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Montaigne, les « Essais » de ses « facultés naturelles »

Publié le 26 juillet 2008 par Argoul

Je ne sais si un paysage est un état d’âme. Il se trouve que le Bordelais- Périgord est le reflet physique de l’âme d’un écrivain philosophe que j’aime : Michel Eyquem de Montaigne. Flaubert lui aussi goûtait cette façon d’aller à la plume. Entre deux sites, arrêtons-nous un temps sur la philosophie du lieu.montaigne_essais.1217065459.jpg

« C’est ici purement l’essai de mes facultés naturelles » (II 10), écrit Montaigne dans ces livres rassemblés sous le titre des « Essais ». Il veut penser par lui-même et ne plus recopier les « bibles » que sont les Testaments, Evangiles et autres Anciens. Tout n’est pas né tout armé des temps antiques, qu’il suffirait de radoter pour faire le cuistre. « Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées… » (Au lecteur) Il reste tant de compilateurs, de nos jours encore, qui se contentent de cela pour briller ! « Ce sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence. Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner. » (II 6) C’est avec Montaigne qu’est né l’humanisme, cette quête d’épanouissement de l’homme ici-bas.

Le snobisme d’époque s’appelait érudition ; Montaigne n’y souscrit pas. Les anciens Grecs ont été introduits en Italie par les savants ayant fui Byzance conquise par les Turcs en 1453 et redécouverts à la « Renaissance ». S’il se nourrit d’eux, ce n’est pas pour les répéter mais pour y prendre exemple. « Que sais-je ? » se demande-t-il – et c’est pour penser par lui-même. « Quand j’écris, je me passe bien de la compagnie et de la souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. » (III 5) Autour de lui font rage les guerres de religion qui donnent l’image même de la relativité des choses. Ne s’étripe-t-on pas pour le même Dieu ? Être maître de soi ne vaut-il pas mieux que singer un rite plutôt qu’un autre ?

Ecrire est une auto-connaissance, ancêtre égotiste de la psychanalyse qui – ayant ses grands prêtres – a repris l’idée catholique de la confession pour mieux « surveiller et punir ». « Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait… » (II 18) La dialectique de la main et l’outil, chère aux préhistoriens pour rendre compte de l’évolution humaine, explique aussi Montaigne. S’analyser soi, la plume à la main, vous précise et vous change. Ce miroir est réflexion. Et l’être tout d’impulsions et de passions apprend à s’assagir en prenant le temps de poser et de soupeser les causes et les conséquences. « J’écoute à mes rêveries parce que j’ai à les enrôler », dit joliment Montaigne (II 18) dans cette langue vive et fraîche du 16ème siècle. Nous dirions plus lourdement aujourd’hui quelque chose comme ‘je prête attention à mes idées volages parce que je dois les consigner sur un registre’.

Pourquoi donc publier ? Ne suffit-il pas du journal « intime » ? Mais « ce qui me sert peut aussi par accident servir à un autre, » croit Montaigne (II 6). Mes réflexions personnelles, ces « essais » de pensée, ont pour « dessein de publique instruction » (II 18). Elles visent moins à se faire valoir soi qu’à donner l’exemple du penser par soi-même. Ce serait bien utile dans un siècle où les Dogmes religieux servent d’arguments massues, sans plus avant les peser ! A-t-on si fort changé ? A lire certaines « polémiques » à la française, ou certains dits « commentaires » sur les blogs ou les journaux « citoyens » du net, on peut légitimement en douter.

« Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche. Un parler succulent et nerveux, court et serré, plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation et d’artifice, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps [que chaque morceau y soit indépendant] ; non pédantesque, non fratresque [style sermon des moines], non plaideresque [style plaidoirie d’avocat], mais plutôt soldatesque… » (I 26) – nos précisions de langue moderne sont entre crochets [ ]. N’est-il pas imagé et direct, ce style « soldatesque » ? Le soldat va de l’avant sans se préoccuper de la forme ; seul existe son but et les moyens les plus courts et les plus efficaces sont pour lui les meilleurs. Ainsi de l’écrivain. Montaigne trouve le style de « César et plus admirable et moins aisé à imiter. » (II 17) – mais tel est bien son idéal. « C’est la gaillardise de l’imagination qui élève et enfle les paroles… » (III 5) Le gaillard est un mot d’origine gauloise qui signifie vigoureux et libre. Il a pris le sens de passion sexuée où l’on enlève le pucelage comme on enlève une forteresse. La référence militaire sert une fois de plus à lier instincts, passions et raison vers le même but : la volonté de dire. Tout comme chez Flaubert.

Au fond les « Essais » de Montaigne ne sont-ils pas les ancêtres des bons blogs ? « A même que mes rêveries se présentent, je les entasse : tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est. » (II 10) « Détraqué » est terme de cheval, on le dit ainsi lorsque son allure perd le pas régulier. Ne peut-on anticiper un renouvellement philosophique et littéraire par la technique du blog ? Après tous, que firent le philosophe Alain (dans ses « Propos »), l’écrivain Mauriac (dans son « Bloc-note ») ou l’éducateur national Delerm (dans ses « gorgées de bières et autres plaisirs remarquables ») - que d’écrire d’un « pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est » ? « J’aime l’allure poétique à sauts et gambades et vais au change [au changement] indiscrètement et tumultuairement. » (III 9) « Aller au change » est un terme de fauconnerie, poursuivant les métaphores soldatesques et chasseresses de Montaigne. Il écrit au débotté, plein d’ardeur et passion, mais se relit posément et se corrige soigneusement. Il vise le trait direct, mais aussi la précision.

Allez, commentateurs, après Montaigne à vos claviers! Mais méditez bien cette dernière parole : « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. » (III

8)
Flaubert disait de la lecture qu’elle devait être comme la diététique : manger non par boulimie mais des mets choisis pour se fortifier et se garder sain. Montaigne ne sépare pas l’étude de l’exercice : « Pour moi donc j’aime la vie et la cultive telle… » (III 13)

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages.


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