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La Bourse, temple de la spéculation

Publié le 13 avril 2021 par Raphael57
La Bourse, temple de la spéculation

"La Bourse, temple de la spéculation" est une phrase choc que l'on trouve dans le Manuel du spéculateur à la Bourse, publié en 1853 par Pierre Joseph Proudhon. L'image avait déjà été employée par Karl Marx et fera florès notamment dans la littérature du XIXe siècle (Maupassant, Zola...). C'est pourquoi, après mes billets sur la financiarisation de l'économie et ses conséquences mortifères, je vous propose un petit retour dans le passé en commentant très brièvement certains passages de ce livre de Proudhon, dont les références se rapportent à l'édition de 1857, disponbiel en ligne.

De la définition de la spéculation

Son manuel se veut, certes, une description très pédagogique du fonctionnement réel de la Bourse, mais aussi une charge lourde contre les pratiques boursières de son époque. Pour éviter tout contresens, il faut garder à l'esprit que Proudhon ne condamne pas la spéculation par nature, en ce qu'elle encourage le développement économique et le progrès technique (on se rapproche ici de la description de l'entrepreneur faite par Schumpeter) : "En tant qu’il sert de compensation au risque que toute spéculation productive emporte avec elle, l’agio est légitime" (p.19).


Mais son détournement par des spéculateurs qui cherchent la richesse sans risque est détestable, car alors le spéculateur ne crée aucune nouvelle entreprise et se contente d'espérer des rendements mirobolants de son investissement. Ce genre de spéculateurs, les agioteurs comme l'on disait au XIXe siècle, font alors travailler leur argent sans aucun apport/utilité pour la société. "Recherché pour lui-même, indépendamment de la production spéculative, l’agio pour l’agio enfin, il rentre dans la catégorie du pari et du jeu, pour ne pas dire de l’escroquerie et du vol : il est illicite et immoral. La Spéculation ainsi entendue n’est plus que l’art, toujours chanceux cependant, de s’enrichir sans travail, sans capital, sans commerce et sans génie ; le secret de s’approprier la fortune publique ou celle des particuliers sans donner aucun équivalent en échange : c’est le chancre de la production, la peste des sociétés et des États." (p.19).

Les délits d'initiés

Sa charge contre les délits d'initiés n'a du reste pas pris une ride : "La plupart des spéculations de Bourse, qu’elles aient pour objet les fonds publics ou les valeurs industrielles, reposent aujourd’hui, soit sur des éventualités plus ou moins ingénieusement calculées, et dont la cause première est généralement l’État ; soit sur des secrets dérobés aux compagnies ou à l’État ; soit enfin sur la faveur, l’indiscrétion, la connivence ou la vénalité présumée des administrateurs de compagnies et des fonctionnaires de l’État. À cette heure la spéculation n’est plus un jeu où chacun a le droit de faire tout ce que la loi ne défend pas, et de corriger, autant que le permet la prudence, les caprices du hasard. C’est une réunion de tous les délits et crimes commerciaux : charlatanisme, fraude, monopole, accaparement, concussion, infidélité, chantage, escroquerie, vol." (p.23).

Proudhon développe alors sur plusieurs pages de multiples exemples de délits d'initiés qui, il est vrai, se comptaient par légion au XIXe siècle : chemins de fer, mines, poterie, etc. Ajoutons avec Émile Zola, dans son roman L'argent, que "l'argent est le fumier dans lequel pousse l'humanité de demain. Le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitent l'existence".

Les liens entre économie réelle et économie financière

Selon Proudhon, les spéculateurs n'hésitent pas à jouer leur argent sur les denrées alimentaires et les titres d'État, pratiques qui portent à grandes conséquences dans la mesure où ce que nous qualifions aujourd'hui d'économie réelle est très largement dépendante de l'économie financière et réciproquement : "Mais, de même que par la division du travail et la spécialité des fonctions, toutes les opérations industrielles, capitalistes et mercantiles sont plus ou moins dépendantes les unes des autres et solidaires ; de même il y a dépendance et solidarité plus ou moins étroite entre toutes les affaires spéculatives, de quelque nature qu’elles soient". (p.29).

S'ensuit une splendide description des liens entre l'économie financière et l'économie réelle, qui montre la folie de laisser la finance s'autonomiser : "Les fonds publics, par exemple, ne peuvent éprouver ni hausse ni baisse, sans que les valeurs industrielles, cotées à la Bourse, en reçoivent aussitôt le contre-coup, lequel se propage ensuite, comme un écho, dans tout le monde spéculateur. Le banquier de Marseille et de Bordeaux, aux nouvelles de la Bourse de Paris, élargit ou resserre son crédit ; le notaire de province, le petit prêteur, se montrent plus réservés ou plus faciles ; le commissionnaire restreint ou augmente ses commandes ; l’entrepreneur donne plus ou moins d’essor à sa fabrication ; l’ingénieur est excité ou retenu dans la poursuite de ses découvertes ; le fermier, le vigneron, l’éleveur de bétail, augmentent ou diminuent le prix de leurs produits ; et si la masse ouvrière ne répond pas à son tour à chaque impulsion qu’elle reçoit par une élévation ou une réduction proportionnelle de ses salaires, elle ne subit pas moins les conséquences du mouvement, en en faisant tous les frais. Dans l’économie générale, celui qui refuse de marcher quand les autres sont en route paye pour tout le monde." (p.29).

Le pouvoir de la finance

Proudhon en conclut avec pertinence le pouvoir tout-puissant de la Bourse au XIXe siècle, qu'en termes modernes nous pouvons rapprocher du pourvoir tout-puissant des marchés financiers (actions, obligations, dérivés...) :  "Quoi qu’il en soit, comme toute faculté, dans la société aussi bien que dans l’individu, doit avoir son expression et son organe, il était inévitable que la spéculation obtînt aussi le sien ; qu’elle eût son appareil, son lieu de manifestation, ses formules, son temple. La politique a ses palais, la religion ses églises, l’industrie ses manufactures et ses chantiers, le commerce ses ports, le capital ses banques : pourquoi la Spéculation serait-elle demeurée à l’état de pure abstraction ? La BOURSE est le temple de la Spéculation. La Bourse est le monument par excellence de la société moderne." (p.31).

Face à ces comportements spéculatifs néfastes, Proudhon préconise une solution radicale pour extirper le mal dans la société :  "Si les 80 milliards d’opérations qui se font annuellement à la Bourse n’ajoutent pas un centime à l’actif social, l’exécution en masse de cette population parasite ne créera pas non plus un centime de déficit" ! (p.165). Dans une version actuelle apaisée, peut-être pourrions-nous nous contenter d'envoyer certains d'entre eux purger de véritables peines de prison, histoire de rendre la justice un peu plus juste...

P.S. L'image de ce billet provient de cet article des Échos.


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