ayant accroché de nouveaux organes, vierges, non circonscrits, mais flottants, des limbes qui peuvent ou non évoluer, maturer, prendre des formes, des possibilités de développements aléatoires, des réserves d’évolutions. Soudain, des zones de replis le lestent agréablement, comme d’avoir repéré des contrées où fuir, s’installer, recommencer sa vie, avec le fantasme que ce recommencement comporterait une réelle remise à zéro du compteur des années. Le fait d’avoir traversé ces paysages en avalant beaucoup d’air, avec une ventilation maximale des poumons due à l’effort cycliste, renforce la consistance aérienne, éolienne, voire onirique des images retenues des étendues entraperçues, beaucoup plus que s’il y avait été marcheur, plus lent, plus en osmose, moins « survolant ». Ces instants de grande ventilation où, comme jamais, son organisme se manifeste pluriel, ouvert, sans enveloppe fixe et protectrice, perméable, toujours en train de se construire – ce fil de construction ayant débuter dans le ventre maternel, constituant toujours ce trait d’union improbable, non connaissable du passé-présent-avenir -, se tissant maille à maille, se maillant de tout ce que ses cellules attrapent, celles des yeux, des muscles, des oreilles, de la peau, où il se sent baigner, physiquement et émotivement, charnellement et conceptuellement , dans « les mailles élémentaires de tout ce qui se fait, ou se tricote, et chaque maille met en jeu ce sentir très particulier qu’est le devenir problématique de toute continuité. Pas de rupture ici, mais le retour perpétuel de la question « comment ? ». Comment prolonger, maille sur maille ? Comment hériter ? Comment faire sien ce qui est donné ? Comment faire compter ce à quoi nous avons affaire ? ». (Stengers)

L’ange, la vierge, l’originale

Parfois, ce maille à maille dérape. Ou ce sont d’autres sortes de mailles, non formatées, imprévues, non compatibles directement avec ce qu’il a déjà tramé. A force d’effectuer régulièrement le même circuit dans la même campagne, il lui arrive que, plongé dans l’effort, harmonisant respiration et engagement musculaire, vide reposant intérieur, écoute de ses fibres et fluidité des mouvements cadencés, il ne sache plus exactement à quel endroit de sa boucle coutumière il se situe. Il est quelque part dans le circuit habituel, mais où ? Depuis combien de temps ? Il pédale à vide dans une sorte de néant, un décor vierge, neutre. Atomisé. Le mouvement rythmé est sa seule consistance. Idéelle. C’est une sorte de chute, de même nature que celle que prodigue – rare mais radicale – la beauté de jeunes filles dont la grâce, lumineuse, a quelque chose d’extraterrestre, de « venu d’ailleurs », sans attache, sans compromis. Des présences tellement attirantes et intouchables articulées sur des colonnes vertébrales éthérées, échappant à la science, à ce que la biologie dit des corps. Il se souvient d’une jeune philosophe, fraîchement diplômée, postulant pour un emploi social. Il siégeait dans le jury. Il avait été subjugué par le « à côté de la plaque », de la jeune femme, relevant plus de la candeur que de l’incompétence. De cette candeur capable, finalement, de tout réussir. Et  alors que l’on jugeait son aptitude à correspondre aux cases d’un profil d’employabilité, systématiquement, elle répondait en-dehors des schémas, elle démontrait son étrangeté, avouait sans trouble ne pas détenir les compétences requises, mais se mettait à réfléchir, amorçait des solutions, des plans B. Elle était à contre-emploi et y marinait savoureusement. C’était sans doute cela l’essentiel de son travail. Tellement, finalement, sans doute qu’embauchée, elle aurait pu répondre aux attentes et réinventer le job à sa manière. Peut-être. Sans jamais se laisser démonter par la béance qui s’installait entre sa personnalité, son désir de travailler et le dispositif d’embauche, avec son obsession de détecter le bon sujet, rationnellement, elle affichait une volonté candide, elle transfigurait la totalité de la situation. « Erreur de casting » dit-on en pareille situation. Là, devant lui, une sorte d’ange, voilà, de la chair irriguée d’imaginaire alternatif. Et ça balbutie, forcément, c’est tendre, peu affermi, chancelant, mais radieux. Ca s’invente. Face à ce qui se présente comme un accès au marché du travail, dont elle a besoin pour vivre – ce qu’elle précisé en évoquant qu’après ses études, à peine terminée, il lui fallait reprendre contact avec le réel -, elle ressemble à l’amarante qui, nous apprend Isabelle Stengers, a su déjouer le Roundup. « Ne pas s’adapter à un milieu où l’usage de Roundup est devenu systématique est, pour les amarantes, synonyme d’éradication, et c’est bien, d’ailleurs ce que vise l’herbicide. La variante résistante a profité du milieu ravagé par l’intervention humaine pour proliférer. Elle n’a pu le faire  que parce qu’elle a déjoué la visée éradicatrice, a répondu de manière nouvelle, originale, à ce qui aurait dû lui être toxique. » (Stengers, p.140) Il aurait tout donner pour encourager cette authentique originale, se lier, devenir un soutien, créer un lien qui permettrait d’accompagner ce devenir biche d’une autre espèce, jamais vue, jamais entendue. Il la déclinerait volontiers dans une iconographie infinie de nouvelle Vierge. Le fruit de ses entrailles étant imprévisibles. D’autant qu’elle parlait volontiers, sans rougeur, de sa militance en faveur des sexualités alternatives. Des modes de reproduction florale à découvrir, encore ignorée par la science. Il sortit de la confrontation, mal assuré, vieilli, secoué. Il avait beau se creuser les méninges, scruter ses tripes, cela ne ressemblait en rien à un simple attrait pour une jeunesse. Ce qu’il percevait de vibrant dans la jeune philosophe n’était pas un rappel mélancolique des amours de son jeune âge. Pas une simple attirance de vieux pour la jeune  chair. Quelque chose d’autre pointait à travers cette présence de femme, nouvelle, la gestation précisément d’autres imaginaires. Désopilant, déconcertant, désorbitant. A commencer par la manière de penser la relation au travail, la façon de mettre son corps, son esprit au travail à l’occasion d’un entretien d’embauche. Un grand désarroi, alors, face à l’irruption d’un être avec qui il serait possible de réapprendre à vivre, autrement, sans passer à côté de l’essentiel, en restant au plus proche du don de l’enfance heureuse.

La relecture, l’endurance, la baignoire

Cette obsession de « retour à », recommencer, revenir sur ses pas, regagner du temps, se marque dans ses lectures récentes. Ou plutôt de relecture. Ressassement commémoratif. Pulsion à remanger les nourritures spirituelles déjà avalées, peut-être  régurgitées au fil des années, affadies par l’âge. Il revient dans des livres lus, il y a longtemps, du temps où il se formait, où des choses prenaient forme à travers lui. Quand le bonheur de l’enfance entamait sa collision sans fin avec le réel, les faits hostiles. Il relit les romans et nouvelles d’un auteur qui avait été une révélation, une ombre protectrice,  une présence. Il éveillait des sentiments ambivalents sous une attirance indéfectible, la reconnaissance de proximités troubles, même si cela se traduisait dans des formes, des prises de position qu’il ne pouvait forcément faire siennes, il y avait un « sensible » qui lui ressemblait, qu’il partageait, une chair commune, une palpitation avide et inquiète. Il reconnaît tout ça, au fil des pages, les personnages, les faits et les situations, le rythme du récit, les trames si particulières. Il se souvient y avoir adhéré. Les temps de lecture, celui d’autrefois, celui d’aujourd’hui, se mélangent, se brouillent. Il se revit, il éprouve les flux entre passé et devenir, ce qui était possible, ce qui a été choisi au détriment de diverses autres voies, ces possibles qui restent, sédimentent la mélancolie. Ce bazar à travers lequel il a tout de même maintenu, produit une continuité, vaguement perçue comme colonne vertébrale éthérée, qu’il aurait bien du mal à définir rationnellement. Est-ce la sienne ? Celle d’autres instances à travers lui ? Et comment les possibles qui n’ont pas été choisis continuent à l’alimenter ? Au fil des choix qu’à tout instant il a effectué, des pistes sont exclues et ce processus d’exclusion « laisse une marque, qui est sa contribution au processus de détermination : elle donne à la décision une teneur émotionnelle par où insiste ce qui aurait pu être, mais n’est pas. » (Stenger, 88) Que ce soit lors de la lecture où, à chaque mot, chaque phrase, chaque idée et image, des compréhensions et interprétations sont posées, se nouent les unes aux autres, dessinent des généalogies partagées entre l’imaginaire de l’auteur, de tout ce qui l’inspire et celui du lecteur, de tout ce qui le traverse et vient se glisser dans le texte, que ce soit dans la transe cycliste où chaque coup de pédale correspond à l’effort pour se maintenir en équilibre au gré des dénivelés, tracer son sillage en absorbant tout ce que le paysage extérieur, la nature, mais aussi venant de l’intérieur, l’agitation permanente de l’itinéraire biographique, les espoirs et les craintes devant l’avenir, les blessures infligées par le climat politique, social, économique absolument délétère, les anxiétés inoculées par les virilismes malsains, les vexations sidérantes propagées par le chef au boulot, ce qui prédomine est le soucis de renforcer son endurance, de se maintenir la tête hors de l’eau, au juste milieu entre exaltation et désespérance, apprendre à supporter l’instabilité, à en jouir, parce que jamais rien ne se stabilisera comme étant « la » bonne position, le bon maintien, la permanence. Tout est sans cesse remis en jeu par la stimulation des occasions, des sollicitations les plus diverses. « Le maintien d’un caractère ne répond pas à un pouvoir de se maintenir, mais à concours de décisions occasionnelles, dont toutes sont l’affirmation d’un « ainsi » qui aurait pu être autre. » (Stengers, 99)

Mais ce n’est pas tant le récit retrouvé, revécu tel que la première fois après tant d’année, qui provoque ces flux temporels entre ce qu’il fut, ce qu’il est devenu, ce qu’il devient, entrevoyant à présent entre toutes les lignes le terme de l’existence, ce qui restait très abstrait il y a 40 ans. Ce sont plutôt des détails, des zones hypersensibles du texte, soudain en miroir avec les mêmes zones, excitées dans son cerveau. Des descriptions qu’il aurait été bien en peine de se remémorer, et qu’il redécouvre avec la même surprise, le même émerveillement qu’initialement, qu’à la première fois. Cela peut être de courts fragments extrait d’une image fouillée d’une table où s’apprêtent à manger les personnages : “Près des filets luisants des couverts et des lames claires des couteaux, les assiettes mettaient sur le blanc de craie de la nappe des ronds d’un blanc plus jaune que surmontait le gris diaphane des verres traversés par des coulées de jour qui descendaient du calice dans le pied où elles s’arrêtaient scintillant en un point vif. » (En ménage, page 469, La Pléiade) Cette coulée de jour ! N’a-t-il pas appris par ce genre de lecture à regarder comme un peintre, avec attention picturale et musicale, et un désir inassouvi de recherche du mot juste, n’est-ce pas cela qui a conditionné la manière de se construire, d’essayer de se fabriquer une chair d’enfance heureuse au-delà de l’enfance, bien au-delà, insensément ?

Ou, à la manière d’une mise en abîme, le récit d’une plongée dans une baignoire de bains publics, replis dans un refuge amniotique, où les bruits du monde s’éloignent, l’illusion d’être à l’abris, d’avoir mis de la distance entre sa vie et les menaces extérieures, à la manière dont, souvent, les effets de la lecture ont joué sur sa perception d’être au monde, protégé, dedans mais à l’écart, jouissant de la faculté de tout entendre et voir à travers des filtres protecteurs, mais sans rien perdre de la saveur dérangeante des choses, les vivant de l’intérieur. Voluptés étranges, maladives, d’un instant reclus. « Il se blottissait dans l’eau chaude, s’amusait à soulever avec ses doigts des tempêtes et à creuser des maelstroms. Doucement, il s’assoupissait, au bruit argentin des gouttes tombant des becs de cygnes et dessinant de grands cercles qui se brisaient contre les parois de la baignoire ; tressautant, alors que des coups furieux de sonnettes partaient dans les couloirs, suivis de bruits de pas et de claquements de portes. Puis le silence reprenait avec le doux clapotis des robinets, et toutes ses détresses fuyaient à la dérive ; dans la cabine, voilée d’une vapeur d’eau, il rêvassait et ses pensées s’opalisaient avec la buée, devenaient affables et diffuses. » (A vau-l’eau, p.506) N’a-t-il pas, en permanence, au cœur, aux tréfonds, une part de lui-même qui barbote dans cette baignoire oubliée, enfouie, préservant un nœud de pensées opalisées de buées, à la manière de ces noyaux de vide dans les niveaux à bulle ?

Les parents morts, les fleurs, la langue

Des bulles où il échange, plutôt qu’avec les portraits emblématiques d’acteurs virilisés, avec des images telles qu’elles peuvent le surprendre, le désarmer puis l’enchanter, par exemple dans une exposition de Kiki Smith. Les fleurs ou l’image de la dame à la main tendue vers une trinité de paons, leurs roues telles des cosmogonies de corolles entre animal et végétal, paraboles d’analogies féériques, libératrices. Parce qu’avec les fleurs, ou n’importe quoi, elle replace le cours de nos vie dans des temporalités « autres », soucieuses de tout ce qui n’est pas nous, tissées de ce qui nous échappe, qu’on ne cesse d’agripper par ailleurs, par subterfuge, pour avancer, aller de l’avant, prendre des années, ressembler de plus en plus, finalement, aux fleurs qu’il aime depuis la première fois où il les vît. Où il commença à prêter attention à ses propres devenirs fleurs. Bébé, dans l’herbe, touchant pissenlits et pâquerettes ? Au printemps, partant cueillir lilas et jonquilles pour revenir fleuri sa mère ? Avec d’emblée ce sentiment diffus de transfert : dans ces brassées de fleurs, fourmille quelque chose de moi qui, sans cela, ne pénétrerait jamais l’autre aimé. Communion florale. Les fleurs de Kiki Smith ne sont pas des objets étrangers, distants, merveilles d’une nature différente que la nôtre. Elles sont faites des mêmes tissus que nos floraisons. Elles expriment les mêmes sentiments que les humains. Elles semblent jouer de la musique, exhaler leurs fragrances comme on muse une mélodie intime. Il voit s’échapper de leurs pétales emmêlés, comme un souffle, une âme s’extirpant d’une dépouille, un halo déjà séparé, expulsé, mais flottant près des tissus, imperceptible transfiguration. Comme ce qu’il vit et respira aux chevets de sa mère, de son père. Quelque chose de transmis dans la mort. Derniers souffles qui migrent vers les organismes affinitaires les plus proches. Ce qu’il admire chaque fois qu’il passe devant la vitrine du fleuriste de la rue Racine où les bouquets ne sont pas présentés comme des choses à emporter chez soi, objets neutres et inanimés, mais l’ensemble agencé en théâtre de fleurs qui meurent pour nous, magnifiques dans leurs derniers instants en vases, certaines, là, ouvertes à l’extrême sur de raffinées confessions insaisissables, les pétales près de chuter, révélant l’inexprimable que l’on transfère dans le langage symbolique des fleurs, chair substituée à la chair.

Ces études de fleurs, ces hommages aux fleurs, parloirs cosmiques où entendre encore les sons des disparus les plus chers, prolongent, renforcer la célébration sans fard de l’agonie maternelle. Reconnaître cette agonie singulière, celle de la mère de l’artiste, comme celle de sa propre mère, telle qu’elle fleurit, fane, fleurit, fane, cycle ininterrompu en lui. Au fond d’une chapelle, c’est un vaste retable contemplatif, un faisceau de lignes sans cadre, du néant à la vie, de la vie au néant, entre mort et résurrection. C’est un groupe de 12 gravures sur bois, « tirées en noir sur un délicat papier japonais », bien alignées sur deux rangs superposés. Leurs rectangles noirs se reflètent dans le sol luisant, ainsi que les points lumineux qui les éclairent, astres lointains. L’ensemble s’intitule « Mortal », cartographie toute l’attention happée par le visage, les mains, les pieds, peu à peu métamorphosés par la mort, le retrait de la vie, l’entre deux (où l’on espère encore tellement le miracle). Le regard sur ce qui s’éteint exprime la fascination, l’amour et la tristesse, restitue toute l’expérience confuse, bouleversante de la contemplation de la disparition progressive des proches indispensables, la transcendance des liens, le rappel de tout ce qui a été tissé de l’une à l’autre, l’impression que quelque chose survivra à la mort. Ce que l’artiste traduit par un évident mimétisme. Combien se reconnait-on dans ce qui, si proche, surtout quand il s’agit d’un parent qui nous a donné naissance,  meurt sous nos yeux ? L’agonisante est au cœur d’un écheveau de lignes, celles du visage, des mains et des pieds, celles de ce qui l’entourent, les plis de draps et d’oreillers. Ces lignes se rejoignent, établissent des réseaux communs. Cette cartographie de lignes s’élargit, évoque les structures mémorielles intérieures, les paysages autant mentaux qu’environnementaux qui constituaient l’ancrage de la personnalité moribonde, tracés des subjectivations qui ont fait de ce parcours de vie un itinéraire personnel, singulier. Mais ces lignes, denses, vives, touffues évoquent aussi le vivant « indistinct » auquel retourne l’être incarné, dessinent une continuation dans le grand tout, mais aussi, tout autant, représentent les fils arachnéens traversant le néant, d’où surgissent les naissances. L’interdépendance totale, inéluctable, bienfaisante. A partir de là, il n’y a plus de linéarité évidente dans la suite de gravure, conduisant à l’image finale, où tout finit, mais un récit à double tête, se dirigeant autant vers la mort que la résurrection. Le mystère de l’origine – d’où venait ma mère ? – se fond dans le mystère de la destination – que reste-t-il après la mort ? L’ensemble parle de la migration de ce qui, pendant un certain nombre d’années, a été « ma mère », vers d’autres existences, et d’abord se nichant dans l’imaginaire de l’artiste qui le dissémine en chaque visiteur recueilli. Et cela, à la manière des pissenlits, par ailleurs si bien représentés par l’artiste, fantomatiques, crépusculaires, parcourant les abysses du vide, propageant des brins de vie, semences de lumière, que l’on croit intarissable, ayant existé de toute éternité mais qui, au contraire, aujourd’hui résonne lugubrement dans la crainte de la sixième grande extinction. Tiens, pour de futurs enfants et petits-enfants, l’envol des graines de pissenlits ne parlera plus. Plutôt que la figure de Ben-Hur ou Spartacus, héros confirmant le muscle mâle comme fibre principale des solutions contre les jougs quels qu’ils soient, la main tendue d’une femme, vers les parades mystérieuses des oiseaux étoilés, humble, à l’écoute des interdépendances. Des imaginaires, à ce stade, difficilement conciliables. Une rupture est indispensable ou, pour certains, un effondrement.

Pierre Hemptinne

Soixante et des poussières, âge des redites
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