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Le comble du mépris. ( J.K.Huysmans )

Par Jmlire

Le comble du mépris. ( J.K.Huysmans )Huysmans photographié par Frédéric Boissonnas et André Taponier , vers 1900.

" De mon temps, disait-il, nous étions consciencieux et remplis de zèle : maintenant tous ces petits jeunes gens, recrutés on ne sait où, n'ont plus la foi. Ils ne creusent aucune affaire, n'étudient à fond aucun texte. Ils ne songent qu'à s'échapper du bureau, bâclent leur travail, n'ont aucun souci de cette langue administrative que les anciens maniaient avec tant d'aisance ; tous écrivent comme s'ils écrivaient leurs propres lettres ! ...

Dans ce temps là, tout était à l'avenant, les nuances, maintenant disparues, existaient. Dans les lettres administratives, l'on écrivait en parlant des pétitionnaires : "Monsieur", pour une personne tenant dans la société un rang honorable, "le sieur", pour un homme de moindre marque, "le nommé" pour les artisans et les forçats. Et quel ingéniosité pour varier le vocabulaire, pour ne pas répéter les mêmes mots ; on désignait tour à tour le pétitionnaire : "le postulant", "le suppliant", "l'impétrant", "le requérant". Le préfet devenait, à un autre membre de phrase, "ce haut fonctionnaire" ; la personne dont le nom motivait la lettre se changeait en "cet individu" en "le prénommé", en "le susnommé" ; parlant d'elle-même l'administration se qualifiait tantôt de "centrale" et tantôt de "supérieure", usait sans mesure des synonymes, ajoutait, pour annoncer l'envoi d'une pièce, des "ci-joints, des ci-inclus, des sous ce pli". Partout s'épandaient les protocoles ; les salutations de fins de lettres variaient à l'infini, se dosaient à de justes poids, parcouraient une gamme qui exigeait, des pianistes de bureau, un doigté rare. Ici, s'adressant au sommet des hiérarchies, c'était l'assurance " de la haute considération ", puis la considération baissait de plusieurs crans, devenait, pour les gens n'ayant pas rang de Ministre, " la plus distinguée, la très distinguée, la distinguée, la parfaite ", pour aboutir à la considération sans épithète, à celle qui se niait elle-même, car elle représentait simplement le comble du mépris..."

Joris-Karl Huysmans : extrait de "La retraite de monsieur Bougran", nouvelle figurant dans le recueil "Dilemme", Éditions Ombres à Toulouse, 1994. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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