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Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)

Publié le 09 juin 2020 par Comment7

Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)

Fil narratif à partir de : confinement, déconfinement, crise sanitaire Covid-19, lectures, paysage, symphonie pastorale, Evelyne Grosman, La créativité de la crise, Editions de Minuit 2020, Latifa Echakhch, The Sun and The Set au BPS22, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise Gallimard 2017, Kenzaburo Oé, M/T ou l’histoire des merveilles de la forêt, Gallimard….

Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)
Coupé de toute relation sociale, enfermé, privé de sorties culturelles, confiné à la maison et au jardin, l’écoute des fibres intimes de l’imaginaire prédomine, disproportionné. Ecouter son pouls. Qu’est-ce qui caractérise son battement, son rythme, sa tension, depuis le « début » ? Qu’est-ce qui se maintient et pourrait figurer une permanence, une ligne de repli acceptable voire féconde ? Quelle origine lui est-il rendue perceptible par cette attention ? Comment cette fréquence vitale a-t-elle évolué au fil de ce qu’il a capté, assimilé, désiré ?  De quelles musiques son souffle se sustente-t-il ? Un air lui trotte dans la tête, connu et indéfini, depuis des jours et il émerge, se clarifie et surgit de façon nette lorsqu’il arrive dans les dernières pages de la relecture – oui, relire, ré-écouter, autant d’activités de tissage – d’un roman de Kenzaburo Oé, « M/T et l’histoire des merveilles de la forêt ».

Le narrateur explore sa relation avec sa grand-mère qui, lui racontant les contes et légendes à l’origine de leur village dans la forêt, tissés aux faits historiques réels, a forgé sa sensibilité et son imaginaire, le destinant à, lui aussi, entreprendre ce récit inlassable, échappant à toute fixation définitive, des origines singulières. Dans ces racontars, les « merveilles de la forêt » sont souvent citées sans jamais pouvoir être objectivées, rationnalisées. C’est le point d’origine même qui inspirent les mythes du début, ceux qui fondent la vie entre les humains, à cet endroit de la forêt vierge, là où nature et culture s’entretissent. C’est « notre source à nous-mêmes qui naissons, vivons et mourons sur cette terre. » C’est de là que rayonne aussi la nostalgie originelle. Beaucoup plus tard, le fils du narrateur, autiste mais grand mélomane, passe quelques jours chez son arrière-grand-mère qui recommence pour lui la généalogie fantastique du village. Après coup, elle craint de l’avoir ennuyé jusqu’au jour où elle reçoit, sur cassette, une œuvre originale enregistrée pour elle. C’est une composition de son arrière-petit-fils, Hikari, inspiré par les histoires entendues. (Hikari, le fils de Kenzaburo Oé est réellement autiste et musicien). La vieille dame est bouleversée parce que cette musique donne vraiment forme à l’essence de ce que son récit labyrinthique tend à enclore et que les mots ne font qu’effleurer. « J’ai fini par penser que, dans un passé très lointain, lorsque j’étais dans les « merveilles de la forêt », j’écoutais cette musique. » Une musique qu’il nous semble nous avoir touché  avant même de savoir entendre ! N’est-ce pas le meilleur lien possible à explorer et renforcer avec ce qui, de nos fibres intérieures, ne se laissent pas confiné, résiste, continue à nous aérer sans frontière ? Un fil de résistance ?

« Je crois qu’en ce qui me concerne, les premières mesures de la sixième symphonie de Beethoven, voire tout le premier mouvement, ont un peu ce statut magique. « Allegro ma non troppo. Éveil des impressions joyeuses en arrivant à la campagne. » Je ne peux plus en dater la première écoute. Cela faisait partie des quelques disques qui passaient de temps en temps en famille. Dans une atmosphère d’enfance heureuse qui, forcément, évoque d’autres temps, à jamais inaccessibles. C’était avant. La force descriptive de la musique m’a été peut-être transmise par quelques commentaires du père, succincts, reprenant les propos du livret. La musicologie est précise sur la manière dont le compositeur « peint »  les caractéristiques d’un paysage. Mais ce n’est pas ce vocabulaire savant qui m’a transmis ce qui me transporte dans cette musique, plutôt la musicalité de la voix qui les traduisait en mots de tous les jours, surtout le fait qu’elle est devenue la musique de ces instants de quiétude parfaite et perdue. Les propos suggestifs du père relevait, comme une évidence, la puissance descriptive de la musique, elle nous transportait dans la nature, près des arbres, des champs, de la rivière. Chaque fois que je me sens porté par les relations harmonieuses avec un paysage, avec l’espace, les couleurs, les rythmes du dénivelé, le déroulé du chemin, les sons, les reliefs végétaux, les ombres et la lumière, la fluidité des mouvements de mon déplacement, l’hospitalité qui est faite à ce qui en moi diffère, ce n’est pas que j’entends cette musique, elle est simplement là, organique, sans même que j’en prenne conscience, sans même qu’elle affleure nécessairement sur les lèvres. Elle porte. Par contre, je la convoque et la joue dans ma tête si, enfermé, j’ai envie de renouer avec cet unisson avec un coin de nature, d’y puiser de l’énergie caressante. Pour sortir, pour retrouver le dehors, pleinement, elle me semble tout indiquée, avec l’amplitude symphonique calme, posée, qui évoque et porte le besoin d’épanchement, sans restriction. J’aime assez la version d’Harnoncourt, avec le Chamber Orchestra of Europe, effectif réduit centrée sur la générosité et la clarté, certes moins expansive que certaines entendues autrefois, mais privilégiant un pathos allégé, favorable à une relecture, une redécouverte, un recommencement, limpide. »

Ainsi en cette journée de printemps resplendissant, alors qu’il pédale, transporté, dans un paysage très familier, qu’il traverse une fois par semaine et qui, cette fois, lui semble nouveau, en tout cas différent, comme s’il s’ouvrait sous ses roues et dévoilait un autre horizon. Quand il arrive là, long faux plat roulant ou éprouvant selon la météo, surtout par vent  favorable, « l’allegro ma non troppo » de la « Pastorale » le porte. La route est comme une grande lettre labiale tracée en cursive parmi les labourés et pâtures qui épousent la pente d’une colline douce, dont la crête est couverte d’une forêt, avec les lignes de différents monts qui se rejoignent, forment un giron où s’engouffre un chemin. Plusieurs rideaux de peupliers, en ligne, rythment l’espace, séparent plusieurs logis flanqués d’étables et prairies clôturées et créent des jeux d’ombres, des effets de profondeur, comme lorsqu’on regarde couler une rivière. Parfois troncs clairs sur terre sombre, parfois troncs sombres sur herbes ensoleillé, claire. Une brise légère le pousse, les jambes moulinent avec gourmandise, les poumons et le cœur s’enivrent, l’harmonie corps et machine est voluptueux. Il avale le faux-plat, véloce, et peu à peu, son regard sous le casque va chercher tous les détails du paysage. Les boules de gui désorganisent les silhouettes longilignes des peupliers, introduisent une esthétique parasitaire piquante. Cette fois, l’impression de « passer au travers » du paysage, pourtant si bien répertorié dans sa tête – il en enregistre une « photo » à chaque passage, les vues se superposant semaine après semaine, devenant une sorte de millefeuilles, chaque feuille distinguée par d’infimes variations -, correspond, le temps de quelques secondes à peine, au fait de se sentir non plus à vélo, là, dans ce coin campagnard, mais couché dans une chambre d’hôtel, lumineuse, rideaux blancs tirés, bruits amortis de la ville, draps et édredon tout en douceur, blottie contre lui, entourée d’un de ses bras, l’amante nue, la caressant d’une main, sans bouger, juste ce que ses doigts peuvent atteindre, l’épaule, le bras, la nuque sous les cheveux, le piémont d’un sein, la combe des reins, le début de croupe. Comme un mantra. Après les caresses de la transe, de la possession, des attouchements presque désincarnés, somnambules, comme on suivrait du doigt, très loin, les lignes de crête d’un paysage brumeux. Elle-même lui caressant carcasse et contours, « distraitement », de cette distraction bienveillante par laquelle les corps s’imprègnent mutuellement. Sa présence féminine fraiche, chaude, soyeuse, rayonnante, tout en silence. Plénitude dans une bulle. Il s’ébroue, se retrouve bien en selle, secoue le guidon, fait une embardée, reconnaît la route, le paysage. Pourquoi s’est-il de la sorte « absenté », senti littéralement transporté dans ce souvenir ? Sans doute parce qu’à ce stade du printemps naissant toutes les couleurs, sous le soleil, sont si évanescentes, là et pas encore là, tout est aérien, immatériel, inespéré, même les parfums ne sont que présences suggestives, réelles effluves captées par la bouche ouverte dans l’effort réveillant les fragrances charnelles, subtiles, quand des peaux se touchent, se joignent, se reconnaissent dans un instant hors du temps ? La brise le caresse épouse ses mouvements comme des draps de lin. Un même vertige vaporeux que dans la chambre d’hôtel, ce matin. (Avec l’âge, ce genre de syncope devient plus fréquente, failles ou parenthèses enchantées dont il craint, toutefois, de se trouver un jour résolument prisonnier, ne pouvant plus en sortir, perdu.)

Un jour, dans son isolement sauvage et mutique – fourmillant de vie, plus exactement de brindilles de vie, minérales, cristaux de son parcours, capitalisés – il reçoit un inattendu avis de caresse. Comme tombé du ciel. C’est le message d’une femme perdue de vue depuis des années, sans plus aucun contact, avec qui un embrasement exceptionnel, fulgurant, à la manière dont les chairs peuvent brûler leurs vaisseaux une fois étreintes, s’était produit. Devenant après coup un mystère ressassé sans cesse, situé dans le temps sans repère précis, sans borne, comme une origine flottante, déterminante pour tout ce qu’il fut, est et sera. Rejoignant le « noyau littéraire » qui organise sa discipline de vie, dans les termes dont en parle Kenzaburo Oé : « Choisir pour noyau littéraire de ton existence, quelque chose comme une lueur de cette vie qui a précédé ta naissance ici au milieu de la forêt, et qui, après avoir été émoussé par les souffrances d’ici-bas, te survivra, quand tu seras mort comme individu…» La magie consistant en ceci que cette « lueur ayant précédé sa naissance » coïncide avec cet événement amoureux tardif. Une fois de plus, voilà, à partir de ce pivot sexuel, d’autres perturbations temporelles comme celle vécue en traversant à vélo un paysage qui le téléporte dans une chambre d’hôtel, plusieurs années en amont. Vit-elle encore ? Le croit-elle encore vivant quelque part ? Un tel message est-il autre chose qu’une bouteille à la mer ? «  Cette nuit, pensé à nous, me suis caressée et donné du plaisir en revoyant des images de nos rencontres. » C’est à partir de ça qu’il reprend conscience, néanmoins, d’être vivant quelque part. Par cette parcelle de vie qui palpite de temps à autre, évolue, « vit sa vie » dans un autre être qui continue à le choyer, au gré des humeurs, des mouvements d’images et des traces intérieures ravivées par telle ou telle occurrence du présent. Avoir enfanté, donc, dans la chair de l’autre, encore mieux, dans sa chair-esprit, dans son désir, en amont de la chair. Le jour suivant, la même personne lui envoie des photos de ces caresses « en souvenir de », où la main masturbatoire rentre en transe, habitée par sa main à lui. Les photos, avant tout, balaient ce moment intime dans la nuit, interruption du sommeil, draps rejetés, parties du corps dénudées, pénombre, lampe de chevet, les préliminaires incertains d’un instant d’amour solitaire, quand monte le désir, les sens peu à peu submergés par l’évocation de leurs scènes amoureuses, les formes alanguies, abandonnées à l’esprit qui vient la posséder, son regard femelle éperdu qui veut aller plus loin dans l’abandon, se sentir prise à distance, les cuisses ouvertes, genoux éloignés le plus possible, pieds joints, bas ventre touffu tendu, fondu dans la nuit. Et puis le flou, un large papillon nocturne, ébloui voletant agité sur place au-dessus du con, sous la toison, visitation vibratoire, l’absence – la sienne, juste invoqué à distance – qui se matérialise dans le tremblement des doigts, la main envahie par le battement d’ailes d’un ange qui rentre en elle et la fait jouir. La main qui branle dans l’obscurité, figée floue dans les clichés envoyés, convoque  la phalène racontée par Didi-Huberman, « créature du passage et du désir, du mouvement et de la consumation. » L’envoi de ces photos intimes le replonge dans une relation faite d’apparitions – mille et un gestes, sons, couleurs, textures, banales, et pourtant autant d’apparitions – et qui ne cesse, depuis, de nourrir son imaginaire, ses questionnements sur la vie,  « Toute apparition serait donc à regarder comme une danse ou une musique, un rythme dans tous les cas, un rythme qui vit de s’agiter, de battre, de palpiter, et qui meurt, plus ou moins, pour la même raison. » (p.10) Oui, ça subjugue, cette main féminine, connue autrefois, redevenue en partie inconnue, qui palpite et bat l’entrejambe, se donne du plaisir pour rejoindre celui qu’ils se donnaient mutuellement, du plaisir actuel donc, nouveau, traversé par la rémanence de jouissances passées. Comment regarder ces formes tremblées, arrêtées dans l’image, comment, de ça, fixer quelque beauté, de cette exhibition de forme et d’informe « comme autant « d’énergies visibles » – énergies de l’apparition, du désir, voire de la mort – communes à l’art et à la nature ? » La main qui branle, saisie, transformée en image fixe, ressemble à une chrysalide, quelque chose qui se transforme, qui mène une métamorphose dont tout le processus est invisible, est de l’invisible. Quelque chose de considérable. « On a souvent l’impression que, dans une métamorphose, l’essentiel nous manque aussi, l’essentiel de la durée, du changement, de la plasticité et du dépli des formes. Pour l’approcher, il devient alors nécessaire d’articuler le voir et l’imaginer, selon la rigoureuse définition baudelairienne qui fait de l’imagination une faculté « qui perçoit tout d’abord (…) les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et analogies… » » (p.20) Il revient sans cesse à ces photos comme en attendant un envol à venir. Le « considérable » est aussi de l’indiscernable. Au contraire des usages pornographiques, presque rien n’est explicite. L’indiscernable évoqué par Barthes  répondant à la question « Pourquoi écrire, » et cité par Evelyne Grossman : « Parce que l’écriture décentre la parole, l’individu, la personne, accomplit un travail dont l’origine est indiscernable. » L’origine mystérieuse de cette caresse et le point de chute invisible de cette caresse, même si on sait de quoi il retourne,  amplifie le poids de l’indiscernable. Evelyne Grossman commente : « Au-delà du thème de l’époque (le décentrement du sujet), j’y entends un motif pour moi essentiel : parce qu’on ne sait jamais au fond qui écrit ; non pas qui suis-je moi qui écris mais qu’est-ce qui, en moi ou hors de moi, écrit ? Question vertigineuse, à la limite de la folie, que reprendra entre autres, Samuel Beckett. » (p.49)  Voilà, caresse, écriture, indiscernable, vertige. La main qui branle, étrangère, comme indépendante de tout corps, au-delà de ranimer les instants où sa propre main, ainsi, caressait il y a longtemps, lui rappelle sa main qui écrit, à travers quoi ce qui écrit en lui passe sur la feuille, se change en texte. « Si je regarde ma main, en train d’écrire, dans un moment précis, elle est posée, distincte, entière, bien attachée au bout du bras. J’imagine la même main agitée par l’ensemble de tout ce qu’elle a écrit depuis que je vis, littéralement en train de tracer tout ce qui à travers moi s’est écrit et qui revient, à chaque fois que me vient un nouveau bout d’écriture, alors cette main n’est que tremblement, organe flouté, branleur, agitation de l’indiscernable ».

« J’épouse donc encore de temps en temps une onde en elle. » Se raccrocher à cette infime et émouvante preuve d’existence, inattendue, nimbée d’une sorte de résurrection. Il pense alors à une gravure envoyée par un ami où la mise à nu de l’appareil respiratoire d’un arbre, de son réseau nerveux et système circulatoire vital – onirisme séminal que dessine la sève dans le bois vivant -,  révèle l’existence de voies lactées forestières.

Au bout du confinement, tout son cosmos d’objets familiers, routiniers, bouleversé par une courte confession inaugurant le récit d’une autre relation aux choses – ce qui échappe au procès rationnel des échanges et continue à vivre, proliférer -,  il sort pour la première fois au soleil, pas celui du jardin, mais celui des routes, des villes, des trottoirs, des places vides, des gestes barrières, il quitte l’entre-soi saturé, s’éloigne de chez lui, redécouvre la longue distance  et, à peine descendu de voiture, pressé par le rendez-vous fixé avec la billetterie, il longe le grand bâtiment industriel, impavide, bordé d’herbes sauvages et rentre, pour la première fois depuis des mois, dans un musée, enfilant le masque obligatoire, s’aspergeant les mains de gel. Il sait qu’il va y retrouver les œuvres de Latifa Echakhch. Une belle opportunité de questionner, précisément, la relation aux choses, aux narrations qu’elles charrient, aux histoires qui se tissent avec elles, pour se fourvoyer ou se libérer. Le retrait, le régime de l’inactivité du confinement obligatoire l’a empêtré dans tout ce qu’elles racontent et disent de lui, en partie indépendamment de toute volonté consciente de sa part, s’intégrant à son métabolisme. Sur le mode ressassement, vase clos.

Il n’y a personne, pas de visiteur, contrairement aux files qui ont marqué la réouverture de certains commerces, il se dit que la période de crise a réussi à faire entériner par les usages la démarcation entre essentiel et superflu. Néanmoins, le nombre de visiteurs potentiels admis dans l’espace étant limité, il est décidé à ne pas traîner. Il s’engouffre dans la première salle, vaste, haute, est plongée dans l’obscurité. Trois grandes images, rondes comme des astres, sont projetées sur les murs. Elles font partie des murailles qui délimitent l’actuelle cosmogonie de crise. L’une est une échappée lumineuse vers un ciel bleu moutonnant de nuages. Mais le sol est jonché de débris. L’échappée tourne mal, avorte : le ciel réel, notre horizon naturel, s’effrite, attaqué de partout par la pollution, il n’est qu’un champ de ruine aérien. Une autre rassemble dans son orbe plusieurs scènes fragmentaires de colères et révoltes, puisées à différents endroits et époques de la planète. Rappel d’une contestation et d’une action d’alerte confinées dans l’impuissance, qui s’épuisent et ne peuvent éviter l’engloutissement. La troisième est plus mystérieuse, c’est une vaste membrane de feuilles carbones bleu assemblées, évoquant la technique des stencils qui servait à dupliquer des documents surtout utilisés au niveau de l’agitation politique pour diffuser idées et slogans révolutionnaires, sous formes de tracts, de pétitions, de cahiers revendicatifs ou théoriques. L’œuvre s’appelle « A chaque stencil une révolution », référence à Yasser Arafat et, telle quelle, magnifique comme un soleil bleu profond et brouillé, elle évoque un romantisme de la révolte en rade, cul-de-sac des espoirs de monde nouveau. Entre ces trois images fortes, cartographie sensorielle d’un »air du temps » au bord de la catastrophe, de la perte de sens universel,  des objets usuels posés sur des socles noirs, eux-mêmes imbibés, englués dans de l’encre noire. Un album photo, un foulard, des livres de la collection Arlequin, des soldats de plomb, des flacons de parfum, une toile peinte, objets quelconques sur le point de disparaître et dont le dernier bout encore visible, identifiable s’accroche au visiteur, suscitant de vagues empathies (par le biais d’autres objets tout aussi quelconques, similaires, que l’on a bien été amené à manipuler, utiliser).

La production artistique s’attaque à ce que véhiculent les « choses » qui ne cessent d’accompagner nos gestes, modéliser nos « faire ». Elles sont d’emblée partie prenante de dynamiques narratives qui s’immiscent dans nos histoires. C’est ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre étudient dans leur livre « Enrichissement. Une critique de la marchandise ». La narration produite par le commerce  des objets, pour les décrire, les comparer, donner envie de les consommer et de les inscrire dans notre quotidien « permet d’associer la description de la chose et l’évocation des situations dans lesquelles la chose est, ou a été plongée et celle de personnes qui sont, ou ont été, en relation avec elle, qu’il s’agisse , par exemple, de personnes qui l’ont confectionnée ou de personnes qui l’ont possédée ou qui, actuellement, la possèdent. (…) La narration incorpore une orientation chronologique qui rend ce mode de représentation particulièrement apte à la prise en charge du passé, c’est-à-dire non seulement du passé de la chose elle-même, mais aussi de la prise en charge des situations, des événements et des personnes avec lesquels la chose a pu être autrefois en contact. Dès lors, celui qui acquiert une chose dotée d’une telle présentation s’inscrit à son tour dans la narration qui lui est associée : en entrant en possession de la chose, il peut introduire le récit de sa vie dans celui de la chose. » (p.168) En parsemant son travail artistique d’objets liés à son histoire personnelle, ou simplement trouvés, évoquant des souvenirs, Latifa Echakhch ne prolonge pas la tradition des ready made transformant le banal en œuvre d’art. Elle cherche à mettre en suspens, à interrompre cette narration implacable que véhicule le système des choses et qui, au-delà de l’intimité partagée avec eux – et qui peut être créative, disruptive, poétique -, nous inscrit de force dans un marché, un commerce (dans tous les sens du terme) déterminé. Suspendre ces fils narratifs, y réfléchir. C’est pourquoi les objets tels qu’elle les exhibe ont quelque chose de déconnecté, privés de leur habituelle raison d’être, ruinés, « sol jonchés d’épaves et de déchets ». Ils sont en attente, éventuellement, de nouvelles narrations, mais en rupture avec leur passé, ils attendent autre chose, ils éveillent le manque, ce manque qui signale le besoin d’autre chose et qui reste en rade. De façon peut-être encore plus poignante en ce début de déconfinement où « l’après » pourrait être l’occasion d’une vaste bifurcation sociétale (que l’on sent être mise progressivement, méthodiquement, au placard).La petite théière au sol, contre le mur, est comme un réconfort en trompe-œil. L’objet lui-même évoque le bien-être, le plaisir de boire le thé, mais tout le dispositif censé amener le liquide dans ce contenant agréable, égare la moindre perspective de satisfaction : une gouttière interminable qui récolte l’humidité à l’extérieur sur les toits. Or, signe de changement climatique, nous sommes en période de sécheresse, pas la moindre goutte ne parvient dans la théière. Le réconfort est différé, aléatoire, la distance entre extérieur et intériorité comme démesurément élargie.

Le paysage de la grande salle restitue l’amplitude de ce manque « photographié » en un instant crucial : peut-être est-ce déjà trop tard, peut-être tout reste-t-il possible. C’est figé, entre effondrement irrémédiable et ultime sursaut. Tout peut encore basculer d’un côté ou de l’autre. On songe en ces temps lointains où la disparition du soleil derrière la ligne d’horizon pouvait être perçu comme définitive. Sur de grandes toiles sont imprimées des photos prises par l’artiste, fragments de ces paysages crépusculaires où il semble que l’instant nous parle à l’oreille, où une fusion avec l’environnement reste possible, évoque une harmonie perdue. Ces images-voiles sont affalées, pleines de plis et de fronces, dégonflées, elles marquent une irrémédiable dissociation entre ce que l’on est et ce que l’on voit, ça ne colle plus, il n’y a plus d’adhérence et du coup, on ne voit plus que l’envers du décor, un paysage de choses finies, épuisées après usage, paysage de ce qui a eu lieu. Esthétique de la désynchronisation. Le sol est parsemé de choses-fantômes, on dirait que là, il y a peu de temps, se trouvait un être qui s’est désintégré, ne laissant que quelques effets formant rébus ou constellation métaphorique. Ailleurs, ce sont des sédimentations historiques profondes, conflictuelles, qui surgissent de débris rassemblés comme par hasard, à la manière de ce tas de verres à thé marocains, fracassés par l’artiste, rassemblés sur un tapis de marchand à la sauvette, sous l’intitulé « Fakir. » Voilà la dimension « fakir » de la relation à cette mémoire culturelle, au passé colonial, aux traditions de « l’hospitalité et du rôle domestique de la femme » (guide du visiteur), à tout ce qui relève des questions complexes d’identité, d’origine, d’appartenance, de domination, de blessures.

Proches de la sortie, une série de tapis, seuls, en prière. Ils sont étalés aussi pour recueillir les restes d’intimité de personnes disparues, avalées par ce paysage mental d’une société en ruines. (En panne d’imaginaire, de nouvelles croyances, de nouveaux récits…) Ce sont autant d’espaces de survie limitée. Les tapis sont imbibés d’encre noire, saturés, de même que les quelques objets éparpillés sur leur laine encrée et qui attestent des diverses manières de s’accrocher à la vie, en fumant, en buvant, en écoutant de la musique… Tous les objets sont « renversés », englués, saturés de leur vécu sans issue, au bout de leur vie. Seule subsiste un espace vierge, rond, silhouette d’une île où recommencer, réinventer, peut-être juste une illusion engendrée par un projecteur. Levant les yeux, à l’opposé vers la grande verrière, il la découvre sillonnée de traits sombres, coulées d’une pluie noire, « enluminure » négative qui accentue l’éblouissement venant de l’extérieur, d’entre les coulures parallèles, laissant l’espoir qu’il reste possible d’aller vers la lumière, d’y amorcer un nouveau tissage avec le réel. Conserver la faculté de s’éblouir comme en découvrant les photos de la main qui branle, si proche si distante, qui « entre-caresse » passé et présent d’un amour, donnant forme de caresse à la créativité telle que reprise par Evelyne Grosman, lisant Foucault, Blanchot, Deleuze, Guattari, dans le but de remplacer l’archétype du créateur démiurge par les communs de la créativité. Jamais l’écriture de tel ou tel mais toujours déjà de l’entre-écriture. Par le fait que tout s’écrit avec ce qui s’est écrit et avec les innombrables interprétations que les lecteurs font circuler. « De quoi s’agit-il ? D’une forme originale d’amitié créatrice, écrite à distance, sans partenaires individués, dans un style qui mêle l’impersonnel de la critique philosophique ou littéraire et l’intimité subjective d’une émotion privée. Je trace les contours d’un espace que je rassemble ici dans la disparité, pour indiquer ce que pourrait être la crise créatrice du sujet à l’œuvre dans cette entre-écriture, l’étonnante plasticité de son mouvement instable. » Entre-écriture, entre-caresse, être « faiseur d’histoire » réinventant nos relations aux choses, aux objets, aux marchandises, à tout ce avec quoi nous faisons commerce. (Pierre Hemptinne)

Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)

Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)
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