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La voix de Michel Piccoli ( in "Des nouvelles de lui")

Par Reginezambaldi
Aujourd'hui une histoire de cinéma - et de maquillage - que je dédie particulièrement à mes ami(e)s qui partagent mon admiration pour Claude Sautet!
voix Michel Piccoli
La voix de Michel Piccoli  D’un geste sûr, elle étala la crème de jour, celle qui était supposée garder la peau lisse et estomper les petites ridules. Elle évita le contour des yeux, pour cela, il y avait le gel, à appliquer par petits tapotements légers. L’avantage, c’est qu’il ne faisait pas de marques blanches, mais la consistance était un peu collante ; de toutes manières, c’était quasiment impossible de trouver le produit parfait. Aujourd’hui, elle n’avait pas omis le sérum régénérateur de cellules, quelques gouttes seulement, à utiliser avec parcimonie, ne serait-ce qu’à cause du prix.
Il lui était impossible de réfléchir dans une tenue négligée et le maquillage jouait un rôle essentiel dans la mise en place de ses idées pour la journée : chaque geste, chaque étape accompagnait une réflexion ; elle fixait ses objectifs en même temps que les couleurs sur ses paupières. Ce matin, c’était la prochaine heure qui retenait toute son attention : elle allait téléphoner à Michel Piccoli, tout simplement. 
Le beige doré du fond de teint censé ne laisser aucune trace disgracieuse sur les cols, s’accordait parfaitement à la tonalité de son visage. Elle se sourit dans le miroir grossissant, chasseur d’illusions : elle aimait ce cérémonial, la texture fluide dans le creux de sa paume, l’éponge bizutée : il suffisait d’avoir les bons outils, le doigté venait avec l’habitude : et puis sa mère avait été un bon professeur.
Hier, je n’y songeais même pas ! Il a fallu ce dvd… Si j’avais eu la réunion prévue en fin d’après-midi, je ne serais même pas passée par le vidéoclub. Au fait, est-ce que cela s’appelle toujours un vidéoclub, maintenant qu’il n’y a plus que des dvd ? Je ne crois pas qu’on dise dvd-club! C’est drôle, les mots ne suivent pas toujours l’évolution des mœurs. Mais bon, là n’est pas la question, je ferais mieux de répéter ma première phrase. C’est la seule dont je sois sûre, après, tout dépendra de sa réponse.
La veille, elle regardait tous les titres de comédies pour trouver celle avec Annette Benning et Meg Ryan. Incapable de se concentrer, comme d’habitude,  au milieu de toutes ces boîtes, elle songeait que parfois ce qu’on cherche est juste devant nos yeux, pour les films, et aussi dans la vie ! On ne trouve rien d’intéressant pour finir par découvrir deux histoires qu’on a envie de voir ;  on est seule pendant des mois, et puis on tombe folle amoureuse au moment même où un ancien amant refait surface ! Le gérant avait fait un signe dans sa direction en s’adressant à  un client qui semblait un peu hésitant «  Si vous avez besoin de conseils, Madame connait le cinéma bien mieux que moi »… 
C’était malin ! Il était bien gentil, mais moi je n’avais pas vraiment envie de disserter  sur les mérites de Scorcese ou du dernier Resnais. 
Elle s’était donc contentée d’adresser un sourire modeste au grand brun indécis, avant de poursuivre ses recherches. 
-  Vous aimez ?  Elle savait qu’il s’adressait à elle, ils étaient  presque seuls dans le magasin. 
Vu de près, il n’était pas mal du tout, elle avait aimé son col roulé noir qui changeait de l’uniforme du cadre besogneux.
Evidemment quand il m’a montré la pochette de Vincent, François, Paul et les autres, il fallait bien que je lui réponde. Sautet ! Si en plus, il me prenait par les sentiments ! Quand j’y pense, mon Dieu ! Je me suis lancée dans un exposé quasi sociologique sur les quadras des années soixante-dix qui buvaient et fumaient trop et pour lesquels l’amitié passait parfois avant l’amour.
Elle appliqua un peu d’anticernes sur les zones plus sombres, autour des arrêtes du nez, et se mit à chercher un taille-crayons pour affûter son crayon de khôl. 
Heureusement que je me suis arrêtée net avant de commencer ma grande théorie sur le rôle de catalyseur que joue la pluie dans ses films et qu’on a éclaté de rire en même temps! C’est lui qui a quand même continué sur Piccoli, il a dit qu’il aimait beaucoup sa voix, si caractéristique – « les cigarettes probablement, vous avez raison… »
La pointe molle du crayon s’était cassée et restait collée à la lame : elle l’ouvrit pour la nettoyer avec un kleenex, les petits copeaux tombèrent comme d’habitude dans le lavabo. A la troisième tentative, le crayon était parfait : elle souffla sur la mine pour chasser toute fine particule de poussière qui risquerait de rentrer dans les yeux, appuya légèrement la mine contre le miroir, pour l’arrondir un peu et entreprit d’ourler le bord des cils supérieurs. Elle essayait de bien suivre la ligne des cils. 
La voix de Michel Piccoli : elle y avait repensé, hier soir, elle n’avait pas besoin de l’écouter pour l’entendre. Une voix au timbre bien posé, qui savait se faire douce, une voix qui hésitait sur certains mots, pour les faire trembler un peu, une voix qui pouvait aussi bien donner des ordres que murmurer des mots d’amour dans le creux d’une épaule.  Ainsi lui était venue subrepticement l’idée de ce coup de téléphone matinal : pour l’entendre à nouveau, mais pas en train de parler à quelqu’un d’autre sur une pellicule ou dans une interview, non, pour qu’elle s’adresse à elle, rien qu’à elle, à l’autre bout du récepteur.  
Le trait à l’intérieur de la paupière inférieure était parfait, c’était au tour de l’œil gauche. Ensuite une fine ligne d’eyeliner, elle trouvait que c’était mieux de le mettre après et ensuite d’estomper avec le khôl, si besoin. 
Au début, son projet lui avait fait hausser les épaules et puis, comme elle aimait aller jusqu’au bout des défis que la plupart des gens abandonne au stade d’ébauches, elle s’était promenée sur la grande toile, et au bout de quelques minutes, elle avait trouvé : son nom, son adresse, son numéro de téléphone, le sésame pour sa voix. Alors, pourquoi pas ? Encore fallait-il que ce soit lui et non un homonyme. Grâce au plan, à la vue satellite, à Googlemap, au zoom, elle avait réussi à cerner une maison, entourée de verdure, c’était plausible, un immeuble n’aurait pas été très encourageant !
L’œil gauche était terminé, il fallait encore choisir la couleur de la petite boîte ronde qui ornerait les paupières, marron glacé, vert changeant, argent, prune ? Après un court instant de réflexion, elle opta pour taupe, assorti au pull, du meilleur effet avec la jupe noire droite et les escarpins - classe mais sexy. 
Je suis bête, il ne me verra pas au téléphone, je ne vais pas l’appeler sur Skype, mais enfin… 
Encore une touche de mascara, celui qui triplait le volume et bluffait tout le monde avec un effet faux cils. Victime de pub, pauvre de moi !
Je me trouve un peu pâle, serais-je nerveuse ? Elle remarqua le blush rose cendrée, laissé sur le rebord de l’étagère… allez, encore un coup de gros pinceau sur les pommettes, sans oublier la racine des cheveux, le bout du nez – mais pas trop, sinon on dirait que l’on a trop bu ou que l’on rentre d’une marche en forêt !- et la pointe du menton. Effet bonne mine garanti, de quoi se sentir d’attaque pour tous les combats de la journée !
Ne pas lui téléphoner trop tôt mais pas trop tard non plus, entre son café et ses rendez-vous, à moins qu’il ne reste chez lui tout le matin, avec les artistes, toujours difficile de deviner leurs horaires. Je ne sais même pas si c’est lui qui va me répondre, mais si c’est le cas, je le reconnaitrai tout de suite : Allô, Monsieur Piccoli ? Ça sonne un peu bête, mais quoi d’autre ? Allo! tout court, c’est un peu cavalier, Michel ? ridicule, 

Michel Piccoli ?

ressemble à un contrôle d’identité. Ou alors, dès que je suis certaine que c’est bien lui, je me présente, Allo, je m’appelle Valentine Grandjean, en essayant de ne pas être prise pour une démarcheuse de télémarketing ! D’un autre côté, il n’est pas sur la liste rouge enfin, si c’est de lui qu’il s’agit et non pas d’un Monsieur Piccoli, retraité, qui se réjouit de chaque coup de fil pour meubler sa solitude.
Surtout ne pas oublier de sourire, c’est très important le sourire au téléphone, ça se sent, ça se voit. Mais faut-il mieux que je continue ma tirade pour l’empêcher de raccrocher, ou que je le laisse parler ? Attention à ne pas le mitrailler de mots !

Rouge diablesse

, le tube aussi beau que sa couleur, l’avait séduite tout de suite : elle s’approcha du miroir pour mieux l’appliquer sur ses lèvres, naturellement bombées, des lèvres sur lesquelles on l’avait souvent complimentée ! 
Et si ce n’est pas lui qui décroche ? Sa femme – il est marié, non ? -  ou une employée de maison? Il faudra que je me présente, on me fera barrage. Je sais bien m’y prendre pour parvenir à joindre les grands manitous des multinationales, mais là, c’est autre chose, et puis je pénètre dans sa sphère personnelle. Beaucoup me trouveraient culottée, je devrais peut-être oublier tout simplement cette idée saugrenue ! Je suis la première à argumenter que s’il est normal d’attendre un comédien à la sortie des artistes ou de parler à un musicien à la fin d’un concert, par contre, il est intrusif de les interrompre au milieu d’un dîner privé dans un restaurant. Et c’est moi, maintenant, qui vais l’appeler chez lui !!! 
Elle reposa le tube torsadé à sa place. Sa cousine Julie s’exclamerait «  Ça y est, tu as ton masque, comme les geishas ! » ; elle, qui ne se maquillait jamais, aimait taquiner Valentine, qui se remettait du rouge à lèvres cinq minutes avant de déjeuner. Ce à quoi celle-ci répondait invariablement que le maquillage est une sorte de carapace, une manière de s’armer vis à vis des autres ou de s’en protéger, un peu comme les comédiens avant d’entrer en scène : rien de tel que de se cacher derrière un œil charbonneux ou une bouche pulpeuse. Il n’y a que les proches qui ont le droit de voir le visage nu, sans artifice. D’ailleurs, pour les acteurs, il arrive qu’on ne les reconnaisse même plus une fois dans la rue, sans lumière ni fard. Et puis, selon Valentine, c’était aussi une politesse, une question de respect, montrer que l’on prenait soin de soi, bref, selon ses humeurs, elle levait les yeux au ciel ou énumérait la liste de toutes les bonnes raisons pour passer trente minutes quotidiennes dans la salle de bains. 
Pourtant, ce matin, alors que son visage était parfaitement rayonnant, elle prolongeait l’exercice, comme si ses gestes suivaient le rythme de ses réflexions : elle estompa avec l’index un peu de khôl qui avait coulé sur le coin extérieur de l’œil droit.
Oui, mais sinon comment s’y prendre pour dire son admiration aux vrais talents qui ne s’étalent pas sur le papier glacé ? La frontière entre vie publique et vie privée devient certes très ténue, et pour certains, parader dans les journaux finit par être leur seule fonction à défaut d’être présents sur un écran ou une scène ; pourtant, ceux qui veulent préserver leur tranquillité y parviennent pratiquement toujours. La preuve, lui, il ne s’affiche pas dans des soirées. 
N’est-il pas naturel de vouloir dire à un acteur, un peintre, un musicien, que l’on aime ce qu’il fait, pourquoi ne laisser que les critiques assermentés s’exprimer ?
Je ne risque rien de l’appeler, je raccrocherai si besoin, bon, enfin, je ne le ferai pas, je ne suis pas du genre à passer des coups de fil anonymes. J’espère avoir juste assez de temps pour exprimer combien j’apprécie son jeu d’acteur, son charisme : après tout,  il a le droit de le savoir et cela ne devrait quand même pas lui déplaire, non ? Lorsque l’on consent à se placer sous l’œil de la caméra, c’est quand même parce que l’on aime être dans le désir de l’autre, que ce soit celui du metteur en scène ou du spectateur, il me semble. J’aimerais lui dire qu’il a accompagné beaucoup de moments forts de ma vie, c’est sincère à défaut d’être original.  Que ses rôles de médecin, d’avocat, de notable, lui vont à merveille dans les histoires de Sautet, mais que Monsieur Dame n’était pas mal du tout face à Gene Kelly à Rochefort. Ah, surtout ne pas oublier mon préféré,  son rôle de Milou, poète en bicyclette, délicieux amoureux velléitaire qui pêche des écrevisses dans le doux mois de mai 68… 
Il n’y avait plus rien à ajouter au visage, ses mèches auburn étaient lissées, mais elle restait figée devant le miroir, sans vraiment se voir, absorbée par ses pensées. 
Si elle arrivait à le joindre, il faudrait savoir choisir ses mots, aller à l’essentiel, ne pas trop le brusquer : le coup de téléphone d’un inconnu est toujours intrusif, il fait irruption dans un geste du quotidien, il retarde ce que l’on avait commencé d’entreprendre, il lui faudrait être légère, déposer ce message respectueux dans son oreille et puis raccrocher doucement, presque avec précaution. Ne faire que passer, telle un Mercure ailé…
Il s’est souvent appelé Simon, dans ses films, j’adore ce prénom : si j’osais, je lui poserais des questions, savoir si la vie de ses personnages l’ont poursuivi, vers lequel va sa préférence, mais pour ca, il faudrait être face à lui, approfondir sa carrière, prendre un café, l’interviewer en somme. Tiens, un jour, je pourrais m’improviser journaliste, pour approcher ceux qui me plaisent… Non, ne rêvons pas,  ce sera déjà très bien de l’entendre. Et lui, que me dira-t-il ? Il faut que je fasse attention, si je suis trop volubile, je ne pourrai même pas profiter de sa voix, un comble! 
Il me remerciera peut-être, au mieux me dira qu’il est touché, ou alors, il sera curieux et me questionnera sur la façon dont j’ai obtenu son numéro… imaginons que ça débouche sur une vraie conversation… à moins qu’il ne soit de mauvaise humeur, que je tombe mal, et qu’il me fasse vraiment sentir que je l’importune ! C’est le risque du jeu, soyons positive !
Elle rangea soigneusement sa trousse de maquillage qu’elle glisserait dans son sac à mains, pour faire des retouches si nécessaire, au cours de la journée : les crayons, le blush, elle ordonnait chaque objet avec minutie, tout en se concentrant.
Combien de temps va durer l’appel? Dans le meilleur des cas, cinq à six minutes, ou beaucoup moins, mais c’est moi qui risque d’en monopoliser les deux tiers. 
Elle faillit oublier le parfum ! Enfin, l’eau de parfum, la même depuis sept ans déjà : un ami, perdu de vue depuis, la lui avait choisie et elle y était restée fidèle !
Il sera peut-être totalement charmant, disponible, bavard, bref, j’aurais glané un moment inoubliable dans ma vie de cinéphile ! Je l’imaginerais assez finir par quelque chose du genre « Eh bien, Madame, c’est vraiment très aimable à vous… », banal, mais je serais déjà ravie ; je n’espère pas qu’il se rappelle mon nom, enfin, oui, ça serait évidemment assez jubilatoire, s’il terminait par un  « Au revoir, Valentine, je peux vous appeler Valentine ? », de cette même voix  qui constatait « les avions partiront sans nous, je ne sais plus t’aimer, Hélène », sur la bande originale des Choses de la vie. C’est bizarre, les voix vieillissent bien moins que les visages, je trouveIl y en a qui ne s’altèrent pas du tout.
Elle entra dans le salon et attrapa le post-it laissé près du téléphone. Elle décrocha le combiné, se planta devant un miroir – décidément - et composa le numéro en se raclant plusieurs fois la gorge.( in "Des nouvelles de lui", Géhess Editions )

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