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Les souvenirs wagnériens de Robert von Hornstein (5) — Rencontres avec Schopenhauer

Publié le 05 mai 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco
Si vous ne les avez lus il vous est loisible d'abord connaissance des quatre posts précédents consacrés aux relations de Robert von Hornstein et Wagner :

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Les souvenirs wagnériens de Robert von Hornstein (5) — Rencontres avec Schopenhauer
Le Journal des débats du 6 mai 1908 relate les rencontres de Robert de Hornstein avec le philosophe Arthur  Schopenhauer (1788-1860). C'est Wagner qui avait éveillé l'intérêt et la curiosité de Hornstein pour le philosophe, qui quant à lui ne semble pas avoir apprécié la musique de Wagner. L'article des Débats est dû à la plume très alerte de Louise-Cécile Bouffé, dite Arvède Barine (ou encore Mme Charles Ernest Vincens) (1840-1908),  une historienne et critique littéraire française, qui fut entre autres distinctions chevalier de la légion d'honneur et fit partie du premier jury du prix Femina.
Conversations avec Schopenhauer
Au siècle dernier vivait, çà et là, en Allemagne, un musicien nommé Robert de Hornstein, pauvre en génie, riche en bonne humeur, qui possédait le don d'apprivoiser les gens les plus hérissés et de les faire parler raisonnablement ou à peu près. Robert de Hornstein devra à ce présent du ciel d'échapper à l'oubli. La gloire que ne lui avaient pas donnée ses sonates, ses conversations avec Schopenhauer lui en vaudront sa petite part, d'abord pour les avoir eues, ce qui n'était pas à la portée de tout le monde, et ensuite pour les avoir reproduites avec beaucoup de naturel dans ses Mémoires.
Le Schopenhauer qu'il nous présente n'est plus le porc-épic légendaire des longues années d'obscurité où l'Allemagne, n'étant pas mûre pour le pessimisme, persistait à ignorer son prophète. C'est celui des derniers temps, alors qu'un sourire de la gloire était venu le réconcilier avec la vie, sinon avec l'humanité. Ses boutades n'en étaient pas moins redoutables quand il le voulait, mais il le voulait moins souvent. Il avait toujours dans la conversation des idées aussi pittoresques mais elles étaient moins féroces. Ce n'était pas un Schopenhauer édulcoré, — n'ayez pas peur, — c'était tout de même un homme plus sympathique que celui des grandes biographies officielles.
M. de Hornstein avait fait sa connaissance par Wagner, autre porc-épic qu'il était aussi venu à bout d'apprivoiser, en dépit de quelques scènes pénibles, et qui lui confiait son admiration pour la dame blanche. Un jour que M. de Hornstein, alors tout jeune et encore inexpérimenté, lui racontait que Mendelssohn mangeait beaucoup de sucreries, Wagner repartit : « Je ne mange jamais de sucreries, rien que de la viande. Je crois que ça se sent à ma musique. » Son interlocuteur comprit que le régime de Mendelssohn n'avait d'intérêt pour personne, et se hâta de changer de sujet. Il parla de Feuerbach, et eut la surprise d'être encore plus mal reçu. Que signifiait Feuerbach ? Que signifiaient Hegel, Fichte, Schelling, ou ce " calotin " de Strauss ? Il n'y avait qu'un seul philosophe allemand qui comptât : c'était Schopenhauer. M. de Hornstein écoutait avec un peu d'ahurissement. Il se piquait d'être au courant, et il ne connaissait pas le seul philosophe allemand qui comptât. Je crois bien qu'il ignorait jusqu'à son nom, et le renseignement a son prix ; la scène qu'on vient de lire est de 1855, et les biographes de Schopenhauer font dater sa célébrité de 1851. C'était encore une célébrité relative.
Dès le lendemain, M. de Hornstein dévorait Le Monde comme volonté et comme représentation. En quelques jours, aidé de Wagner, qui lui expliquait le nouveau système des heures de suite, il fut désabusé à jamais de Feuerbach et de ce que Schopenhauer appelait " l'ânerie hégélienne ". Au bout d'un mois, il était fermement résolu à voir de ses yeux et ouïr de ses oreilles l'homme extraordinaire qui venait de renouveler ses idées sur la vie. Il prit congé de Wagner, qui lui dit : " Vous souhaiterez le bonjour à Schopenhauer de ma part. "
Voir Schopenhauer, tout le monde le pouvait ; à Francfort, où il habitait, il dînait tous les jours à la table d'hôte de l'hôtel d'Angleterre, et le garçon le montrait aux curieux. On était sur aussi de l'entendre, car il parlait beaucoup en mangeant. Mais un néophyte brûlant d'enthousiasme ne se contente pas de conversations de table d'hôte. M. de Hornstein caressait le rêve de voir Schopenhauer chez lui et en tête à tête il était à craindre que cela n'allât point tout seul.
On a tout dit sur le mauvais caractère du philosophe de Francfort. C'était un fagot d'épines, il n'y a pas à le nier, mais ce n'était point sa faute : il avait des hérédités terribles. Du côte. paternel, une famille de déments et d'idiots ; son père s'était suicidé dans un accès de folie. Du côté maternel, un grand-père sujet à de tels accès de colère, que toute la maison prenait la fuite, y compris le chien et le chat. Sa mère n'était pas folle, mais elle ne pouvait pas le souffrir, parce qu'il l'ennuyait avec ses éternels gémissements sur la sottise du monde et la misère de l'humanité et qu'il se disputait toujours avec ses invités. — " Cela me donne de mauvais rêves, disait-elle j'aime à bien dormir. "  Si elle ne le mit pas à la porte, ce fut tout comme. Il partit et ne la revit jamais. Elle était d'origine hollandaise, le père aussi, et Schopenhauer tenait à ce qu'on le sût, le peupla allemand étant, selon lui, le plus bête de tous. Il s'évertuait à le démontrer.
Cependant ses ouvrages recevaient l'un après l'autre le plus humiliant de tous les accueils. Personne ne les lisait ; ils étaient comme s'ils n'existaient pas. Schopenhauer s'en prenait aux professeurs de philosophie allemands, qu'il accusait d'avoir organisé autour de lui la conspiration du silence. — "Les lâches gredins " —, disait-il. Sa confiance en sa doctrine avait beau ne pas en être ébranlée, il soufrait atrocement dans son orgueil, car ce grand pessimiste était loin de faire fi des vanités de ce monde, et il voulait à toute force être célèbre. Il voulait être le grand homme qui occupe des millions d'imaginations, pour qui des femmes inconnues brodent des bretelles pour le jour de sa fête, et en l'honneur de qui les collégiens riment leurs premiers vers. — " II aimait comme homme, déclare un de ses biographes, ce à quoi il n'attachait aucune valeur comme philosophe. " — Il n'avait pas inventé cette distinction-là. Hélas rien ne venait, ni vers ni bretelles, et son éditeur avait fini par mettre le Monde comme volonté et comme représentation au pilon, pour se rattraper un peu.
Schopenhauer avait toujours été hargneux et sans bienveillance. Les déceptions l'assombrirent et le rendirent terrible. Il ne voyait partout qu'ennemis et complots. Il fuyait ses semblables, tenant leur contact pour une " souillure ". Les imprudents qui osaient franchir son seuil étaient brutalement repoussés au dehors. Il jeta du haut en bas de l'escalier une vieille femme coupable d'avoir causé sur son palier et fut condamné en justice à lui servir une pension alimentaire. Il était presque dangereux quand l'heure du pessimisme vint à sonner en Allemagne. C'était après la révolution de 1848 et les contre-coups qu'elle eut au-delà du Rhin. L'apparition d'un dernier volume, Parerga und paralipomena décida du succès de l'œuvre entière, et le nom de l'auteur dépassa brusquement le cercle étroit où il était resté confiné.
La joie de Schopenhauer fut folle — et touchante. Avoir sa valeur et attendre la réputation pendant plus de trente ans ! Il tenait registre de sa gloire. Un brasseur " qui n'achetait jamais de livres" avait acheté son principal ouvrage. Certain docteur K... avait fait le voyage de Francfort tout exprès pour le contempler. Des femmes inconnues lui avaient envoyé pour sa fête trois ouvrages de perles. Des poètes des deux sexes avaient chanté son génie. Il s'épanouissait, riait, jubilait mais on exagérerait si l'on disait qu'il était devenu comme un agneau, M. de Hornstein décida de commencer par l'observer à distance. Il s'installa à Francfort, et fut dîner à l'hôtel d'Angleterre.
Il eut soin d'arriver de bonne heure et eut recours à la protection du garçon pour être bien placé : " Je brûlais de curiosité." Soudain paraît un petit vieux tiré à quatre épingles, la démarche agile et le visage presque glabre ; ses favoris s'arrêtaient à mi-joue. " C'est lui ", souffle le garçon. M. de Hornstein ne pouvait en croire ses yeux. Il ignorait que Schopenhauer ne portait pas la barbe de peur d'être pris pour un professeur de philosophie allemand, et qu'il était extrêmement coquet, toujours habillé chez le bon faiseur. Dans sa petite jeunesse, sa mère, très dépensière pourtant, avait dû lui faire des observations sur ses notes de tailleur et de chapelier.
M. de Hornstein constata, d'autre part, que c'était une bonne fourchette. Il ne distinguait pas ses paroles — les tables d'hôte allemandes sont si bruyantes — mais il le voyait rire et causer avec animation, et se sentait rassuré. Son parti fut pris ; il irait, dès le lendemain, " relancer le lion dans son antre ".
Le lendemain, il sonne, on lui ouvre, la bonne va parlementer avec son maître, et le visiteur les entend. D'abord, un grognement de Schopenhauer. " —  Ça a l'air d'un étudiant ", répond la bonne.   — " Alors, faites entrer." M. de Hornstein entre, et se hâte la gueule enfarinée, de transmettre les salutations de Wagner. " II me les a déjà envoyées par un étudiant de Zurich ", fait le philosophe d'un ton méprisant, et il tombe brusquement sur la musique wagnérienne ; — " Ce garçon-là n'est pas musicien ", s'écriait-il. Schopenhauer avait la prétention de s'y connaître, car il jouait de la flûte. Il avait toutes les partitions de Rossini, arrangées pour la flûte, et il les jouait toutes une fois par an, de midi à une heure. Quand le cycle était achevé, il le recommençait.
Il ne laissa point partir son visiteur sans lui avoir expliqué qu'il ne l'aurait pas reçu s'il avait été professeur de philosophie : « Le professeur Weisse, de Leipzig, est venu un jour pour me voir. J'ai crié de façon qu'il m'entendit : " Je n'y suis pas pour Monsieur le professeur Weisse " — A propos, vous me trouverez tous tes soirs à l'hôtel d'Angleterre. " Le don de M. de Hornstein avait opéré. Dès sa première entrevue, il était dans la place, convié à forcer la porte du salon réservé que l'hôtel d'Angleterre tenait à la disposition de son illustre client . — " Je profitai de la permission jusqu'à sa mort. "  II était là le jour où Schopenhauer, ayant pris un brave homme qui se disait son grand admirateur pour Fichte fils, professeur de philosophie à Tubingue, détala à toutes jambes en criant: – « Fichte ne m'admire pas ! " M. de Hornstein fut toujours bien reçu il avait le droit d'en être un peu fier.
Ils causèrent abondamment. Je ne puis, faute de place, qu'indiquer les deux ou trois conclusions principales qui ressortent des notes de M. de Hornstein. L'une est qu'en politique, Schopenhauer poussait la haine des idées avancées jusqu'au point où il n'est plus question de raisonner. Il voyait rouge au seul mot de liberté ou de démocratie : un homme capable de sympathie pour ces horreurs-la n'était bon qu'à pendre.
D'autre part, il y avait de la rancune dans la sévérité de ses jugements à l'égard du sexe qui a " les cheveux longs et les raisonnements courts ".  Il aurait voulu avoir des succès auprès des femmes, beaucoup de succès, car il était extrêmement sujet à ce qu'il appelait poétiquement " l'Ivresse d'Aphrodite " et il ne réussissait jamais, jamais. Nous savons tous que cela rend un homme amer. 
Enfin, il adorait la vie, dans le fond, et il aurait bien voulu pouvoir prolonger la sienne, à présent qu'il avait les joies de la célébrité. La première fois que M. de Hornstein retourna chez Wagner, il lui souhaita le bonjour de la part de Schopenhauer. Wagner lui coupa la parole d'un ton courroucé : —
" J'ai vu son portrait il a l'air d'un chat sauvage ! " Quelqu'un lui avait révélé que Schopenhauer n'aimait pas sa musique. Les deux grands hommes avaient des sentiments très naturels.
ARVÈDE BARINE.

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