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Chroniques de l’ordinaire bordelais. Épisode 384

Publié le 23 mai 2021 par Antropologia

Le feu couve… (2)

Couvre-feu oblige, nos fenêtres sont devenues notre lieu de connexion avec le monde. La position surplombante ne le rend toutefois pas plus intelligible. Cela, les anthropologues le savent.

Mardi soir, il fait encore jour, un grand fracas attire le voisinage au balcon. Un homme aux cheveux paille, vocifère dans une langue étrange alors qu’il vient de renverser un container dont les déchets jonchent trottoir et chaussée. La démarche est hasardeuse, la voix rocailleuse, le propos décousu mais je finis par reconnaître l’espagnol. Le pauvre hère semble décidé à rester là en bas. Ivresse ou folie, j’oscille entre les deux interprétations.

Au bout de quelques minutes, une jeune fille longiligne, vêtue de noir, sac à dos et tennis fuchsias arrive en courant. J’imagine d’abord qu’elle fait un footing, ce qui paraît insolite en plein couvre-feu. Mais elle se dirige droit vers l’Espagnol, qu’elle empoigne et secoue vigoureusement en hurlant : « Qu’est-ce que t’as après moi ? Qu’est-ce que t’as après moi depuis tout à l’heure? » Elle répète, secoue, plaque contre le mur. Un livreur intervient furtivement puis, sa livraison effectuée disparaît. L’espagnol crie dans sa langue.

  • Pourquoi tu parles pas français ? Pourquoi tu parles pas français ? éructe la fille.

C’est parce que je trouve insolite qu’une femme s’en prenne ainsi physiquement à un homme, qui se laisse faire, que je découvre petit à petit que l’homme est… une vieille femme. Entre-temps, le copain de la fille, bermuda en jean’s, propre sur lui, l’a rejointe, sur un beau vélo rouge. Il n’intervient pas mais observe à proximité. Cette protection décuple la fureur. La tension de la scène inintelligible se diffuse vers les balcons de plus en plus fournis. Un homme qui rentre chez lui dit trois mots puis pénètre dans son immeuble. Du 3ème étage de l’immeuble voisin une jeune femme crie :

  • Eh ! le sac à dos ! Je vais appeler la police ! 
  • Y a pas besoin ! répond la fille, comme si la police était censée lui venir en aide à elle. Comme si elle était la victime qui avait pris le contrôle de la situation.
  • C’est une pauvre vieille femme !

Un autre voisin interpelle le copain ; il lève les deux mains en l’air pour signifier son innocence. Il sent toutefois que les problèmes approchent. Il essaie d’éloigner sa copine, la prenant par les épaules et entraînant la furie.

L’espagnole vocifère. La fille fait volte-face, revient, la saisit, la contraint à s’asseoir, lui envoie une claque.

  • Oh ! Arrêtez ! intervient l’Italienne d’en face.

Les deux s’éloignent enfin. Quelques minutes plus tard, ils passent rue Ste-Catherine avec leur bande, leur caddie, leurs chiens… Les fenêtres se referment.

Colette Milhé


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