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Notre réussite, c’est votre science-fiction

Publié le 11 juin 2020 par Africultures @africultures

Il y a quelques jours, on m’a adressé une enquête intitulée « Racisme en études supérieures », qui recense des témoignages d’expériences du racisme dans l’enseignement supérieur. Moi, j’ai longtemps cru que la réussite scolaire « effaçait » tout. La race, la classe et le reste. Qu’il suffisait d’avoir de bonnes notes pour annuler l’écart de privilèges entre moi et les autres. Une des nombreuses légendes qui ont bercé mon enfance, sous le double mandat de François Mitterrand et du Parti Socialiste. Chronique.

Tricheuse

J’ai étudié beaucoup, et pendant longtemps. La Sorbonne, Lettres Modernes, boursière à l’échelon 5, un classique. Je n’ai aucun mérite, j’étais douée pour l’école, c’était ma zone de confort. C’était aussi le meilleur alibi pour ne pas affronter le monde des adultes. J’ai donc étudié beaucoup par plaisir et un peu par lâcheté. J’étais connue comme « la tronche ». Enfin, plutôt, « – Tu sais la reubeue, celle qui est une grosse tronche ». À la Sorbonne, les personnes comme moi étaient suffisamment rares pour qu’on puisse les identifier par leur race.

Un jour, un ami m’a dit « – Tu sais, il y a une rumeur qui court sur toi, tout le monde en parle… » Cette rumeur, lancée par deux étudiantes blanches que je connaissais vaguement du lycée, disait que j’étais une tricheuse. Que la triche expliquait ma réussite aux examens.

Je n’ai jamais réagi.

Je savais depuis longtemps que j’étais scandaleuse. Que je désorganisais l’ordre des choses. Que j’avais osé craché sur les prophéties bourdieusiennes. J’avais toutes les cartes en main pour échouer, déterminisme social oblige. Or, je réussissais mieux que les étudiants les plus privilégiés, et cette humiliation était inacceptable. Il fallait donc rétablir l’ordre des choses et faire de moi « la reubeue qui triche aux examens ». Je n’étais donc la meilleure que par délit.

Sabri & Nadir

En février dernier, j’organise un diner avec deux amis de mon « réseau kabyle », les écrivains Sabri Louatah et Nadir Dendoune. Tous deux se lisent déjà mutuellement et souhaitent se rencontrer depuis longtemps. Sabri s’est exilé aux Etats-Unis. Il est en France pour la sortie de son roman « 404 » paru aux éditions Flammarion. Et puis il y a quelques semaines, CANAL+  a lancé la série « Les Sauvages », adaptée de sa saga géniale, également aux éditions Flammarion. Dans les livres de Sabri, presque tous les personnages sont des Arabes ou des Kabyles. Et ces personnages ont tous réussi socialement – un acteur, une cheffe d’orchestre, un président de la République, une polytechnicienne ou un millionnaire. Pour les journalistes, les romans de Sabri sont des romans de science-fiction. Pour les journalistes, cette réussite scandaleuse, c’est de la science-fiction.

Je me demande ce que Nadir pense de tout ça. Alors je l’appelle, et je lui demande s’il a eu le droit de réussir : « – Ne parle pas de réussite. Un berger de Kabylie a sans doute mieux réussi que moi. Parle plutôt d’ascension sociale ». Nadir, c’est l’auteur du best seller adapté au cinéma « Un tocard sur le toit du monde » qui raconte son ascension du Mont Everest. Cette histoire que Nadir appelle « Cendrillon du 93 » lui vaut la respectabilité due à l’exploit. « – Moi, j’aime bien observer comment leur regard change par rapport à moi. Comment je deviens soudain fréquentable, une fois qu’ils savent ce que j’ai fait. Dire que quand on veut, on peut, c’est faux. J’ai mis 20 ou 30 ans à arriver là où je suis, parce que je ne suis pas bien né. Quand t’es bien né, t’as pas besoin d’être fort. Aujourd’hui encore, je souffre d’un complexe d’infériorité, parce que je suis un fils de pauvre. L’illettrisme de mes parents, il est gravé en moi. C’est pas un hasard si j’écris des livres. »

Dans 40 ans, si on se tient bien

Je repense à un passage précis du film de Raoul Peck « I’m not your negro ». Face aux caméras, Robert Kennedy se félicite de voir « progresser » l’intégration des Noirs à la société civile américaine. Il pousse l’effet de modernité jusqu’à suggérer que, dans 40 ans peut-être, un Noir pourrait devenir Président des Etats-Unis. Une posture qui ne séduit pas James Baldwin : « On est ici depuis 400 ans, et il vient nous dire que peut-être, dans 40 ans, si on se tient bien, on pourrait devenir président ? »

Alors, combien de temps devra-t-on attendre avant d’avoir le droit de réussir ? Combien de temps pour que la science-fiction se mue en possibilité ? Et si jamais on y arrive, combien de temps pour se sentir légitime et enfin « à égalité » ?

Petite, j’ai été encouragée à devenir un transfuge de classe. Par mes parents. Et par tous les adultes qui m’entouraient. On ne me demandait jamais si j’aimais chanter, peindre ou manger des bonbons. On ne me demandait jamais à quoi je rêvais, si j’avais peur du loup, quel était mon livre préféré. Tout ce qui comptait, c’était de bien travailler à l’école pour changer de classe sociale. Littéralement. Et ce programme ambitieux ne tolérait aucun faux pas. Sans compter les mirages de la gauche qui nous disait que tout était possible, que quand on veut on peut, que le monde appartient à ceux qui travaillent bien à l’école.

En 1985, je finis l’école maternelle. Avec ma classe, on part en sortie et le Ministre de la Culture Jack Lang nous accompagne. Il y a aussi des journalistes, attendris par nos petites têtes de Noirs et d’Arabes. Nous allons visiter la Sorbonne. Dans la Galerie Richelieu, la maitresse sort un paquet de dessins. Jack Lang en saisit un – c’est le mien – et l’affiche sur le mur. Le soir, j’annoncerais à mes parents « – Quand je serai grande, j’irai à la Sorbonne ». Et je les rendrais heureux.

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