L’acteur Bruno Solo (Caméra Café, La Vérité si je mens, de nombreux rôles télévisés et au théâtre) est très investi sur les questions des violences faites aux enfants. Et livre une analyse qui n’a rien d’une mise en scène.
La Marseillaise : Vous êtes ambassadeur depuis 20 ans de l’association La voix de l’enfant*. D’où vient cet engagement?
Bruno Solo : Si moi-même j’avais subi des violences, des attouchements, etc, je le dirais. Or, c’est exactement le contraire. Je suis le fils d’un anarchiste auto-gestionnaire, libertaire. Mon oncle, Pierre Fournier, était militant écologiste, il a inventé le mouvement en France dans les années 70 avec René Dumont. Donc je viens d’un terreau où un engagement sur le monde, peut-être une certaine idée de la justice aussi, étaient importants. Un terreau qui prônait exactement ce que j’essaie de faire comprendre dans mes interventions pour La voix de l’enfant : chez moi, rien n’était tabou. Quand on ne parle pas de sexualité dans certaines familles, que le sujet est mal digéré, on n’a pas les mots ni les codes. Et on crée une sorte de frustration qui fait que quand un enfant est confronté à un agresseur potentiel, il n’est pas toujours en mesure de le repousser. On n’éradiquera pas le phénomène -la perversité est beaucoup plus complexe que ça- mais on pourrait l’enrayer si certains enfants et adultes étaient mieux préparés.
Peut-on arriver à comprendre qu’un adulte -confiné ou pas- puisse passer ses nerfs sur, ou abuser d’un enfant ?
B.S. : Beaucoup ont peut-être été en ce moment confrontés aux difficultés d’un quotidien difficile, un enfant qui peut faire un caprice, qui ne veut pas faire ses devoirs, qui est en crise d’adolescence. Je ne m’adresse pas à ceux-là, mais à ceux qui font de la violence un système éducatif. Les statistiques prouvent que quasiment 100% des bourreaux sont d’anciens enfants agressés, qui ont vécu des traumatismes forts. Dès lors qu’un enfant a été suivi, judiciairement et psychologiquement, que sa voix a été entendue, libérée, qu’il a pu être choyé à nouveau, jamais il ne reproduira ce traumatisme. Attention, ça ne veut pas dire que tous les enfants victimes deviennent des agresseurs. Il n’y a pas de génération spontanée d’agresseurs d’enfants, des gens qu’il faut pendre ou à qui on devrait «arracher la tête», comme on l’entend dire. Il faut passer outre l’émotion : ce n’est pas aussi manichéen que ça.
Martine Brousse, présidente de Lavoix de l’enfant, nous disait sa satisfaction de voir que la période permettait aux médias de dépasser le sensationnel pour s’intéresser au fond.
B.S. : C’est essentiel. Attention, ça fait quelques années qu’on en parle. Mais ça a encore du mal à rentrer dans certains foyers. Des foyers pour qui dès lors qu’on parle de ça, on est amené à parler de sexe. C’est un avis très personnel, mais je sais le poids du religieux, des traditions, des tabous autour du sexe empêchent qu’on puisse parler de ça. Je ne parle pas des coups, là, mais vraiment des agressions sexuelles. Surprendre deux enfants dans le bain en train de se tripatouiller, c’est naturel, la découverte du corps. Si on leur explique calmement que ça ne se fait pas, ils comprennent et passent à autre chose. Si on hurle, on punit, quel rapport on donne aux enfants à leur propre corps ? On rend les choses taboues. Je caricature, mais si on se sent libre de parler de ces sujets, on l’est aussi quand il devient vraiment délicat. Après, effectivement, on a une recrudescence de signalements en cette période. On a 35% de signalements en plus, on a passé des jours terribles à 700, 1 400 appels au numéro vert 119. 36% d’augmentation des appels d’enfants mineurs, 100% de hausse des enfants qui signalent des maltraitances sur d’autres enfants, cousines, copains, sœurs. Ce qui est une très bonne chose, ça veut dire que le message passe.
Comment agir, se mêler des affaires des autres, dans une culture fortement marquée par le tabou de la délation?
B.S. : Il faut enlever ce mot et simplement parler de signalement. C’est-à-dire de nous-mêmes, aller taper à la porte d’un voisin chez qui ça crie ou ça pleure tous les jours. Et puis si on se trompe -que c’est une famille de boxeurs qui s’entraîne !- on referme la porte et on s’en va. Mais c’est trop facile, c’est lâche de se réfugier derrière le concept de délation. La délation -Seconde guerre mondiale, les juifs dénoncés pour récupérer leur appartement…- c’est dégueulasse. Mais l’employer pour ça, c’est le dévoyer de son sens. Il y a des signes qui ne trompent pas : un enfant qu’on croise fébrile, craintif, qui baisse les yeux devant un adulte, ça se distingue d’un enfant simplement timide. à chacun de prendre ses responsabilités. C’est un devoir de citoyen. Chacun d’entre nous à un rôle à jouer, en prenant conscience aussi que ça touche tous les niveaux socio-culturels.
La culture, qui a aussi un rôle à jouer dans le débat, a elle aussi été durement touchée par la crise actuelle.
B.S. : à nous de nous réinventer, de penser autrement. ça ne durera pas éternellement, même si on se rendra vite compte qu’on ne peut pas se passer de culture. Nietzche a dit «Heureusement que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité». En ce moment, toutes nos vérités nous pètent à la gueule. Notre consommation écervelée, nos politiques de rentabilité sur l’hôpital, les fake-news, les violences, l’écologie, ce sont des vérités. L’art sublime ces vérités, nous permet de ne pas nous résigner, ne pas plonger dans une dépression qui nous empêcherait d’agir. Aquarelle, danse, sculpture, bande dessinée, théâtre… tous les arts. Un film de Jean-Claude Van Damme est tout aussi utile qu’un film de François Ozon [Grâce à Dieu, sur la pédophilie dans l’Eglise, ndlr], à condition de ne pas regarder que ça bien sûr, sinon l’art peut devenir manipulateur. Personnellement, je peux passer d’un Buñuel à L’Empire contre-attaque sans problème, je suis heureux de vivre dans un monde où Titien côtoie les BD de Lucky Luke.
Qu’attendez-vous des annonces d’Emmanuel Macron sur la culture ce mercredi?
B.S. : Je ne me mêle pas de politique, c’est trop complexe, il y a des décisions à prendre que j’imagine très difficiles. Mais les rôles à la télé, les couvertures de magazines, c’est la partie émergée de l’iceberg. C’est surtout presque un million d’emplois, la 6e économie de France, devant l’automobile. Alimentée par des petites mains, électros, peintres, maquilleurs, qui gagnent moins que le Smic dans des pièces de théâtre où il n’y a pas un rond. Ce sont les intermittents, ceux-là qu’il faut sauver. Moi je suis un peu connu, je travaille régulièrement, j’ai juste le devoir de me taire et d’aider ceux qui rament. Je travaille avec des acteurs qui ont une journée par-ci par-là et doivent réaliser 507 heures par an pour décrocher le statut. Alors qu’on fait le même métier.
04 mai 2020 (PHOTO Philip Conrad / AFP)