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La voie obscure et royale de Faulkner (Pierre Bergounioux)

Par Jmlire

La voie obscure et royale de Faulkner (Pierre Bergounioux)

" Je suis originaire d'une sous-préfecture du Sud-Ouest. Je n'y peux rien. En 1962 ou 1963, je suis tombé, par le plus grand des hasards, sur l'édition en livre de poche d'un roman de Faulkner intitulé Sanctuaire... J'ai ouvert ce livre où je m'attendais vaguement à ce qu'il soit question de sainteté et ce que je me rappelle, c'est d'avoir été scandalisé par la façon dont l'auteur racontait... J'ai soit quatorze ans, soit treize. C'est important. Si on est en 1962, Faulkner est vivant, en 63, il ne l'est plus. Il serait beau d'avoir ouvert un livre de lui quand il respirait encore du côté d'Oxford, Mississippi. Avec ça, je l'ai dit, j'ai été révolté par cette façon obscure de raconter. Je n'ai pas songé à questionner les adultes autour de moi. Je ne comptais déjà plus sur eux. Ils étaient victimes de l'esprit du lieu, du passé qui s'attardait. C'est une situation angoissante, quand on est soi-même dépourvu du discernement qui permettrait de dissiper les ténébreux mystères auxquels on est confronté. Bref, le livre était infesté de fautes de français. De solécismes, fautes de construction : " Si qu'il était pas mon fils.". Ça m'est resté. J'aurais laissé passer pareille chose dans mes rédactions de Quatrième ou de Troisième... On trouvait aussi des barbarismes, qui sont des atteintes à la forme du mot. Il est question, à un certain moment, d'un petit rigolo orthomatique, c'est-à-dire d'un pistolet automatique. Et je me disais : il est quand même curieux qu'un type écrive aussi mal et qu'il trouve sur la place de Paris, un éditeur, rue Sébastien-Bottin, dans le septième arrondissement, pour laisser passer pareilles énormités, les faire imprimer sous son timbre de la NRF. Une très noble et bouillante pensée m'a traversé la cervelle. J'allais prévenir M.Gallimard que, par inadvertance, sans doute, il mettait en circulation des trucs qui étaient autant d'infractions aux règles de l'expression écrite, aux prescriptions que, lycéen, je tenais pour la loi et les prophètes. Une chose m'a retenu de mettre la main à la plume, comme dit l'épicier, comme dit Flaubert. Quoique je n'eusse pas encore bien mesuré le dénivelé vertigineux qui séparait ma chétive sous-préfecture du foyer des valeurs, de Paris, je soupçonnais que certaines choses, peut-être, m'échappaient, et la lettre vindicative que j'étais pour rédiger en rondes magnifiques est restée dans l'encrier. Mais la rencontre inopinée de ce livre écrit dans une langue fautive et à quoi on ne comprenait à peu près rien, m'a durablement marqué... Du temps a passé, mais je n'ai pas perdu de vue que j'avais ouvert un livre scandaleux sous tous les rapports. Lorsqu'il m'a semblé que j'avais acquis un zeste de maturité, j'y suis revenu. Et ce dont j'avais eu très confusément l'intuition, à savoir, que quelque chose d'essentiel et de méconnu affleurait dans ces pages infâmes, j'en ai eu la confirmation. Telles furent les conditions romanesques, légèrement rocambolesques, dans lesquelles mon petit chemin a croisé la voie royale que Faulkner a percé jusqu'au cœur de notre sens...

Pierre Bergounioux : extrait de "Exister par deux fois" Éditions Fayard, 2014 Du même auteur, dans La Lecturamak :

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