Magazine

Léonie Bruel, le silence et l’oubli

Publié le 29 novembre 2020 par Les Lettres Françaises

Colonna d'Istria, Une Famille corseQui était Léonie Bruel ? Un très beau livre de l’historien corse Robert Colonna d’Istria, auteur d’ Une famille corse (Plon, « Terre humaine », 2019), et un court-métrage émouvant, Comme brille l’étoile du matin, que la cinéaste Géraldine Kouzan a tiré de cette enquête, tentent de répondre à cette question, moins par un essai biographique que par un portrait mélancolique de cette étrange personnalité.

Elle était la voisine de palier du chercheur, au dernier étage d’un hôtel particulier transformé en immeuble d’habitation, dominant le golfe d’Ajaccio. Léonie Bruel (vom Brüel pour l’état-civil), était, quand Robert Colonna d’Istria l’a croisée, une discrète et ombrageuse voisine dont il savait vaguement qu’elle avait été (et déjà le plus-que-parfait est sombre) écrivain. Mais il n’en connaissait aucun livre. Or il n’y en avait qu’un, paru en janvier 1966 aux éditions de Minuit, au titre hélas prémonitoire, Personne ne répond.

C’est après la mort de cette voisine, en 2017 (elle avait alors quatre-vingt-dix ans) que Robert Colonna d’Istria décide d’acheter l’appartement mitoyen et désormais désert, et découvre, dans l’accumulation de manuscrits et de lettres qui envahissaient le logement, une personnalité hors du commun, qui avait fini par sombrer dans la misanthropie et finalement le délire pathologique, qui força ses proches à la faire interner. Proches, pas tant que ça. Car elle n’avait aucune famille.

Née en Suisse en 1927, elle avait perdu très jeune ses parents, avait vécu en France, pour devenir rapidement enseignante. Mais peu désireuse d’entrer dans le moule d’une carrière intellectuelle protégée, elle abandonne l’enseignement, que pourtant elle aurait pu poursuivre à l’Université de Vincennes, dont elle a été une des pionnières. Installée en Corse, tout comme Dorothy Carrington (britannique devenue une des historiennes de l’île, sans rapport avec Dora Carrington, l’amie de Lytton Strachey et de Virginia Woolf), elle continue à écrire, ainsi qu’en témoigne la montagne de débuts et de projets de livres qu’elle entassait dans des dossiers, mais elle vit d’une activité artisanale de sculptrice sur bois d’oliviers.

Fascinée par la nature à laquelle elle consacre des pages poétiques inspirées et panthéistes, tout imprégnées d’un sentiment mythologique, dépassant l’humain, elle trouve dans ces créations une forme plus sereine et satisfaisante que la littérature. Elle n’était connue dans la ville que sous cette étiquette de sculptrice, de « continentale » extravagante et rien ne transparaissait de son autre identité, désormais ensevelie dans l’oubli social.

Lorsque son roman fut remarqué par Jérôme Lindon, qui le publia aussitôt, elle l’avait déjà proposé à de nombreux éditeurs, tous frappés par son style et son ambitieuse démarche (donner la parole à une petite fille de cinq ans en tentant de reconstituer son univers, dans une langue claire, mais impressionniste, et selon une narration libre qui ne suit pas les codes habituels du récit romanesque). Bien que l’on soit en 1966, à une époque où précisément le roman bat de l’aile et accepte des formes parfois obscures de récit, et où l’expérimentation est la bienvenue, les éditeurs reculent et souvent se disent déconcertés par la « monotonie » du texte.

Colonna d'Istria, Materia ScrittaRobert Colonna d’Istria cite les lettres de Robert Sabatier (pour Albin Michel), de Michel Chodkiewicz (pour le Seuil), de Robert Gallimard (pour les éditions du même nom), d’Yves Berger (pour Grasset), de Jean-Claude Brisville (pour Julliard), d’Etienne Lalou (pour Flammarion), de Jean-Jacques Pauvert (qui avait récemment publié l’inconnue Albertine Sarrazin) et d’Alain Bosquet (pour Calmann-Lévy). À l’exception du dernier qui décide de la publier, tous les éditeurs utilisent le ton condescendant et professoral de longues lettres de refus argumentées et prévenantes, mais fermes dans la conviction de devoir donner des leçons d’écriture et de structure.

Que ces lettres, si circonstanciées soient-elles et relativement prudentes, soient interchangeables, montrait assez que l’édition française était assez homogène. Ce sont ou le patron de l’édition lui-même ou le directeur littéraire le plus connu qui (sans doute, comme il est d’usage, en résumant des notes de lecture rédigées par des collaborateurs) répondent, ce qui signifie qu’ils avaient tout de même conscience d’être en présence d’une personnalité à ménager et même à respecter. Mais leurs certitudes ne sont pas ébranlées pour autant.

Léonie Bruel analyse, pour elle-même, avec une parfaite intelligence les critiques qui lui sont faites et la particularité de son propre livre :

« Qu’est-ce qu’ils voient ? Rien. Une mer plate, grise, pas la moindre vague à l’horizon. Et puis elle s’étend, cette mer, il y en a deux cents pages et plus. Et là, la seule chose que les critiques sont capables de dire, c’est : il faudrait en couper un morceau. J’ai demandé : lequel ? Ils ne savent pas. J’ai même rencontré un gars qui m’a dit : c’est trop long, mais je sais qu’on ne peut rien couper ! Deuxième épisode : lorsque les gars sont de plus en plus secs, ils me disent : vous ne pourriez pas tout de même mettre quelques petites vagues sur cette mer ? Elle est trop plate ! Ils appellent ça : mettre les points d’intérêt, raconter l’histoire un peu plus clairement. Parce que dans mon truc, il y a une histoire tout de même, comme dans la mer, il y a de l’eau. Mais sa vision est sous-marine, elle n’a de valeur que parce qu’elle est sous-marine. Et les gars qui restent à l’extérieur, en train de sécher sur la critique qu’ils doivent pondre, me disent : c’est admirable cette vision globale, qui tient d’un bout à l’autre, mais ne pourriez-vous pas, tout de même, tout en restant sous l’eau, comme un plongeur sous-marin et en décrivant avec la même précision, la même intensité, tout ce qui est écrit dans ce livre, ne pourriez-vous pas, en même temps, faire dépasser au-dessus de l’eau une main que vous agiteriez pour faire quelques vagues ? »

Remarquable concentré des impasses de la lecture professionnelle dans les maisons d’édition et dans la presse dominante (rien n’a changé) et des justifications désespérées des auteurs talentueux auxquels les juges distribuent sentences, conseils et exclusions sans savoir lire.

Alain Bosquet, lui, qui est poète et lecteur de poètes, et dont le parcours personnel, avant qu’il ne devienne une institution de l’édition poétique, est assez singulier pour le rendre sensible à des écrivains hors normes, est enthousiaste au point d’envoyer un contrat, et même deux (l’autre pour un livre en cours d’écriture). Mais Léonie Bruel ne se précipite pas pour signer. Le faire pour deux livres et davantage, et pour plusieurs années l’épouvante. C’était alors la coutume, pour les éditeurs, d’engager les auteurs sans s’engager eux-mêmes, pratique, depuis, tombée en désuétude.

Lucide, Léonie Bruel répond qu’elle serait bien sotte de s’engager seule, alors qu’elle pressent que les prochains manuscrits déplairont à son admirateur qui ne les publiera pas. Alain Bosquet, stupéfait de cette réponse inhabituelle, insiste. Elle reste silencieuse, et poursuit sa quête récompensée par Jérôme Lindon qui lui obtient sa signature. Elle informe alors, son premier admirateur qu’elle en a choisi un autre qui la publiera donc sous la prestigieuse couverture qui a accueilli Samuel Beckett, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Robbe-Grillet, Robert Pinget, Tony Duvert, Monique Wittig.
Le livre ne paraît pas inaperçu. Sans être totalement dithyrambique, la presse célèbre la liberté et la vérité, la force imaginaire, l’inventivité poétique du style et du projet.

Sur France-Culture, Etienne Lalou qui l’a pourtant refusée chez Flammarion la compare à Camus ! André Wurmser, dans les colonnes des Lettres françaises, ici même, loue l’art de reproduire l’imaginaire enfantin. La plupart des organes de presse signalent avec force qualificatifs flatteurs la nouvelle venue : L’Express, Le Figaro, différents journaux suisses, puisqu’elle est originaire de ce pays.

Foucault mots et les chosesL’auteur, parfaitement indifférente à ces échos qu’elle a tellement attendus, continue à être convaincue qu’elle ne sera pas comprise. Elle a pourtant reçu une lettre de Michel Foucault qui publie cette année-là Les Mots et les Choses, mais qui bien sûr est déjà l’auteur de L’Histoire de la folie (1961) et d’une monographie sur Raymond Roussel (1963) et qui sera durant toute sa vie sensible aux récits des écrivains non professionnels, aux cas de la littérature de soi, aux « vies parallèles » (tel sera le titre de sa collection, où il publiera un livre sur l’hermaphrodite Herculine Barbin) et aux fous de littérature, sinon aux criminels (il va consacrer son séminaire quelques années plus tard à Pierre Rivière).

Michel Foucault, qui de la même manière remarquera quelques années plus tard Jacques Almira dont il fera publier Le voyage à Naucratis (Gallimard, 1975), pose sur ce livre le juste regard. « Si j’ai tardé à vous remercier de votre livre, ne croyez pas que ce soit négligence ou manque d’intérêt. Au contraire. Je l’ai lu avec passion, et viens de le relire (ce qui m’arrive rarement), ce texte que j’ai trouvé admirable. Il y a en lui une force étrange dont on ne peut se déprendre une fois qu’on a été capté. Les jeux du langage et du sujet qui parle (jeux dangereux où l’un et l’autre semblent toujours sur le point de se dénouer) sont un enchantement. »

Robert Colonna d’Istria, que ce hasard immobilier troublant a mis sur le chemin de cet écrivain inclassable et qui lui permet de connaître une lumière posthume, sinon une « réhabilitation », s’interroge avec subtilité et respect sur ce qui a expliqué le silence dans lequel elle a sombré, en partie volontairement. Sans doute, Jérôme Lindon n’a-t-il pas manifesté beaucoup d’empressement à poursuivre la publication de cet auteur étrange, qui avait déjà une quarantaine d’années, et qui lui faisait lire des pages, notamment d’un début de roman intitulé Eva. Mais vinrent ensuite de très nombreux plans et esquisses sur des sujets (la bombe atomique, la langue poétique, la publicité, le portrait d’un philosophe colombien, les comportements grégaires, la grande pauvreté, l’obsession de la loi, et même un roman policier).

« La presque morte », ainsi Robert Colonna d’Istria résume-t-il, par un titre de chapitre, les dernières années de la vie de cette sorte de Roberto Bazlen (un écrivain italien sans œuvre publiée) de la littérature française. Daniele Del Giudice, dans un très beau livre, Le stade de Wimbledon (Seuil), avait, il y a quarante ans, fait une enquête semblable sur la personnalité énigmatique de cet intellectuel, qui, contrairement à Léonie Bruel, était parfaitement intégré au monde éditorial dont il était la plus célèbre des éminences grises (un peu à la manière de Paulhan ou de Queneau), mais sans avoir voulu rendre public son unique roman, Le capitaine au long cours (finalement édité après sa mort, et traduit en français chez Michel de Maule).

Léoni Brunel, Personne ne répond, MinuitPersonne ne répond (le titre était de Jérôme Lindon) n’a jamais été republié par les éditions de Minuit qui ont laissé le site de la Bibliothèque Nationale, Gallica, mettre en ligne gratuitement accessibles 15% du livre, et l’éditeur numérique FeniXX le commercialiser. Les sensations que Léonie Bruel décrivait avec une grande précision et dans un style simple et blanc, mais envoûtant, qui avait cependant lassé les lecteurs professionnels, à l’exception d’Alain Bosquet et de Michel Foucault, avant que des journalistes leur emboîtent le pas, donnaient l’image d’une enfance à la limite de la désintégration de la personnalité :

« Je ne veux pas me coucher. Je tape du pied, je crie, mon père arrive, il me prend sous le bras. Il m’emmène à la cuisine. Il croit que je suis ma sœur. Il ouvre le robinet avec le tuyau rouge, tout est rouge et ça coule, ça remplit les yeux, ça remplit le nez, ça remplit la bouche, tout déborde et le tuyau rouge rentre dans mon cou jusque dans mon ventre et il se promène devant mes yeux et il n’y a plus que de l’eau blanche et grise avec des filets bleux, des pattes d’araignées qui se collent, qui veulent rentrer dans ma bouche. On ne voit plus rien, on ne peut plus parler, jamais, jamais, avec tant d’eau et toutes ces araignées qui me piétinent, qui mangent ma tête, qui courent dans mon dos, qui rongent mon ventre. Il y en a partout, je ne veux pas mourir et ça continue et je suis coupée en morceaux, sous le bras de mon père. M’enfuir, mais je n’ai plus de jambes, je les ai perdues, on entend le bruit du fleuve qui roule sur moi, je suis morte. »

En lisant ces quelques lignes, on peut voir ce que ce livre avait de commun avec Monique Wittig ou Robert Pinget (et bientôt Tony Duvert et Eugène Savitzkaya). Et l’on ne s’étonne pas que Jérôme Lindon l’ait adoubée.

Mais ensuite venait un tempérament à gérer. Certains écrivains ont un orgueil et une exigence qui confinent à la paranoia et les étouffent. Chez Léonie Bruel, hypothèse que lance son « biographe », cela relevait peut-être d’une forme d’autisme ou d’une autre pathologie neuropsychiatrique, liée à son histoire familiale (sa mère était morte quelques mois après sa naissance). Michel Foucault s’était beaucoup intéressé aux cas qu’avait traités le psychiatre phénoménologue suisse Ludwig Binswanger, qui fut le médecin de Nijinsky. Binswanger avait raconté dans le détail des délires qu’il avait retranscrits en leur donnant une forme littéraire. Et Foucault avait notamment analysé Le cas Suzanne Urban que lui avait fait découvrir l’assistante germaniste de son père, à Poitiers. Il est probable qu’il ait perçu la parenté entre ce type de littérature et le livre de Léonie Bruel.

En 1966, le prix Médicis fut attribué à une romancière québécoise très jeune, Marie-Claire Blais, en la sortant de l’ombre. Elle aussi donnait la parole à des enfants dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Et son œuvre, depuis lors considérée comme une des plus importantes, sinon la plus importante, de la littérature canadienne, a pris une dimension remarquable, sans pour autant atteindre un vaste public en dehors d’un cercle d’admirateurs fidèles et d’universitaires du monde entier. Et l’on peut se demander ce qu’il serait advenu de Léonie Bruel, si l’admiration de Foucault était sortie du champ privé.
Il arrive qu’un écrivain ménacé par la disparition soit exhumé par un lecteur avisé. Cela s’est produit récemment pour l’italienne Goliarda Sapienza à laquelle une éditrice française, Viviane Hamy, et sa traductrice Nathalie Castagné ont rendu vie, au point d’amener son pays oublieux et négligent, l’Italie, à la reconsidérer et finalement à la republier chez un grand éditeur, Einaudi, et à lui restituer une place majeure dans la littérature du XXe siècle.

Sans doute, le cas de Léonie Bruel est-il plus complexe, dans la mesure où elle-même posait sur le monde un regard si critique qu’elle doutait des relations humaines, qu’elle mettait en cause jusqu’au rapport de la poésie à la lecture et qu’elle plaçait la quête littéraire si haut que rien ne lui semblait à la mesure de son aspiration. On est tenté, toutes proportions gardées, de citer un texte récemment retrouvé dans une valise de Jean Genet, écrivain tellement vénéré par ses pairs qu’il a vu dans cet engouement une forme de prison, ce qui était un comble, et qui a longtemps opté pour le silence.

« Quand? A quel moment? Selon une ligne qui semblait incassable, j’aurais dû continuer dans la misère, le vol au moins, peut-être l’assassinat et peut-être aussi la prison à perpétuité — ou mieux. Cette ligne paraît s’être cassée. Or c’est celaqui m’a fait perdre toute innocence. J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais je ne l’étais plus.
Non rattrapable. »

René de Ceccatty


La femme qui voulait écrire des romans d’amour
de Robert Colonna d’Istria
Materia scritta, 130 pages, 14 €

Share this...
Share on FacebookFacebook

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Les Lettres Françaises 14467 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte