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Quand Alphonse Daudet évoquait Richard Wagner

Publié le 17 février 2021 par Luc-Henri Roger @munichandco
Quand Alphonse Daudet évoquait Richard Wagner

Dans un article du journal le Temps du 7 mai 1887, au temps de la première parisienne de Lohengrin, Hugues Le Roux rapportait une conversation qu'il avait eue avec Alphonse Daudet et M. de Fourcaud au cours de laquelle il demanda au grand auteur français ses impressions sur l'oeuvre de Wagner. En voici l'extrait:

[...] Je me suis alors souvenu d'avoir un jour entendu M. de Fourcaud, de retour de Bayreuth, dire à Alphonse Daudet :

" Vous savez que Wagner a votre portrait sur sa table. Et, bien que vous ne soyez pas de la confrérie des musiciens, il vous fait l'honneur de tenir à votre suffrage. Il m'a demandé, une des dernières fois que je l'ai vu :" Est-ce que Daudet m'aime ? "

Après cela ce n'était pas trahir le maître allemand que de demander à Daudet de me conter ses impressions. N'était-ce pas Wagner lui-même qui me désignait cet auditeur de choix, le prototype des Latins dont il désirait faire la conquête?

Je demande, m'a dit Alphonse Daudet, à distinguer le Wagner musicien du Wagner librettiste. Le Wagner librettiste lasse, use notre patience de Latins, qui ne voulons connaître de toutes choses que des résumés. On sent que ce libretto a été écrit pour des gens habitués à l'ennui, qui l'aiment, qui s'y bercent, pour ces causeurs à phrases monumentales, terminées par une particule, qui fait retomber le couvercle de la chope de bière. Ici, l'âme dissertante de l'Allemagne se résume pour nous dans un personnage que nous n'oublierons plus, un affreux " raseur " qui s'appelle Henri l'Oiseleur, qui redit toutes les choses que les autres ont déjà dites, qui répète au spectateur ce que le spectateur a déjà appris de sa propre bouche, une espèce de Polonius moins comique, aussi grotesque que l'autre. Et cette lenteur constitutionnelle des personnages glace même les duos d'amour. Ils se traînent dans des engourdissements de piqûres de morphine. On voit bien qu'on est au pays des éternelles fiançailles ; les amoureux de chez nous vont plus vite en besogne ; ils ont, et le spectateur de leur tendresse a aussi bien qu'eux, comment dire? plus d'impatience du dénouement.

" Cela dit du librettiste, je trouve le musicien au-dessus de tout. Vous êtes là, assis dans votre fauteuil, baigné de ce brouillard allemand, et tout d'un coup, dans l'orchestre, la vague prodigieuse, la lame de fond se lève qui vous prend, qui vous roule, qui vous emporte où elle veut, sans résistance possible, avec cent mille pieds de musique au-dessus de la tête. Quelles phrases voulez-vous faire chanter à cette voix d'élément ? Jamais je n'ai si bien senti que la musique est un langage inarticulé; les seules paroles que l'on pourrait faire clamer par cette bouche d'ombre, ce seraient des mots sans suite, étiquettes de situations ou de sentiments, comme " mer... larmes... deuil... guerre... "

" Surtout guerre! Dans ce tapage des cuivres guerriers, moi Latin, j'ai vu surgir le Saxon terrible, au casque jamais défublé (1), le religieux adorateur de l'Empereur et de l'Épée, et dans les rythmes des mesures, dans les profondes sonorités des instruments à cordes, j'ai entendu le pas lourd des masses de guerriers en marche, le ban, l'arrière-ban des landwehrs et des landsturms... Oui, dans tous les opéras de Wagner, c'est la guerre, les cris, la vie du camp, les fanfares de trompettes. Je les ai reconnues, ces sonneries du Lohengrin, pour les avoir entendues autrefois, des bois de Champrosay, quand nous et eux nous étions à portée de fusil ; elles sonnaient claires dans le lointain, le soir, avec des notes stridentes d'engoulevent, qui c'était au mois de mai faisaient taire dans les taillis nos rossignols. " Voilà ce que M. Alphonse Daudet a vu et entendu dans le Lohengrin [...]

À noter qu'il semble que c'est Alphonse Daudet qui a introduit le substantif wagnérien en littérature. Il n'a pas inventé le mot, qui est attesté en français comme adjectif depuis 1861, mais il l'utilise dans les Contes du Lundi en 1873, dans le conte intitulé La pendule de Bougival :

[...]savez-vous quelle partition le roi Louis, ce wagnérien enragé, a toujours ouverte sur son piano?[...]

Quand Alphonse Daudet évoquait Richard Wagner

Enfin, je lis que par ailleurs que Daudet aurait entretenu une correspondance avec Wagner, son frère en antisémitisme... , mais n'ai pas encore mis la main sur une de ces lettres. À vérifier, à moins qu'un aimable lecteur n'apporte de l'eau à ce moulin...

(1) ou désaffublé. Défubler, c'est enlever ce qui affuble, ce qui harnache, un mot qu'on rencontre dans l'oeuvre des Daudet, père et fils, et que je découvre aujourd'hui.

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