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Genèse de la bourrée "Je mène les loups" par Yvon Guilcher

Publié le 14 avril 2018 par Annepaulerville

Voici donc publiée, avec son autorisation, la lettre d'Yvon Guilcher retraçant l'histoire de la confection de cette chanson, et révélant aux sceptiques sa lecture du texte précédent mis en ligne ici, plaidoyer-réquisitoire pour la beauté des danses et musiques traditionnelles.

Certes, ça fait du bien (à Pierre sans doute autant qu'à moi) d'avoir pour avocate une jeune femme aussi brillante que toi, mais vu ce qu'on voit déferler en ce moment sur le net, je crains qu'à trop nous encenser tu ne te fasses pas que des amis. On n'a pas besoin de répondre quand ça n'en vaut pas la peine. [...] Tes 8 pages sont admirablement troussées, c'est remarquable.[...]

Outre notre
Plaidoyer pour la danse traditionnelle, tu m'as défendu aussi pour mon Je mène les loups et ça me donne envie de t'en dire plus sur la genèse de cette chanson. Je l'ai déjà fait pour T.* - il en fera ce qu'il voudra -, je vais recommencer pour toi - tu en feras ce que tu voudras.

1) D'abord, je ne suis pas seul à avoir inventé des bourrées. D'autres l'ont fait aussi, certains avec compétence et talent (Baudimant, Paris, Prieur). Cela dit, je n'en connais pas (il y en a peut-être) qui aient mis des paroles sur leurs compositions, du fait qu'elles avaient une visée purement instrumentale. Pourtant, des couplets de bourrées chantées, on en trouve beaucoup dans la tradition populaire et j'ai toujours eu envie d'en accroître le stock.
2) J'ai fait des bourrées dont le texte n'avait rien à voir avec le climat traditionnel : La Bourdonnaise évoque les folkeux du Bourdon, j'ai fait une bourrée sur la guerre, une Décalée dont la mélodie comme la danse sont en canon et dont les paroles décrivent les figures (cf. CD de l'ADP), etc.
3) J'ai fabriqué des bourrées qui alternent le trois temps et le deux temps (cf. Les Tisserands - récupéré depuis par les groupes folkloriques).
Rien de tout cela n'a quoi que ce soit à voir avec la tradition, sinon un rythme de bourrée.
4) J'ai pondu des pastiches que j'ai harmonisés en "motet", c'est-à-dire de mélodies et de paroles différentes, qu'on peut chanter séparément ou toutes ensemble (Le long du chemin qui mène à la rivière + Prenez garde au loup + Ma mère me dit). Chacune de ces bourrées me paraît crédible, mais pas le traitement polyphonique, évidemment.
5) Le reste, c'est de simples pastiches. Je mène les loups en fait partie.
Les paroles de Je mène les loups.
Je suis parti de couplets recueillis en Charolais - que m'avait communiqués jadis Gilles Lauprêtre. Il n'était pas question d'en reprendre les airs, particulièrement ringards pour mon goût, mais l'affabulation m'en convenait. D'abord parce qu'elle évoquait les "meneux de loups" que je connaissais à travers la tradition berrichonne ; ensuite parce que ces loups étaient tantôt noirs, tantôt gris, tantôt blancs, tantôt rouges. Je savais aussi ce que certains exégètes avaient voulu voir dans les blancs et les rouges. J'avais envie de les conserver (éliminant les noirs et les gris), mais d'en reconduire aussi l'ambiguïté, c'est-à-dire de ne pas les réduire au statut de symboles transparents.
Ces paroles rencontrées dans des œuvres populaires ne s'adressent pas à un public universel. Et moi, je voulais qu'elles parlent à tout le monde, tout en continuant de ne pas tout dire. Donner accès à leur mystère, en quelque sorte. Ce qui conduisait d'abord à "dépatoiser" les versions dont j'étais parti. Je ne pouvais conserver "D'zy meune les loups, laichi m'don faire, d'z' les meune pas tous". J'ai donc commencé par traduire ça dans le français qui me convenait et par éliminer "m'don faire", qui renvoie de manière trop explicite au seul meneur : je voulais qu'on ne sache pas si ce qu'on laissait faire, c'était le meneur ou les loups eux-mêmes. Je n'aimais pas non plus "j' les meune pas tous", qui ne faisait pas sens à mes yeux. J'y ai donc substitué "loin de chez nous". Enfin, j'ai supprimé les biotopes locaux (Saint Yan, Charolles), qui nuisaient à l'universalité du message. Le reste est travail d'auteur : là où l'une des versions populaires disait "les biancs s'en vont, les nés (= les noirs) restent", j'ai fait s'en aller les loups "le long de la rivière", pour avoir une rime à "laissez donc faire" et mis au futur "les rouges restent", parce que ma mélodie nécessitait une issue masculine à cet endroit-là.
Résultat final de mes interventions :
Je mène les loups, mène les loups
Laissez donc faire,
Je mène les loups, mène les loups
Loin de chez nous.
Les blancs s'en vont
Le long de la rivière,
Les blancs s'en vont,
Les rouges resteront.

Mais un seul couplet ne me suffisait pas pour enchaîner les diverses bourrées rondes recueillies au Pont Chrétien. Et je n'avais nulle envie de passer en revue les noirs et les gris. J'ai donc inventé quatre autres couplets, que j'ai ensuite ramenés à un seul. Ce couplet reprend le thème de la rivière, récurrent dans les bourrées du Bas Berry ("en passant la rivière"," passant par la rivière", "le long de la rivière", etc.). En général, toute fille qui passe cette rivière y laisse ses bas, ses jarretières, son jupon blanc - voire plus si affinités. Car les garçons de la chanson traditionnelle sont parfois des loups pour les filles. Celles qui traversent le bois ou franchissent la rivière. Jusqu'à ce que l'amour de la Belle rende la Bête charmante. J'ai donc substitué l'amant protecteur au loup prédateur, en essayant de conserver néanmoins des façons de dire traditionnelles. Cela donne un second couplet en rupture avec le précédent et qu'on ne trouve nulle part ailleurs que dans ma chanson :
Je n'irai pas
Au bord de la rivière,
Je n'irai pas,
Si mon amant n'y est pas.

La mélodie de Je mène les loups
Au départ, je pensais l'avoir inventée de toutes pièces. Mais on m'a vite fait remarquer que ma partie A reprenait le dessin mélodique d'une montagnarde, Les enfants du pauvre homme. J'ai dû en convenir, puisque c'était vrai. Et vu que cette montagnarde a été jouée par la Bamboche, groupe que j'ai beaucoup fréquenté au sein de Mélusine, j'en ai conclu que j'avais dû la mémoriser à mon insu et que c'était donc de cela que j'étais parti (je l'ai formulé comme ça dans ma lettre à Camille).
Cela dit, deux remarques :
1) L'analogie ne concerne que la partie B. Le A n'a rien à voir.
2) Cette partie B des Enfants du pauvre homme est elle-même déjà identique à la partie B d'autres mélodies à trois temps. Par exemple certaine version en mineur de La laine des moutons, qui connut le succès dans l'entre-deux-guerres. Je n'en tire aucune conclusion quant à l'antériorité de l'une ou de l'autre, je constate seulement que c'est exactement le même air.
3) De telles redites musicales, sorte de bernards l'ermite qui investissent toute montagnarde disponible, deviennent totalement inédites dès lors que, enlevées au trois temps, elles s'incarnent en bourrée, donnant à entendre une mélodie jamais encore entendue ailleurs. Avec Les enfants du pauvre homme et Je mène les loups, on se retrouve sur deux planètes différentes, dont les astronomes n'avaient repéré que la première. Car la seconde n'était pas seulement inconnue : elle était encore à venir. Vrai ou faux ?
Alors, quittant les références traditionnelles, voilà qu'on me signale l'Orientale, composée par Mic Baudimant, lui-même bon connaisseur de la bourrée. Je ne connaissais pas cette (belle) bourrée, on me la communique, je l'examine. Et je vois bien effectivement qu'il y a une parenté entre cette mélodie et la mienne, qui tient sans doute à ce que Baudimant et moi avons des références comparables en amont. Mais je vois surtout ce qui les oppose. Car une ressemblance éventuelle ne concernerait au mieux que la partie B de l'Orientale et la partie A des Loups. Comparer la partie A d'un air avec la partie B d'un autre, c'est inverser la logique musicale de chacune et donc passer à côté de deux mélodies qui forment différemment un tout cohérent. A quoi s'ajoute que la partie B de l'Orientale est en mineur, avec une sensible au sous-sol, alors que dans le A des Loups, c'est exactement le contraire. On n'est pas du tout dans le même climat. S'il y a quelque exotisme dans chacun de ces airs, il ne provient pas des mêmes contrées. Et puis l'Orientale, mélodie instrumentale, égrène des diminutions résolument absentes dans les Loups, bourrée chantée.
Bref, ce sont là deux mélodies parfaitement distinctes, que personne ne peut confondre, de logique divergente et non pas un réagencement de motifs de l'une à l'autre ( ce qui relèverait d'ailleurs déjà de la création, comme le soulignait Pascal : "ne venez pas me dire que je n'ai rien apporté de nouveau,"etc.).
Mais surtout : nos deux airs ne se ressemblent vraiment qu'à partir du moment où vous remplacez la partie A des Loups par la partie B de l'Orientale. Or c'est ce que j'entends faire partout sur le net : chaque fois qu'on enlève ses paroles à ma chanson, on en profite un, pour y introduire les diminutions de l'Orientale ; deux, pour lui inoculer sub cuta une sensible venue d'ailleurs et qui n'a rien à faire là. Sûr que ça rapproche, un tel copier-coller ! En somme nos deux compositions se ressemblent surtout si l'on compare l'Orientale avec l'Orientale. Là, effectivement, exeunt lupi.
Il y a une autre question que personne n'a l'air de se poser : est-ce que Je mène les loups est une belle chanson réussie ou non ? Si c'est mauvais, à quoi tient son succès ? Et si c'est réussi, prenez-y plaisir. Ce n'est pas défendu. Vrai ou faux ?
J'ai donc envie de dire aux chercheurs du vieux grimoire : écoutez plus et comparez moins. Je note d'ailleurs que Camille échappe de ce point de vue à tout reproche : elle chante ce que j'ai composé (peut-être parce qu'elle en a conservé les paroles). Et je défie quiconque de retrouver cette chanson, telle que je l'ai faite, où que ce soit avant que je lui donne vie.
Je n'ai jamais prétendu être un créateur ex nihilo. Je mène les loups n'est pas autre chose qu'une contrefaçon crédible. Les compositeurs respectifs des Loups et de l'Orientale ne sauraient nier qu'ils puisent leurs ingrédients dans le stock enchevêtré d'antécédents traditionnels eux-mêmes déjà redevables à des mélodies antérieures. Un pastiche ne peut s'écarter de ce qu'il imite. Il ne peut inventer que du déjà attesté. Si l'on n'y reconnaît pas du déjà connu, c'est que le pastiche n'en est pas un. Les refaçonnements (différents) auxquels procède chaque "faussaire" débouchent certes sur des œuvres inédites, mais ces œuvres restent des "à la manière de". Raison pour laquelle M. Baudimant, autant que je sache, n'a pas plus déposé sa composition que moi la mienne.
Cela dit, le faussaire a le devoir de revendiquer sa paternité. Car si Van Meegeren a peint des faux Vermeer, ses tableaux n'en sont pas moins d'authentiques Van Meegeren. Il ne s'agit là ni de copies, ni de plagiats. Il

s'agit d'un "à la manière de". Van Meegeren s'est certes imprégné de Vermeer, il s'est immergé dans son œuvre, mais il n'en devient pas Vermeer pour autant. Il doit donc signer son travail. Le problème est seulement que Vermeer et Van Meegeren sont deux individus identifiables, alors que la tradition est nombreuse et impersonnelle. Il y a une intertextualité des musiques traditionnelles. A fortiori des pastiches qu'en fait le revivalisme.
Enfin, pour "mettre un frein à la fureur des flots", je vois que deux pasticheuses inconnues ont ajouté un couplet à ma chanson. Je le trouve assez réussi, même s'il n'a rien à voir avec ceux que j'avais moi-même composés avant de les retirer. Le leur est plus sage que les miens (plus inquiétants). Cette compo me donnerait presque envie de révéler la mienne. Mais je me rappelle trop pourquoi j'ai enlevé ces couplets : je préférais l'asyndète mystérieuse entre les loups et l'amant à un tissu conjonctif qui n'étoffait qu'en étouffant. Il est parfois des tentations auxquelles il faut savoir renoncer.
En conclusion - pardon d'avoir été si long, je ne détaille que pour que tu saches tout -, je ne regrette pas de n'avoir pas déposé cette chanson. Elle n'était pas née pour ça. Vu son succès, il est certain que ça se serait révélé lucratif. Mais ce n'est pas ce que je cherchais. Je continuerai donc de me nourrir à la soupe populaire, ce bouillon de culture d'où elle est issue, en rappelant seulement que même les SDF ont des parents, dont il serait honnête de rappeler le nom. Car ce n'est pas Vermeer qui a peint les tableaux de Van Meegeren.
Yvon Guilcher


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