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Le roi Louis II, Sissi, François-Joseph et le couple impérial russe. Ambiances de Kissingen à l'été 1864.

Publié le 04 avril 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco
Des lettres de Kissingen publiées dans La Presse du 8 juillet 1864, si ravissantes que j'ai eu envie de vous les partager. Das waren noch Zeiten...

Le roi Louis II, Sissi, François-Joseph et le couple impérial russe. Ambiances de Kissingen à l'été 1864.

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LETTRES DE KISSINGEN
On nous écrit de Kissingen, juillet 1864.
Kissingen offre actuellement un spectacle digne d'attention. Cette petite ville, habituellement si calme, presque endormie une bonne partie de l'année, qui compté a peine 3,600 habitants, est animée par la présence de plus de 3,500 étrangers, et il est rare de sortir sans rencontrer des souverains, des personnages de la plus haute distinction, des hommes illustres à divers titres. Cette affluence de têtes couronnées, de ministres, de diplomates, aide à expliquer les bruits répandus dans plusieurs grandes capitales, et d'après lesquels on devait traiter à Kissingen des questions politiques d'une haute importance.
Que peut-il y avoir de fondé dans ces bruits ? Si je voulais, je pourrais me livrer à des conjectures vraisemblables, chose très facile ; mais, outre qu'elles exposent à des mécomptes, quelquefois au ridicule, je sais que vous ne les aimez guère. Assez d'autres, à ma place, auraient pénétré des secrets se rattachant aux difficultés pendantes, voire même à l'équilibre européen ; quant a moi, je n'ai pas eu cette bonne fortune,e t vous m'en croirez aisément.
Chacun ici soigne sa santé, c'est l'affaire principale. On cause sans doute, et même beaucoup, puisqu'on a tout son temps, mais on parle de tout autre chose que de politique ; à cet égard, on se croirait en pleine Arcadie. On suit un régime assez sévère, trop sévère même, disent quelques jeunes femmes, dont le teint n'annonce pas une santé bien chancelante, car les docteurs tiennent rigoureusement à leurs prescriptions. Les plaisirs sont calmes, modérés ; ils se bornent à des excursions poussées quelquefois jusqu'au sommet des monticules qui entourent et dominent la petite ville, à des promenades fortifiantes, à des exercices réguliers ; le genre de vie est exemplaire, un peu monotone, mais essentiellement favorable au repos de l'esprit, au rétablissement de la santé. La politique et les passions qu'elle excite n'ont rien'à faire à Kissingen.
Quoique j'aie vu des personnes en situation de connaître les choses, je n'ai pas ouï dire qu'on ait installé ici des chancelleries d'où l'on expédie chaque matin des courriers pour toutes les capitales, et d'où l'on gouverne les Etats à distance. Un libraire de Francfort ouvre une boutique à Kissingen pendant la saison des eaux ; il vend et loue des livres et tient aussi un salon où l'on peut lire quelques journaux. Dans une de ces feuilles, qui s'est fait une spécialité des commérages les plus hasardés, quelques personnes ici ont lu avec étonnement que  le prince Gortchakoff, avec ses secrétaires et ses attachés, est logé dans un hôtel où il a établi toute une chancellerie de campagne ; que de nombreux employés y travaillent toute la journée ; que des courriers vont et viennent, etc.
Cela est de pure invention, et si je relève dépareilles inexactitudes, c'est parce qu'elles auront pu être reproduites par des feuilles de Paris qui se respectent et qui respectent leurs lecteurs. Informations prises, je puis vous dire que le prince Gortchakoff n'a été accompagné que par deux fonctionnaires supérieurs de son ministère, l'un et l'autre, assure-t-on, d'une capacité éprouvée et possédai la confiance du prince ce sont le baron Jomini, conseiller privé, fils du célèbre écrivain militaire, et M. Hanburger, conseiller d'Etat. Il faut beaucoup de bonne volonté, on en conviendra, pour  avoir vu une légion de secrétaires et d'employés, là où il n'y en a que deux. Il n'existe qu'une seule chancellerie, celle qui est désignée sous le nom de chancellerie de campagne. Lorsque l'empereur voyage, elle l'accompagne, reçoit ses ordres et les transmet. En l'absence du monarque, le mouvement de la machine gouvernementale ne saurait être suspendu ; il faut pourvoir aux choses urgentes, ta chancellerie de camp est placée sous la direction du comte Alexandre Adlerberg, aide de camp général, et l'un des fils du ministre de la maison de l'empereur.
L'empereur et l'impératrice de Russie ont amené trois de leurs enfants, la jeune grande-duchesse Marie et les grands-ducs Serge et Paul, âgés de quelques années seulement. Le grand-duc héritier est attendu d'un instant à l'autre. Le personnel attaché au service particulier de l'empereur n'est pas nombreux. L'impératrice s'est fait accompagner de quelques-unes de ses demoiselles d'honneur.
Le grand-duc Constantin est de retour à Kissingen. Il était allé à Goslar (Hanovre), où la grande-duchesse reçoit les soins d'un habile médecin. Le convoi, qui le ramenait ici, a éprouvé un accident qui, heureusement, n'a pas eu de suites fâcheuses pour ce prince. II a été nommé colonel d'un régiment de cuirassiers bavarois, et il a eu hâte de revenir, afin de recevoir les officiers de ce régiment, qui sont venus saluer leur nouveau chef.
J'ignore si les hommes d'Etat venus ici s'occupent d'affaires ; mais on serait tenté de croire le contraire. On les voit fréquemment à la promenade, où ils causent loisir et particulièrement ; ils prennent des bains, la Faculté leur ordonne de faire des courses et de suspendre tout grand travail ; ils ont des devoirs de courtoisie et de haute convenance à remplir ils reçoivent des invitations et donnent des dîners ; où trouveraient-ils le temps de vaquer aux choses de la poétique ?
En se rendant ici, les puissants de la terre, les princes, les personnages que la naissance, le rang, la situation, la fortune rendent les arbitres des destinées de tant de millions d'hommes, sont venus chercher le premier des biens, la santé. A quelle autre fin y seraient-ils ? Il suffit de les nommer pour que la chose acquière tous les caractères de l'évidence. Kissingen a vu les empereurs de Russie et d'Autriche, et le roi de Bavière et son oncle le prince Charles, le  grand-duc de Mecklembourg, le grand-duc d'Oldenbourg, le grand-duc de Saxe-Weimar, le duc de Nassau, des archiducs d'Autriche, un prince de Cobourg-Gotha, le prince de Wasa, etc. Comme hommes d'Etat et diplomates, je citerai seulement le prince Bazile Dolgorouki, un des personnages les plus respectés de l'Europe, honoré de toute la confiance de l'empereur Alexandre et qui la mérite; le prince Gortchakoff, vice-chancelier de l'empire ; le comte Rechberg, ministre des affaires étrangères d'Autriche ; le comte de Crenneville, premier aide de camp de l'empereur d'Autriche, et, en même temps, personnage politique ; M. von der Pfordten, le ministre bavarois bien connu ; le baron de Budberg, ambassadeur de Russie à Paris ; le prince Nicolas Orloff, ambassadeur de Russie à Bruxelles, M. d'Ozeroff, ministre,de Russie en Suisse et à Munich ; M. d'Okounieff, premier secrétaire de l'ambassade de Russie a Paris, etc., etc.
Les diplomates russes ne sont venus ici que pour présenter leurs hommages à l'empereur Alexandre. Les souverains et leurs ministres ont vécu dans un échange mutuel de bons procédés. S'ils s'étalent réunis dans un but politique, qui oserait prétendre que l'accord eut été parfait ? Loin de m'égarer dans des suppositions, j'aime mieux vous parler de ce que je vois et non de ce que prétendent deviner des gens qui ne savent rien. Tous les jours, dès six heures du matin, on se rend au Kuhrgarten (promenade de la Cure). C'est l'emplacement où jaillissent les sources de ces eaux qui opèrent des guérisons merveilleuses. Il est planté de maronniers, de tilleuls,d'acacias, et bordé, en partie, de galeries où les promeneurs peuvent s'abriter quand la pluie vient à tomber, et ce refuge leur a été précieux depuis quelques semaines. Tandis que l'orchestre fait retentir l'air des sons les plus joyeux, les allées se remplissent rapidement. Les femmes sont en toilette du matin, les hommes mis avec simplicité. On boit à longs traits, sans sourciller, de grands verres d'une eau justement renommée pour ses vertus curatives, mais qui pourrait être plus agréable au goût. De quart d'heure en quart d'heure, on vide un de ces verres ; il y a des jeunes femmes qui recommencent jusqu'à quatre fois, et c'est un courage qui fait mon admiration. A sept heures, il y a foule ça et là, on aperçoit des uniformes bavarois, autrichiens, etc. ; on nomme tout bas aux arrivés de la veille les personnages marquants mêlés au commun des mortels.
L'animation devient plus grande ; les têtes se découvrent en s'inclinant, les dames font de gracieuses révérences. Dans quelques allées, on se range pour laisser le passage libre à d'augustes personnages un empereur, deux impératrices, un roi, sont là.
Le jeune roi de Bavière, grand, mince, élancé, en costume de ville, un crêpe au chapeau, vient faire sa promenade du matin. Sa physionomie respire ta douceur et la bienveillance, il est d'une extrême simplicité, et tout le monde peut l'aborder. On s'incline, il salue, fait un accueil affable, s'arrête et cause avec celui qui a interrompu sa promenade.
L'impératrice d'Autriche vient plusieurs fois le jour au Kuhrgarten, où elle se voit souvent entourée. Hier, un cercle de dames s'était formé autour d'elle, et elle resta là pendant une heure, répondant à toutes avec la plus franche amabilité. Elle est ravissante à voir avec ses cheveux châtain clair qu'elle laisse retomber sur ses épaules en longues nattes, sa taille élégante et souple, son sourire enchanteur. On peut dire qu'elle est un modèle accompli de grâce et de naturel ; elle charme tous ceux qui la voient. Quoique très jeune encore, elle a été éprouvée par la souffrance. On avait cru que le doux climat d'Ionie, puis celui de Venise lui rendraient la santé, mais comme elle était toujours languissante, un médecin bavarois, qui l'a connue dans son enfance, lui a conseillé les eaux de Kissingen. On dit qu'elle s'en trouve bien et qu'elle reprend des forces. Il règne entre les impératrices de Russie et d'Autriche une véritable intimité quand elles se voient, elles vont au-devant 1'une de l'autre et s'embrassent avec cordialité. L'impératrice d'Autriche se promène souvent ; on la voit dans les sentiers, le long de la Saale ; elle fait des excursions à pied aux environs de ta ville, tantôt accompagnée d'une demoiselle d'honneur, tantôt avec le roi de Bavière, son cousin.
Chaque matin, l'empereur et l'impératrice viennent boire l'eau des sources. L'impératrice, au bras de l'empereur, en mantelet noir, robe et chapeau de deuil, est l'objet des démonstrations les plus sympathiques. Elle sourit avec bienveillance ; les regards suivent complaisamment cette physionomie fine et gracieuse où rayonnent les vives lumières.de l'intelligence. On sait que l'impératrice a l'esprit élevé, une véritable instruction ; qu'il ne paraît pas un livre remarquable en Europe sans qu'elle veuille le lire.
L'empereur, Alexandre sort en redingote, la canne à la main, chapeau gris, avec un large ruban noir, car la mort a frappé cette année à coups redoublés dans les familles des souverains ; le dernier deuil est celui du roi de Wurtemberg. Un beau chien noir le suit toujours. Pour bannir toute étiquette, il a voulu garder l'incognito, comme on dit, et il est ici sous le nom de comte de Borodinski (de Borodino, village devenu célèbre par la bataitle meurtrière qu'en France nous appelons de la Moscowa). Le matin et le soir, au Kuhrgarten, à quelques pas de l'une de sources, se tiennent les personnes qui désirent être présentées à l'empereur. La présentation est faite par le comte Adlerberg.
L'empereur accueille tout le monde avec la plus grande amabilité. Il est de haute taille, majestueux, mais il a tant de douceur et de bonté, qu'on se sent attiré vers lui. Arrive le moment où il veut avoir un peu de cette liberté dont jouissent tous les promeneurs, il s'écarte, va dans les endroits moins fréquentés, mais là, il se voit encore entouré  de paysans venus des environs, quelquefois de fort loin, pour contempler l'empereur Alexandre. Ils passent plusieurs heures à l'attendre, et le nombre en augmente chaque jour. Ces braves gens veulent honorer à leur manière l'auteur de l'émancipation de 23 millions de créatures humaines.
Quand l'empereur va aux bains de la Saline, situés à vingt minutes de distance de la ville, il s'y rend presque toujours à pied. Sur la route, il rencontre des vieillards, des jeunes gens qui attendent son passage pour l'acclamer. On se précipite, on l'entoure, on lui parle, on le comble de bénédiction ; ceci à la lettre. Vous voyez que l'incognito ne l'empêche pas d'être connu de tout le monde, et n'était le désir de ne faire de la peine à personne, il sentirait qu'au milieu de ces populations qui viennent à lui en toute liberté, lui seul est quelquefois esclave. L'empereur et l'impératrice reviennent des bains en voiture; sans cela, ils courraient risque de ne pouvoir regagner la ville ; la foule encombre la route. Sur le siège, à coté du cocher, se tient un cosaque de la garde, en uniforme rouge et or, grand gaillard à la mine fière et martiale, orné d'une magnifique barbe. Ce n'est pas l'empereur de Russie seulement qui a pris un nom et un titre de fantaisie. L'empereur d'Autriche et les autres princes souverains ont fait de même, sous prétexte d'incognito. Il en est résulte une grande facilité, une intime familiarité de rapports. Les monarques, les altesses s'abordent sur le ton le plus amical, se visitent sans se faire annoncer à l'avance. Pendant les quelques jours qu'il a passés ici l'empereur François-Joseph s'en allait a pied, en habit de ville, dîner chez l'empereur Alexandre, et réciproquement, comme eussent fait de simples particuliers. A l'exemple des souverains, les ministres, les dignitaires, les diplomates, sont, dans leurs rapports avec tout le monde, d'une facilité, d'une courtoisie dont la bonhomie allemande s'accommode fort : on les aborde à volonté et, en donnant son nom a l'huissier de service, on est à toute heure reçu chez eux.
II y a tels et tels de nos hommes en place à Paris qui ne perdraient rien a venir apprendre ici l'air d'être dignes avec simplicité et sans morgue. Je lisais dernièrement dans la Presse un extrait du livre que M. de Franqueville vient de publier sur les institutions politiques et administratives de l'Angleterre, et où il rend justice à la politesse, à l'inépuisable complaisance des hauts fonctionnaires britanniques. Ils font cependant beaucoup de besogne, beaucoup plus que ceux de beaucoup de nos ministres dont la principale fonction, comme vous le dites, consiste à donner des signatures, des audiences et des dîners. Les ministres anglais savent qu'ils sont institués pour le service public, et non pour les parasites et les solliciteurs. " Les parvenus de mauvaise éducation " dont M. Thiers parlait un jour dans une boutade de verve frondeuse, s'ils étaient à Kissingen, en voyant un des plus puissants monarques du monde, des têtes couronnées, des hommes d'Etat éminents, si affables, si prévenants, comprendraient peut-être qu'il serait de bon goût d'imiter de pareils exemples.
Je m'aperçois que ma lettre devient longue. Laissez-moi dire, en terminant, que, pour faire honneur à ses augustes hôtes, la petite ville de Kissingen a pris un air de fête : au milieu de l'une des rues se dresse un arc de triomphe en feuillage orné de fleurs et surmonté de trophées aux armes de Bavière ; aux fenêtres, aux balcons et jusque sur les toits on voit flotter ensemble le drapeau impérial de Russie, bleu, .jaune et noir, le drapeau impérial d'Autriche, jaune et noir, et le drapeau royal de Bavière, bleu et blanc.
ROBERT.

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