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Penser Afropea

Publié le 19 avril 2020 par Africultures @africultures

Le site afropea.net, lancé il y a quelques mois comme espace de réflexion sur les identités afropéennes, est la continuité de projets menés par Marie-Julie Chalu. Dans le Hors-Série Africultures « Décentrer, Déconstruire, Décoloniser », qu’elle a co-coordonné, elle revenait sur la genèse de ses travaux. 

En 2014, pour son 100e numéro, la revue Africultures s’est intéressée à l’afropéanisme / l’afropéanité : «Afropéa : un territoire culturel à inventer ». L’un des premiers ouvrages théoriques en français sur le sujet ouvrant à de nouvelles réflexions tout en évoquant ses possibles limites. Avec l’ouverture du compte Instagram @afropea, je voudrais créer un « lieu » d’archives décoloniales, de mémoires réappropriées, d’exposition d’oeuvres d’artistes qui s’inscrivent dans cet espace afropéen en perpétuelle interrogation avec les autres formes d’afrodescendances dans une perspective inclusive et intersectionnelle. 

Je suis afropéenne,

descendante d’esclaves nègres de Martinique, née à Paris, d’une mère martiniquaise partie vivre à la capitale de la « Métropole » dans les années 1980. Ma présence sur le continent européen résulte de la manière dont ce dernier s’est pensé et s’est propagé. Il s’est construit comme le centre du monde, le seul foyer de civilisations universelles, de connaissances et de Progrès. Il a disséminé dans toutes les têtes l’idée d’y venir, façonnant son indispensabilité à coups de triques et de pillages. Cette construction de soi génère nécessairement de la violence pour les autres ( et pour soi-même intrinsèquement ). Pour l’Afrique subsaharienne : Déportation et Esclavage transatlantique, Racialisation, Colonisation. Une mise en relation violente et terrible encore vivace dans ses effets. Cela a littéralement empoisonné tous les aspects de la vie et de la liberté. Nul.le ( les êtres humains, les animaux, la nature, les esprits ) ne s’est encore remis.e de cette course à l’« occidentalité », pour reprendre un terme de l’écrivaine Léonora Miano : « Le renouvellement du vocabulaire est urgent pour faire évoluer notre pensée sur un grand nombre de sujets. Les termes auxquels nous sommes accoutumés incarcèrent notre imagination et nous empêchent d’aborder l’autre versant de l’Histoire. Nous restons piégés dans le monde conçu par une Europe en marche vers l’occidentalité, vocable dont je me sers pour qualifier l’ensauvagement de ce qui allait devenir l’Occident. Nous le savons tous, l’ouest ne se situe pas au même endroit en fonction de la région du monde où l’on se trouve. L’Occident n’est donc pas un espace mais un système qui s’est mis en place lorsque l’Europe, devenue conquérante, a fait le choix de fonder ses rapports avec le reste de l’humanité sur la prédation. Il faut bien un mot pour parler de ce processus qui comprend la racialisation. 1 » Pour ainsi réfléchir au vocabulaire hérité de cette course à l’occidentalité, il est alors intéressant de s’arrêter sur le terme « Afrique » qui compose « afropea ». De quoi l’Afrique est-elle le nom? Ses racines étymologiques remonteraient aux termes Afer ( en latin ) et Ifriqiya ( en arabe ) 2 qui signifient « les personnes à la peau sombre » ou « le pays sombre » avec tout ce que cela peut engendrer de péjoratif. «Afrique » est alors dite, pensée, inventée ( Valentin Mudimbe ), perçue par les autres, ce qu’elle dit d’elle-même n’est pas diffusé dans une langue africaine. De ce fait, l’usage du terme « afro » dérivé du mot « Afrique », est politique. Il permet la connexion entre toutes les personnes construites comme noires qui ont en commun de vivre la « condition noire », fait social hérité de la racialisation moderne tout en surpassant le terme racial de « noir ». Il est axé plutôt sur une culture découlant de cette période historique prenant ainsi conscience du passé. L’existence des personnes afros est liée à l’expansion occidentale légitimée par une pensée raciste. Se réapproprier cette stigmatisation est une critique de la modernité occidentale dont la solidarité panafricaniste peut être une matrice. Cette solidarité comprend la considération des différences de chacun.e tout en remettant en cause les frontières nationales et coloniales.

Penser afropea,

c’est considérer les héritages de l’esclavage racial et de la colonisation comme des sources importantes de la modernité occidentale afin de comprendre la domination qu’elle exerce encore de nos jours. C’est réinterroger ses principes tel que le concept d’État-nation avec un axe décolonial car la formation des États-nations au sein de l’Europe est liée à celle des empires coloniaux extérieurs qu’il faudra civiliser : « Tout se passe comme si l’Europe était re-née au développement des richesses, de la science, de la philosophie et des libertés, sans aucun contact avec d’autres peuples et civilisations ; comme si la genèse des États-nations du 17e au 19e siècle en Europe et en Amérique avait constitué un processus autonome – une dynamique géophysique, démographique, spirituelle et morale unique, indépendante des relations nouées avec l’Amérique, l’Afrique, l’Asie, dans le cadre de la conquête, de la colonisation, de l’esclavage. Les histoires nationales ont systématiquement obscurci ce lien en déclinant à leur échelle la métaphysique nationale et son caractère autogène. Mobilisant dans une configuration symbiotique les thématiques de l’identité nationale, de la constitution politique et de la marche de l’histoire, le récit canonique associe la formation de l’État-nation au processus de civilisation ( Norbert Elias ), à la rationalisation de la société ( Max Weber ) et aux progrès de la liberté universelle ; il opère ainsi comme un puissant facteur à la fois de légitimation et d’occultation de la colonisation, renforçant l’étonnante disjonction entre l’étude et la compréhension de la formation et de la consolidation des États-nations et celle de leur expansion en dehors de l’Europe. 3 » Afropea constitue une contre-culture à cette modernité occidentale pour reprendre une notion de Paul Gilroy pour évoquer l’Atlantique noir ( théorie critique de la modernité ) irriguée par la double conscience de Du Bois. Qu’est-ce qu’être européen.ne et noir.e ? Anglais.e, français.e, portugais.e, espagnol.e, suédois.e… et noir.e ? Afropea est une expression de cette double conscience dans le contexte européen, outil politique qui permet de trouver de l’apaisement à être à la fois en dehors et en dedans. Il théorise ainsi une position privilégiée pour une critique sociale et politique de la société pour de possibles actions radicales contre les systèmes d’oppression hérités de la modernité occidentale. Afropea raconte la présence noire en Europe, résultat d’histoires raciales douloureuses, toujours actuelles, comme l’attestent entre autres les violences policières. C’est « la mémoire de la terreur raciale comme matrice d’une contre-culture de la modernité ». Penser afropea, c’est rendre indigène à l’Europe la question raciale. Nous avons encore peu de Black studies ou d’études de la « Blackness (4) » dans le contexte européen. La notion afropea est intrinsèquement une invitation à y réfléchir car, pour reprendre les mots de Léonora Miano : « C’est la nécessaire entrée de la composante européenne dans l’expérience diasporique des peuples d’ascendance subsaharienne. C’est une littérature à venir, mais aussi des arts visuels ou des musiques. C’est ce que l’Europe peut encore espérer produire de neuf, sans doute sa dernière chance de rayonner. C’est le commencement de la post-occidentalité, qui n’est pas la négation du substrat européen, mais sa transformation. (5) »

Afropea est une expression de l’« afrotopia ». Elle réinvente. Quand on ne peut se prétendre de la « souche » on invente autre chose, on permet d’autres possibilités et on remet en cause ce qui a été pensé comme la normalité, l’universel. Penser afropea, c’est reconfigurer radicalement les idées de culture et d’identité. Penser afropea, c’est « habiter la frontière », c’est être issu.e d’identités frontalières nées du viol, de la déshumanisation, de la violence, de l’arrachement, d’une dystopie qui creuse encore les écarts. « Pour les Suds, la dystopie n’est pas un genre comme elle peut l’être dans l’imaginaire occidental, car elle a déjà été vécue », nous dit Françoise Vergès. L’utopie est alors une arme politique de libération. En reprenant les concepts de liberté et d’égalité prônés par l’Occident, l’afrotopie concrétise par contre ses idéaux, la révolution haïtienne en est un symbolique exemple. Elle tire sa force radicale de sa position de l’entre-deux. La diaspora noire, dont afropea constitue une matrice, est le fruit d’identités frontalières faites de rencontres, d’échanges, d’alliances politiques et artistiques. Elle a continuellement irrigué la modernité occidentale d’héritages culturels et politiques cependant toujours minorisés et passibles d’appropriation culturelle. Elle propose une autre mise en commun : des réalités afrotopiques qui ne répondent pas aux frontières nationales.

Documenter @afropea

permet de remplir de projections un espace mental, le circonscrire de mythes, d’histoires, de mémoires, d’estime de soi. Les réseaux sociaux dont Instagram permettent pour les minorisé.e.s ( femmes, queer, personnes racisées etc ) de prendre main sur leur passé, leur présent et envisager un futur. On habite un autre temps qui n’est pas celui du majoritaire. Les musiques peuvent transcender ces interstices. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le terme afropea est pour la première fois émis par une musicienne Laure Daulne du groupe Zap Mama et ensuite repris par les Nubians. La musique a toujours été source de résilience pour les communautés afros. Inventer, penser le futur est éminemment politique quand le racisme nous contraint à penser au jour le jour pour sa ( sur )vie. Le futur vu par des personnes afros est alors nécessaire au concert des réflexions. Sujets modernes nés de l’esclavage et de la colonisation, les Afropéen.ne.s portent en eux/elles les fruits de la résistance et de la liberté universelle. Comme les autres formes d’afrodescendance, l’afropéanisme étant une analyse critique du monde occidental, il peut réinventer un commun jusque là imposé par l’Occident. Le projet d’un monde commun a un potentiel inexploré, une agentivité afrofuturiste dont les communautés afros n’ont cessé de s’emparer.

Marie-Julie Chalu. Extrait de la Revue Hors Série Africultures « Décentrer, Déconstruire, Décoloniser ». 

1- Léonora Miano, Interview Diacritik, juin 2017.
2- Écouter les conférences du professeur Franklin Nyamsi.
3- L’intérieur et l’extérieur de l’État-nation. Penser…outre, article d’Eleni Varikas in Raisons politiques n°21.
4- « For people of african descent, Blackness is…a way of being human in the West or in areas under West domination. It is a compelling performance against the logic of slavery and colonialism by people whose destinies have been inextricably linked to the advancement of the West, and who have therefore to learn the expressive techniques of modernity : writing, music, christianity and industrialization in order to become uncolonizable.They have to recuperate the category black from the pathological space reserved for it in the discourse of whiteness and reinvest it with attributes valorized in modern humanism. » Manthia Diawara.
5- Habiter la frontière, édition L’Arche, 2012.

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