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Jean-François Deniau, l’engagé baroudeur aux sept vies (4)

Publié le 11 août 2020 par Sylvainrakotoarison

" Au large la nuit, surtout la nuit, un moment, j'ai été roi d'un royaume : celui où être roi, c'est vivre pour ceux qui ne croient plus à la vie et parler pour ceux qui ne savent pas parler. " ("Mémoire de sept vies : croire et oser", 1997, éd. Plon). Sur Jean-François Deniau, quatrième et dernière partie.
Jean-François Deniau, l’engagé baroudeur aux sept vies (4)
Disparu il y a dix ans (treize ans), Jean-François Deniau fut une personnalité aux multiples vies, diplomate, politique, marin et ... écrivain.
6. L'écrivain
Dès 1955 (il avait 26 ans), Jean-François Deniau a publié son premier livre chez Grasset, un roman court, sous le pseudonyme de Thomas Sercq : " Ce que l'on fera, un jour, de grand, de beau, de surprenant, parce qu'à dix-huit ans, on avait eu des rêves, on s'était fait des idées, les larmes vous étaient montées aux yeux et l'on avait dû lutter pour ne pas pleurer. ".
Dans les années 1970 et 1980, il a écrit ses récits de passionné de la mer qui lui valurent le 9 avril 1992 son élection à l'Académie française, au fauteuil de La Bruyère, de Pierre Gaxotte et de Jacques Soustelle. Il fut reçu solennellement sous la Coupole le 10 décembre 1992, et a repris la lame de son épée d'ambassadeur à Madrid pour son épée d'académicien : " J'y tenais car je suis très heureux d'avoir pu accomplir cette mission en Espagne auprès du roi au moment difficile et important pour nous tous qu'on appelle la transition démocratique. " (7 décembre 1992).
Parmi ses devoirs d'académicien, Jean-François Deniau a rédigé un discours sur le vertu le 30 novembre 1995 : " Les vertus sont féminines. Elles sont sept, chacun le sait. Trois théologales (...) : la foi, l'espérance, la charité. Quatre cardinales (...) sur lesquelles tourne notre vie morale et sociale : la justice, la prudence, la force, la tempérance. Tous au féminin. ".
Ses talents de narrateur étaient très réputés. Le 25 janvier 2007, en lui rendant hommage, Pierre-Jean Rémy a raconté : " Du récit à la fin d'un dîner où, fascinant causeur, il savait tenir en haleine une douzaine d'amis, c'est avec une déroutante aisance que Jean-François Deniau est passé à une écriture à la fois épique et familière, qui racontait encore mieux ces sept vies et plus, qui avaient été les siennes. Et le public de quelques amis, de beaucoup d'amis déjà qui l'écoutaient, est devenu celui de ces centaines de milliers de lecteurs qui ont découvert en lui un véritable héros de notre temps, non pas byronien comme le personnage de Lermontov, mais pétri d'un humanisme vibrant pour toutes les causes de son temps où, pour lui, engagement et courage tenaient lieu de raison. Et ses livres en font magnifiquement foi. ".
Puis Pierre-Jean Rémy de réaffirmer ce courage : " Peu d'hommes jouent vraiment leur vie en écrivant. Quand Jean-François Deniau écrivait, c'était chaque fois sa vie qu'il avait jouée avant, prenant chaque fois un maximum de risques sans toujours prendre, selon la formule de Kipling (...), sans toujours pourtant prendre un maximum de précautions. ".
7. La personne qui lutte contre la maladie
Enfin, il m'a paru pertinent de terminer ce modeste portrait en évoquant aussi l'homme malade. Sans doute pas la face la plus réjouissante, une maladie qu'il a combattue pendant plus d'une vingtaine d'années, voire trentaine d'années, avec beaucoup de courage et sans renoncer à ses engagements, ses initiatives, ses expéditions. Cette maladie, hélas, est bien célèbre, trop célèbre. Jean-François Deniau avait plusieurs fois vu la mort s'approcher de près dans ses aventures parfois très périlleuses, sur des terrains de guerre ou en pleine mer. Déjà le 18 août 1992, Michèle Cotta avait remarqué dans son cahier : " Je l'ai trouvé bien fatigué, ayant du mal, plus de mal que d'habitude, à se déplacer. ".
Ses amis académiciens l'avaient tellement connu côtoyer ainsi la maladie que cela faisait presque partie de son identité à l'Académie. Le 10 décembre 1992, Alain Peyrefitte lui parla en ces termes : " Il ne s'écoule guère de saison, sans que vous retourniez à l'hôpital pour vous livrer aux mains des chirurgiens. À votre réveil, Frédérique est là, près de vous, qui vous tient la main, et qui plonge dans vos yeux encore voilés, son regard anxieux. Vous avez accepté d'être le cobaye d'un nouveau traitement de choc, qui, combiné à l'effet des rayons, a lésé votre moelle épinière. Il vous a fait perdre le contrôle de vos jambes ; votre voix aussi, un temps. On a craint pour vous le fauteuil roulant. Les médecins vous ont dit : "Vous allez travailler comme une bête pour sauver vos jambes !". Vous tomberez pour vous relever, vous vous appliquerez jusqu'à recouvrer votre mobilité... Et vous repartirez : le Liban à nouveau, le Kurdistan, Sarajevo... On meurt, vous en avez la conviction, parce qu'on s'arrête de lutter. ".
Jean-François Deniau, l’engagé baroudeur aux sept vies (4)
Voici trois autres témoignages poignants d'académiciens amis, chargés hélas de faire l'éloge de Jean-François Deniau après sa disparition.
Le 25 janvier 2007, Pierre-Jen Rémy a rappelé : " Les os, les poumons. Mais il continuait à se battre, à bourlinguer, à naviguer, à répondre "présent" quand on avait besoin de lui : c'était normal. Il nous apparaissait ici, parmi nous, à l'Académie, avec une canne, deux cannes, des tuyaux, un bras en écharpe, et il repartait pour Beyrouth, et il publiait un autre livre, et il se voyait confier une autre mission : c'était normal. Et même les tuyaux ou les cannes avaient fini par nous paraître normaux, à nous, ses confrères. Après les balles perdues ou celles qu'on lui destinait (...), c'était une autre mort qui tournait depuis des années autour de lui, mais il l'écartait d'un haussement d'épaule. Il bougonnait, n'en parlait pas, il souffrait, et ça durait. Depuis combien de temps avait-il ses habitudes au Val-de-Grâce, comme d'autres les ont dans la quiétude de leur bibliothèque ? On le voyait debout, débouler en claudiquant parmi nous. Il s'appuyait lourdement sur celui-ci, sur celui-là pour monter les marches : c'était devenu normal. (...) Ses souffrances et son courage. La force formidable qui l'habitait et à laquelle nous, nous nous étions si naïvement habitués. Lui seul savait vraiment les mille morts qui le harcelaient et que, l'air de rien, il regardait en face, avant de repartir pour la Sologne ou pour se reposer en traversant l'Atlantique. ".
Quelques jours plus tard, à son enterrement aux Invalides, son autre collègue académicien Alain Decaux a raconté, le 29 janvier 2007 : " À l'Académie française, Jean-François, quand, appuyé sur ta canne, tu nous rejoignais le jeudi, tu cherchais une épaule. J'aimais bien que cette épaule fût la mienne. Trop souvent, je t'entendais annoncer : "J'arrive du Val-de-Grâce". Après la séance que tu éclairais de ton incroyable mémoire, ayant trouvé une nouvelle épaule, tu déclarais : "Je retourne au Val-de-Grâce". (...) Très peu [de médias] ont souligné que, depuis plus de vingt ans, les unes et les autres [de tes missions] ont été accomplis par un homme qui, par la force de l'esprit, s'arrachait à un corps mutilé et martyrisé. Tu allais toujours jusqu'au bout, je dirais même au-delà. En novembre dernier, quelques jours avant ton ultime rechute, tu as tenu à te rendre en Palestine pour étudier et dénoncer les problèmes, particulièrement graves, de l'acheminement de l'eau. Tu es rentré à Paris. Pour mourir. (...) En soldat, en marin, tu as exigé de connaître l'échéance que l'on t'a dite proche. (...) Tu m'as fait l'honneur, immense, d'en débattre avec moi. ".
Son successeur à l'Académie française, spécialiste de la musique baroque, Philippe Beaussant, a décrit l'univers hospitalier le 23 octobre 2008 : " On commence à comprendre pourquoi Jean-François Deniau détestait l'hôpital, où il est si souvent allé, où il a si souvent souffert, et si souvent écrit, en demandant aux infirmières de fixer ses perfusions dans le bras gauche pour qu'il puisse continuer à tenir sa plume. La chambre d'hôpital, ce n'est pas seulement son caractère impersonnel qui est détestable : c'est l'infantilisation du malade. Le malade n'est pas un malade : c'est un patient. Le vocabulaire de l'hôpital dit les choses comme elles sont. Patience. Patience. Ne bougez pas. Ne décidez rien. Ce n'est pas à vous de décider. Vous être irresponsable, au vrai sens de ce mot : non responsable. Interdit de réponse. (...) La vie, c'est le plateau ; le destin, c'est le valet de chambre qui porte le plateau. Alors, que fait-on si le valet a la main qui tremble ? Si le destin est un traître ? Et si, par le truchement de la maladie imbécile, il vous réduit, vous le premier, vous le meilleur, à n'être plus qu'un corps souffrant dont on ôte des bouts de poumon, des morceaux de cœur, une fois, deux fois, dix fois ; que faire si l'on ne peut plus se mouvoir sans s'accrocher au bras de quelqu'un et si chaque minute vécue entre deux pontages n'est qu'un sursis ? ".
Le chaud soleil
En étant passionné par beaucoup de choses, Jean-François Deniau a laissé ses ambitions politiques au second plan de ses passions dans sa hiérarchie de la vie. Le 10 décembre 1992, évoquant la figure de Jacques Soustelle, il proposait cette brillante réflexion : " Chacun de nous, à vingt ans, et parfois plus tard, a rêvé d'être roi. De détenir le pouvoir suprême, et de se sentir nécessaire totalement et surtout, naturellement. Ce moment où un être humain croit s'identifier à la volonté d'un peuple et à la permanence d'une nation, est-il de soleil plus haut et plus chaud ? (...) Les convictions personnelles comme la tradition familiale m'ont conduit à un autre combat, celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. ".
Pour ce combat, jamais gagné, qu'il en soit remercié encore ici.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 janvier 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean-François Deniau.
Jean d'Ormesson.
Alain Peyrefitte.
Pierre-Jean Rémy.
Jean François-Poncet.
Claude Cheysson.
Valéry Giscard d'Estaing.
Pierre Messmer.
Jacques Chirac.
Raymond Barre.
Maurice Faure.
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Andrei Sakharov.
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Jean Lecanuet.
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Jean-Jacques Servan-Schreiber.
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Quai d'Orsay.


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