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Journal d'une désintoxication. ( Jean Cocteau )

Par Jmlire

Journal  d'une désintoxication. ( Jean Cocteau )Jean Cocteau

Je me suis intoxiqué une seconde fois dans les circonstances suivantes :

D'abord, j'a dû être mal désintoxiqué la première fois. Bien des toxicomanes courageux ignorent les embûches d'une désintoxication, se contentent d'une suppression et sortent ravagés d'une épreuve inutile, avec des cellules infirmes, qu'ils empêchent de revivre par l'emploi de l'alcool et du sport...

Je me suis donc réintoxiqué parce que les médecins qui désintoxiquent - on devrait dire simplement qui purgent - ne cherchent pas à guérir les troubles premiers qui motivent l'intoxication, que je retrouvais mon déséquilibre nerveux et que je préférais un équilibre artificiel à pas d'équilibre du tout...

J'écris ces lignes après douze jours et douze nuits sans sommeil. Je laisse au dessin la besogne d'exprimer les tortures que l'impuissance médicale inflige à ceux qui chassent un remède en train de devenir despote...

Le désintoxiqué connaît de brefs sommeils, et des réveils qui ôtent le goût de s'endormir. Il semble que l'organisme sorte d'un hivernage, de cette étrange économie des tortues, des marmottes, des crocodiles. Notre aveuglement, notre obstination à juger tout d'après notre rythme, nous faisaient prendre la lenteur du végétal pour une sérénité ridicule. Rien n'illustre mieux le drame d'une désintoxication que ces films accélérés, qui dénoncent les grimaces, les gestes, les contorsions du règne végétal. Le même progrès dans le domaine auditif nous permettra sans doute d'entendre les cris d'une plante...

N'attendez pas de moi que je trahisse. Naturellement l'opium reste unique et son euphorie supérieure à celle de la santé. Je lui dois mes heures parfaites. Il est dommage qu'au lieu de perfectionner la désintoxication, la médecine n'essaye pas de rendre l'opium inoffensif.

Mais là, nous retombons sur le problème du progrès. La souffrance est-elle une règle ou un lyrisme ?

Il me semble que, sur une terre vieille si vieille, si ridée, si replâtrée, où tant de compromis sévissent et de conventions risibles, l'opium éliminable adoucirait les mœurs et causerait plus de bien que la fièvre d'agir ne fait de mal...

Dans deux semaines; malgré ces notes, je ne croirai plus à ce que j'éprouve. Il faut laisser une trace de ce voyage que la mémoire oublie, il faut, lorsque c'est impossible, écrire, dessiner sans répondre aux invites romanesques de la douleur, ne pas profiter de la souffrance comme d'une musique, se faire attacher le porte-plume au pied si nécessaire, aider les médecins que la paresse ne renseigne pas.

Pendant ma névrite, une nuit que je demandais à B... : " Pourquoi, vous qui ne faite pas de clientèle, qui avez du travail par dessus le tête à la Salpêtrière et qui préparez votre thèse, pourquoi me soignez-vous à domicile nuit et jour ? Je connais les médecins. Vous m'aimez beaucoup, mais vous aimez mieux la médecine;" Il me répondit qu'il tenait enfin un malade qui parle, qu'il apprenait plus avec moi, capable de décrire mes symptômes, qu'à la Salpêtrière, où la question : " Où souffrez-vous ?" attirait invariablement cette réponse : "J'sais pas docteur".

Le retour de la sensualité ( premier symptôme net de la désintoxication ) s'accompagne d'éternuements, de bâillements, de morves, de larmes. Autre signe : les volailles du poulailler d'en face m'exaspéraient et ces pigeons qui arpentent le zinc, les mains dans le dos, de long en large. Le septième jour le chant du coq m'a plu. J'écris ces notes entre six et sept heures du matin. Avec l'opium, avant onze heures, rien n'existe...

Jean Cocteau : extrait de "Opium, journal d'une désintoxication" Éditions Stock, 1930. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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