Magazine Culture

D'absence en absence.( José Saramago)

Par Jmlire

"L'appartement de la jeune fille aux lunettes teintées n'est pas loin, mais les forces commencent tout juste à

D'absence en absence.( José Saramago)

revenir à ces affamés d'une semaine, voilà pourquoi ils avancent si lentement, quand ils veulent se reposer il leur faut s'asseoir par terre,.. La rue où habite la jeune fille est à la fois courte et étroite, ce qui explique qu'on n'y trouve pas d'automobiles, elles pouvaient y passer dans un seul sens mais il n'y avait pas de place pour s'y garer, c'était interdit. Le fait qu'il n'y avait pas non plus de passants n'avait rien d'étonnant, les moments de la journée où l'on ne voit âme qui vive ne sont pas rare dans ce genre de rue. C'est quoi le numéro de ton immeuble, demande la femme du médecin. Le sept, j'habite au deuxième gauche. Une des fenêtres était ouverte, en un autre temps c'eût été le signe presque infaillible qu'il y avait quelqu'un dans l'appartement, maintenant le doute était de rigueur. La femme du médecin dit, Nous n'allons pas tous monter, nous monterons toutes les deux seulement, vous attendrez en bas. On voyait que la porte d'entrée avait été forcée, que la gâche de la serrure était nettement tordue, un long éclat de bois était presque entièrement arraché au battant. La femme du médecin n'en dit mot. Elle laissa la jeune fille la précéder, celle-ci connaissait le chemin, elle n'était pas incommodée par la pénombre dans laquelle l'escalier était plongé. Dans sa hâte, la jeune fille trébucha deux fois mais elle trouva qu'il valait mieux en rire, Tu imagines, un escalier qu'avant j'étais capable de monter et de descendre les yeux fermés, les phrases toutes faites sont ainsi, elles ne sont pas sensibles aux mille subtilités du sens, celle-ci, par exemple, fait fi de la différence entre fermer les yeux et être aveugle. Sur le palier du deuxième étage, la porte cherchée était fermée. La jeune fille aux lunettes teintées fit glisser sa main le long du chambranle jusqu'à trouver le bouton de la sonnette, Il n'y a pas d'électricité , lui rappela la femme du médecin, et ces cinq mots, qui ne faisaient que répéter ce que tout le monde savait, retentirent aux oreilles de la jeune fille comme l'annonce d'une mauvaise nouvelle. Elle frappa à la porte, une fois, deux fois, trois fois, la troisième avec violence, à coups de poing, elle appelait, Maman, ma petite maman, mon petit papa, mais personne ne venait ouvrir, les diminutifs affectueux n'entamaient pas la réalité, personne ne vint lui dire, Ma fille chérie, tu es enfin revenue, nous pensions déjà que nous ne te reverrions plus, entre, entre, et cette dame est ton amie, qu'elle entre, qu'elle entre aussi, l'appartement est un peu en désordre,ne faites pas attention, la porte continuait à être fermée, Il n'y a personne , dit la jeune fille aux lunette teintées, et elle se mit à pleurer en s'appuyant contre la porte, la tête sur ses avants-bras croisés, comme si elle implorait avec tout son corps une pitié désespérée. Si nous ne savions pas combien l'esprit humain est compliqué, nous nous étonnerions de ce grand amour pour ses parents, de ces démonstrations de douleur chez une jeune fille aux mœurs si libres, encore que ne soit pas loin celui qui affirma qu'il n'y a pas de contradiction entre une chose et l'autre. La femme du médecin voulut la consoler mais elle n'avait pas grand-chose à dire, l'on sait qu'il était devenu pratiquement impossible de rester chez soi très longtemps, Nous pouvons demander aux voisins, suggéra - t-elle, s'il en reste, Oui, demandons-leur, dit la jeune fille aux lunettes teintées, mais il n'y avait aucun espoir dans sa voix. Elles commencèrent par frapper à la porte de l'appartement de l'autre côté du palier, où personne non plus ne répondit. À l'étage au-dessus, les deux portes étaient ouvertes. Les appartements avaient été mis à sac, les penderies étaient vides, dans les garde-manger pas la moindre trace de nourriture. L'on voyait que des gens étaient passés là tout récemment, sûrement un groupe errant, comme tous l'étaient plus ou moins à présent, allant de maison en maison, d'absence en absence..."

José Saramago, extrait de " L'aveuglement", Éditions du Seuil, 1997.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jmlire 100 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines