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L’Oursonne, par Pierre Bourgeade

Publié le 10 décembre 2020 par Les Lettres Françaises

Chevelure pénétrant, PIerre Bourgeade ©Ce samedi-là, à Saint-Cristau, gros village des Pyrénées-Atlantiques, se tenait, comme chaque trimestre, la Foire aux femmes, célèbre dans toute la région. M. et Mme Ours décidèrent de s’y rendre.

C’était un jeune couple, amoureux et rieur. Ils habitaient, en haut dans la montagne, au-dessus des sapins, une ancienne bergerie. La dernière femme qu’ils avaient utilisée, en guise de chien de garde et de souillon, était morte pendant l’hiver.

Le printemps venait. Le ciel était absolument bleu, à l’exception d’un essaim de petits nuages, qui semblaient suspendus dans les airs, immobiles, au-dessus du pic du Midi d’Ossau. Ils descendirent en courant la forte pente, en direction de SaintCristau, dont on voyait fumer les toits, en bas, dans la vallée.

À flanc de montagne, ils se trouvèrent devant un torrent, le Layus, que l’on pouvait franchir par le pont de planches, mais tout au plaisir de leur promenade, ils décidèrent de passer à gué. Or, le Layus ayant débordé en raison de la fonte des neiges, ils furent contraints de faire un long détour. Lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Cristau, peu avant midi, la foire était finie.

Chacun sait en effet que, dans cette région, la race appelée par les éleveurs « blonde des Pyrénées » fournit des femmes aussi frustes que robustes, faciles à nourrir et dures au travail. Jeunes ou vieilles, en une matinée, toutes avaient été vendues.

M. et M me Ours parcoururent le village déserté. Les acquéreurs de femmes, et leurs acquisitions, étaient rentrés chez eux. Les employés municipaux, des chiens pour la plupart, s’affairaient à ramasser les détritus. Ayant traversé l’agglomération, ils débouchèrent, à l’entrée de la route de Pau, près d’une auberge renommée où, sous les arbres, les vendeurs déjeunaient joyeusement.

Sur un terre-plein voisin, ils avaient rangé leurs carrioles, maintenant vides. Entre les brancards, les hommes de trait, la tête plongée dans leur sac d’avoine, attendaient.

– Si on mangeait un morceau, avant de repartir, ma chérie? proposa le mari.

– Volontiers.

Bras dessus, bras dessous, M. et M me Ours remontèrent d’un bon pas la file des attelages, lorsqu’arrivés à l’entrée de la terrasse, ils s’arrêtèrent brusquement. Quelque chose était resté sur le plateau de bois de la dernière carriole.

– Une cage oubliée? demanda l’Oursonne.

Son mari avait tendu le cou.

– Avec une femme dedans ! s’écria-t-il.

– Pas possible !

– Regarde toi-même.

Sans quitter le bras de son mari, l’Oursonne se pencha, puis se redressa, le visage décomposé. Ses lèvres tremblaient. Pendant quelques instants, elle ne put prononcer une parole. Une cage, en effet, faite de barreaux de hêtre grossièrement écorcés, avait été coincée dans un angle de la carriole et, dans un angle de cette cage, une frêle créature se trouvait. On avait jeté sur elle une toile de sac. Elle se tenait humblement, la tête baissée, ses longs cheveux noirs, prématurément mêlés de quelques mèches grises, lui cachant entièrement le visage. Elle avait croisé ses bras minces autour de ses genoux, comme si, malgré ce beau temps, elle avait cherché à se réchauffer. Si cachée qu’elle fût par sa chevelure et par le sac, on voyait aisément, à la minceur, et à la pureté de la ligne de ses bras et de ses jambes, que c’était une jeune fille. Elle avait la peau très blanche. Elle frissonnait.

– Mon Dieu ! dit l’Oursonne, se pressant machinalement contre son mari.

– Elle est restée là… Son maître n’a pas dû réussir à la vendre… dit ce dernier d’une voix paisible. De sa grosse patte, il serrait tendrement l’épaule de l’Oursonne, dont il devinait l’émotion.

– La pauvre créature ! s’exclama plaintivement l’Oursonne. Vois comme elle est maigre! Elle n’a que la peau sur les os !

– Elle est peut-être malade, dit l’Ours apaisant. C’est pourquoi sans doute personne n’en a voulu…

– Non, elle n’est pas malade! dit un Cheval qui, sortant de la terrasse où l’on déjeunait à grand bruit, se trouva subitement près d’eux. Bonjour mes amis !

– Bonjour, Monsieur Cheval, dit l’Ours.

C’était un beau Cheval gris pommelé, robuste, bien découplé. Debout sur ses sabots, il était aussi grand que le grand Ours. Ses yeux marron étaient bordés de longs cils, il souriait, le visage empreint de bienveillance.

– Si elle n’est pas malade, pourquoi donc n’avez-vous pas réussi à la vendre? demanda l’Ours.

– La pauvrette est aveugle, répondit le Cheval. Il tenait dans sa patte droite une badine. Il fit passer cette badine entre les barreaux de la cage et, sans forcer, prenant soin de ne pas faire de mal à la bête en cage, souleva sa longue chevelure.

– Montre ton museau, ma belle, dit-il.

Ne cessant de trembler, mais obéissante, elle tourna le visage vers ceux qui la regardaient. Elle ouvrait grand les yeux, qui étaient blancs. Ils virent qu’elle était aveugle. Le Cheval retira sa badine, la jeune fille baissa de nouveau humblement la tête, ses cheveux lui cachant le visage.

– Aveugle !.. Mon Dieu… mon Dieu!.. répéta l’Oursonne qui semblait au bord des larmes.

– C’est plus malheureux pour moi que pour elle, madame, répliqua le Cheval en souriant. Elle est comme elle est… Elle n’a jamais connu la lumière… Malgré sa minceur, je suis sûr que c’est une bête solide, qui rendrait service à qui serait assez connaisseur pour l’acquérir. Quant à moi, j’en ai hérité dans un lot de douze femmes d’occasion que j’ai achetées en vrac il y a trois semaines, à Iholdy, au Pays basque. J’en suis de ma poche à son sujet, mais je ne vous cacherai pas que j’ai fait de bonnes affaires sur les autres! Écoutez, conclut-il. Vous m’êtes sympathiques. C’est ma dernière bête. Je ne la vends pas, je la solde. J’en ai demandé cent euros ce matin, donnez-moi vingt euros, elle est à vous ! Je vous laisse réfléchir.

Il les salua et alla rejoindre ses amis sur la terrasse.

– Vingt euros… ce n’est pas une bien grosse somme… dit l’Oursonne, en regardant son mari dans les yeux.

– Bien sûr, dit-il, car il n’aimait pas lui faire de la peine, mais tout de même… elle est aveugle… tu sais à quel point j’ai besoin d’être aidé.

Chacun avançant ses arguments, ils hésitaient encore lorsque le Cheval réapparut.

– Ah ah, mes chers amis, dit-il tandis qu’ils conversaient avec vivacité, je vois que vous n’avez pas pu encore prendre la bonne décision ! Vous le regretterez car cette pauvre bête, quoiqu’aveugle, est charmante, je suis certain qu’elle saura s’attacher à son nouveau foyer !

Il avait dû laisser sa badine sur la terrasse, car contournant la carriole, il vint se placer dans l’angle de la cage où la jeune fille était tassée, et glissant une patte à travers les barreaux, il caressa de son sabot brillant la tête de l’aveugle. Il avait fait ce geste gentiment, mais si léger qu’eût pu être ce contact de corne et d’acier, la pauvre créature se recroquevilla craintivement sur elle-même en gémissant.

– Elle a peur, la pauvrette ! s’exclama l’Oursonne. N’écoutant que son cœur, elle contourna elle aussi la carriole, vint se mettre à côté du Cheval et, passant à son tour sa patte de fourrure à travers les barreaux, se mit à caresser le crâne de l’encagée. Quelques instants passèrent. L’aveugle, ayant perçu sans doute qu’une chose nouvelle la touchait, s’écarta du sabot, et se mit à frotter, d’abord craintivement, puis assez vivement, son crâne et bientôt son visage contre cette douce fourrure.

Le Cheval, étonné, retira sa patte. Il regarda l’Oursonne, puis il regarda l’Ours.

– Camarade, dit-il, cette aveugle a touché le cœur de ton épouse. Je ne la solde plus, je vous la donne ! Paye-moi une bouteille sous les arbres, et vous repartirez tous les deux avec elle !

– Tope là ! dit l’Ours tendant sa grosse patte. Le Cheval tapa du sabot dans cette patte et les nouveaux mais passèrent sur la terrasse où M.Ours commanda une bouteille de champagne.

L’Oursonne resta immobile, là où elle était, caressant doucement de sa main de velours, qui avait traversé l’épaisse chevelure, le visage de l’aveugle, maintenant mouillé de larmes.

En fin d’après-midi, M. et Mme Ours, suivis de l’aveugle, reprirent le chemin de la montagne.

Ils allaient lentement, se tenant par la main, heureux de regagner la bergerie.

De sa main libre, l’Oursonne tenait la poignée de la laisse (dont lui avait aimablement fait cadeau le Cheval) au bout de laquelle la jeune fille trottinait derrière eux à quatre pattes. Le Cheval, toujours chaleureux, leur avait aussi offert la toile de sac, qu’ils avaient nouée sur les épaules de la bête, un bon fouet, que l’Oursonne tenait de la même main, et deux fois des sortes de petites moufles, doublées, à l’extérieur, d’une souple semelle de cuir, afin que l’aveugle ne se fasse pas mal ni aux mains ni aux pieds tout en marchant.

Ils arrivèrent assez vite à mi-montagne, et prirent par le pont pour ne pas être contraints au long détour qu’ils avaient du faire le matin. Passée la ligne des sapins, ils débouchèrent sur un plateau où s’élevaient, déjà, de forts amoncellements rocheux, mais entre ces rochers l’herbe était rase.

La nuit tombait lorsqu’ils arrivèrent à la bergerie. L’Oursonne attacha la laisse à un anneau de fer fixé à la porte.

– Attends-moi cinq minutes, dit-elle à l’aveugle. Cette journée a dû te fatiguer, je prépare ta cage immédiatement, nous parlerons de ton travail demain matin !

Semblable à une sphinge, la jeune fille se tint aussitôt à côté de la porte, les avant-bras posés bien à plat sur le sol, ainsi que la partie des jambes qui va des genoux aux pieds. Comme elle avait de longues cuisses minces, elle se tenait le derrière en l’air, et poussée par les habitudes qu’on avait dû naguère lui donner, baissait humblement la tête.

– Tu me feras le plaisir de lever la tête, maintenant que tu es chez nous ! déclara l’Oursonne. Lui mettant sa patte sous le menton, elle l’obligea à lever la tête. Parfait ! Et, dès demain, je te coupe ces cheveux, qui sont cinquante fois trop longs !

M. Ours ressortit de la bergerie. Ayant pris son bâton ferré, il allait, comme chaque soir, faire le tour du propriétaire, s’attardant souvent à bavarder avec la Sanglier qui avait acheté le domaine voisin. Immense et bleutée, la lune s’élevait de la montagne. On y voyait comme en plein jour. Il s’éloigna.

A gauche de la porte de la bergerie était un banc de bois, à droite une grande niche au double toit pentu, à cause de la neige. L’Oursonne y apporta rapidement deux grandes brassées de paille fraîche, puis deux grosses couvertures de laine grossière, une pour dessous, une pour dessus, enfin, elle dénoua la toile de sac qu’on avait nouée sur les épaules de l’aveugle, qui un bref instant apparut extraordinairement nue, blanche et maigre, et l’aida à passer une chemise et un pantalon de laine, qui avaient appartenu à la femme précédente, et qu’elle avait depuis soigneusement lavés et conservés.

Avant de lui passer le pantalon, elle avait, en experte, examiné le derrière de l’aveugle.

– Comment fais-tu, petite, tu es vraiment propre comme une chatte ! Nous autres, les maîtres, avons nos WC à l’étage, les femmes que nous avons employées jusqu’ici allaient faire leurs besoins là-bas, dans les bas-fonds ; puisque tu es absolument propre je vais mettre à ton intention une caisse derrière la bergerie, à côté de nos poubelles, qui sont enlevées tous les trois jours, tu pourras y aller sans y voir !

Toujours vive, elle rentra dans la bergerie, réapparut portant une grande caisse de carton qu’elle alla placer derrière la bâtisse et qu’elle remplit à moitié de vieux journaux coupés en morceaux.

– C’est prêt ! Viens ! Ayant pris l’aveugle par sa chevelure, qu’elle enroula autour de sa main, elle lui fit faire trois fois, aller et retour, le voyage de la niche à la caisse, au point que la quatrième fois, le petit animal le fit de lui-même… sans se tromper… et pour s’attarder dans la caisse. L’aveugle passa là une bonne demi-heure. Dans ce grand carton neuf, parmi ce papier propre et ses propres odeurs, elle se sentait bien. Elle s’essuya puis, mouillant de salive plusieurs feuilles de papier, se lava très soigneusement, remit son pantalon, et, sans se tromper d’un seul pas, regagna la niche.

Devant l’ouverture, l’Oursonne avait déposé une bassine d’eau fraîche et un faitout rempli d’une chaude garbure. Toujours à quatre pattes, la jeune fille se mit à manger et à boire goulûment. Son repas terminé, elle rentra dans la niche. M. Ours regagna la bergerie peu avant minuit. Il était affamé. L’Oursonne, voyant qu’il s’attardait, avait dîné d’un sandwich en vitesse, tout en lui préparant son plat favori, un immense gâteau de miel ! Il n’en laissa pas une miette, complimenta sa femme, l’embrassa sur l’oreille, but une canette de bière et alla se coucher. Cinq minutes après, elle l’entendit qui ronflait.

L’Oursonne rangea soigneusement la salle commune. La journée – cette longue journée ! – était finie. Avant de regagner la grande chambre, et le grand lit, elle eut envie d’aller s’asseoir quelques instants sur le banc qui se trouvait devant la porte. En approchant du banc, elle mit le pied sur ce qu’elle crut être un bâton… C’était le fouet de cuir que leur avait offert le Cheval tout à l’heure et qu’on avait oublié là.

Elle le ramassa et s’assit sur le banc, bien droite, adossée aux pierres qui formaient la façade, le fouet posé en travers de ses genoux. La lune atteignait son zénith, elle était rose maintenant, le vaste paysage baignait dans une lumière irréelle.

L’Oursonne sentit quelque chose contre sa jambe. Elle regarda. La jeune fille, qui s’était dévêtue avant de se coucher, l’ayant, de sa niche, entendue approcher, était silencieusement venue jusqu’à elle. À quatre pattes, nue, ayant rejeté sa longue chevelure en arrière, elle frottait doucement son visage à ce membre de fourrure.

Une vive émotion s’empara de nouveau de l’Oursonne. Soulevant la caressante aussi aisément qu’elle eût fait d’un enfant, elle le posa sur ses genoux. L’aveugle s’y recroquevilla, et ayant tendu son mince visage dans le creux du ventre de l’Oursonne, qui était si chaud, elle y trouva le manche du fouet sur lequel ses dents se refermèrent. L’Oursonne ayant croisé les mains sur elle, l’aveugle ne tarda pas à s’endormir. Le temps s’écoulait…

L’Oursonne regardait la lune poursuivre sa lente promenade dans le ciel, elle caressait de l’index les omoplates aiguës de la dormeuse, s’imaginant, non sans plaisir, qu’elle lui donnait des coups de fouet, et elle se laissait paresseusement glisser dans le sommeil.

Pierre Bourgeade

"L'Oursonne", une nouvelle inédite de Pierre Bourgeade
publiée dans le n°51 des Lettres françaises en septembre 2008.

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