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La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Publié le 04 juillet 2021 par Slal

La leçon des boissons

Les boissons se plaisent à troubler les sages. Enfin, celles qui ne sont ni l'eau, ni le lait. Les savants peinent parfois à les qualifier parmi les produits de l'alimentation, surtout lorsqu'elles ont pris quelques degrés d'alcool (que les scientifiques ont tardé évidemment à nommer ainsi). Un simple aliment ? Une source de plaisir ? Un risque de désordre social ? Un référent identitaire ? Bien d'autres choses encore qui, rassemblées, conduisent de nombreux systèmes idéologiques à débattre à leur sujet. Avec le temps, les boissons semblent pourtant avoir perdu quelque peu de leur centralité dans les complexes alimentaires pour se retrouver reléguées au rang d'éléments complémentaires. Elles font même parfois l'objet d'un ostracisme soutenu au XIXè siècle par les conclusions de scientifiques pressés de définir l'" alcoolisme ", et exacerbé par les vitupérations des bonnes dames préposées aux ligues de vertu. L'heure était venue de jeter un voile sur leur contenu nutritionnel, et sur leur force symbolique.

Comment pourtant ne pas nous interroger sur leur consistance ? Pourquoi occulter nombre de leurs fonctions, et les techniques utilisées pour leur fabrication ? Pourquoi ne pas analyser quelques-unes des façons de boire pour comprendre en quoi la perception sociale des dangers inhérents aux liqueurs entraîne le législateur à prendre des mesures destinées à en atténuer les effets. Car il n'est que rarement question d'interdire tout à fait la consommation d'un produit toujours susceptible de devenir un marqueur culturel majeur.

À la source du boire

Un aliment fluide qui ne tient pas dans la main pose un problème évident de conservation puisqu'il ne jouit pas d'une forme propre. Instable par principe, sauf sous forme transitoire de glace, il se répand de lui-même lorsqu'il n'est pas contenu. Contrôler un liquide essentiel pour la vie implique donc l'utilisation d'un récipient obtenu par une technique particulière. Chalumeau, calebasse, corne à boire, gobelet en verre, outre, etc., tous ces récipients ou ces outils résultent d'une transformation de la matière, à l'exception près de celui qui transmet l'aliment originel : le lait. Or tout en représentant le stade initial du processus vital, le lien qui nous unit parfois à la divinité, celui-ci reste associé à l'eau. Décidément, et les mythes de l'origine ne manquent jamais de le signaler, la boisson prime sur la nourriture solide à l'heure de protéger la vie des corps, individuels et sociaux.

À l'instar de l'eau qui coule, les liquides en sont venus à symboliser la vie et son corollaire, la mort, la fluidité en même temps que l'instabilité des choses de l'existence, le besoin de domestiquer la nature d'une manière ou d'une autre afin de figer ce qui est labile. Comme le disait Isidore de Séville ( Étymologies, XIII, 12, 3) : " L'aliment des eaux est supérieur à tous les autres, elles fécondent la terre, elles propagent les arbres, les fruits et les herbes, effacent les souillures, lavent les péchés, distribuent la boisson à tous les êtres animés " (XII. De aquis). En entretenant le mystère de sa verticalité (la profondeur) tout en imposant le principe d'un retour systématique à l'horizontalité réfléchissante (le miroir de Narcisse), l'eau, qui est mouvement, se charge d'une symbolique propre à la maintenir au-dessus de sa condition d'aliment matériel.

G. Bachelard (1942 : 136) écrivait que " (...) pour l'imagination matérielle, l'eau comme le lait est un aliment complet [...] L'eau est un lait dès qu'elle est chantée avec ferveur, dès que le sentiment d'adoration pour la maternité des eaux est passionné et sincère ". On pourrait ajouter que ce rapport à la genèse et à la maternité tient, du côté de la nature, à la position de l'eau comme élément originel, relié au cosmos à travers la lune, alors que du côté de l'humain, il relève de la situation évidente du lait dans la constitution de l'individu et la reproduction du groupe. Élément simple, neutre en principe, elle l'emporte sur tous les autres éléments car, en plus de rafraîchir, elle présentera bientôt la vertu de s'associer au feu pour contribuer à la transformation des matières solides destinées à la consommation : " l'eau décompose les aliments, lesquels se recomposent et s'associent différemment sous l'action de la chaleur " ( L. Bolens, 1984 : 105). N'est-ce pas aussi sur ce point très technique qu'elle se démarque des jus et des sèves diverses tirés des végétaux et qui deviendront les images fortes de plus d'une civilisation ?

N'oublions pourtant pas que cette même eau qui nettoie, voire qui purifie (par ingestion ou par aspersion), présente des risques majeurs pour l'homme du fait de pollutions diverses, et apporte la mort. Voici posée l'ambivalence manifeste d'une boisson et de ses fonctions.

Boire, mais encore ?

En dépit de son apparente antériorité, l'eau n'est qu'un liquide parmi les autres utilisés alternativement pour se rafraîchir et pour se réchauffer. En ce sens, les boissons aident le corps à préserver l'équilibre dans un environnement risquant d'altérer sa température idéale, et en conséquence d'interférer sur les relations de l'individu avec son groupe. La médecine galénique était fondée sur ce principe qui constitue un des exemples les plus parfaits de ce que Bachelard nommait l'imagination matérielle. Et on ne saurait oublier que ce besoin primordial incite les groupes humains à s'établir à proximité des points d'eau douce, autant pour leur usage direct que pour celui des animaux et des plantes qui entrent dans leur alimentation.

Certaines préparations se situent à la limite de l'aliment liquide ou solide, au moins dans la conception qu'on a pu en avoir. Pendant longtemps les bières d'orge furent dans ce cas, comme les bouillons, et bien sûr les soupes que, en France tout au moins on continue de " manger ", et qu'au Mexique on subdivise en " soupe liquide " et " soupe solide ". Les liquides relèvent donc de la nourriture fondamentale, seuls ou associés au feu. Ceci entraîne par exemple que, puisque le lait est indispensable au développement de l'enfant, on lui trouve des substituts efficaces en cas d'absence ou de pénurie. Ce fut le cas dans le Mexique précolombien. Ne disposant pas de mammifères domesticables, diverses communautés rurales avaient accoutumé de sevrer leurs enfants avec de la sève d'agave à peine fermentée parce qu'elle recèle des substances utiles à la croissance (la pratique s'est prolongée jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle). Quatre ou cinq jours supplémentaires transforment cette " eau de miel " en un pulque ne dépassant pas cinq degrés d'alcool.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Vierge et enfant avec soupe, d'après Gerard David, Musée de Bellas Artes, Séville


Les boissons se distinguent encore des aliments solides parce que l'homme y trouve un plaisir sensuel singulier, surtout depuis que la découverte de la fermentation lui a permis de s'inscrire résolument dans le processus culturel. On comprend mieux que la cosmologie aztèque, tenant compte de cette évidence, ait fait précéder la découverte de l'indispensable maïs par l'invention du pulque légèrement alcoolisé. Comme je l'avais évoqué ici dans " Ivresse et sagesse " http://www.ameriquelatine.msh-paris.fr/spip.php ?article853, cette option radicale résultait du conciliabule que les dieux avaient tenu après la création du ciel et de la terre, lorsqu'ils cherchaient à fournir aux hommes un moyen de supporter la vie sur cette terre aride, en même temps que de bonnes raisons de les en remercier. C'est donc en buvant et en fréquentant les éventuels lieux de boisson que, comme dans le mythe assyrien de Gilgamesh, l'homme affirme son passage de l'état sauvage à l'état culturel, qu'il témoigne de sa volonté de s'extirper du chaos originel par l'appréhension du plaisir. Ce besoin irrépressible de l'humanité naissante ne pouvait que convaincre la divinité, et Isaïe ( La Bible de Jérusalem, chapitre 5) par exemple consacre quelques vers à la vigne et au vin pour rappeler que Yahvé Sabaot assimilait métaphoriquement la plantation de la vigne à la création de la terre d'Israël : " Il la bêcha, il l'épierra, il y planta du raisin vermeil. Au milieu il bâtit une tour, il y creusa même un pressoir. Il attendait de beaux raisins : elle donna des raisins sauvages ". " Il attendait le droit et voici l'iniquité, la justice et voici les cris ".

Plusieurs commentaires de la patristique reviennent sur ce point : s'il est vrai que le lait nourrit le corps, c'est au fond la vigne (le travail de l'homme) qui s'adresse à l'esprit, et ouvre la voie à la sagesse. Une sagesse sans cesse remise en cause par l'imperfection de l'homme. Car cette appétence pour un plaisir facilité par un modificateur de conscience potentiel s'accompagne d'une mise en danger de la communauté, et impose que l'individu reste au contact du dieu donateur. Il est du devoir du groupe social de rappeler que l'équilibre de chacun suppose une harmonie entre le corps et l'esprit, même si l'ivresse est parfois perçue comme un épisode thérapeutique dans le cours de la vie. Sénèque le stoïcien en était tout à fait convaincu (1988 : 153) : " N'hésitons pas, de temps à autre, à nous enivrer, non pour nous noyer dans le vin mais pour y trouver un peu de répit : l'ivresse balaie nos soucis, nous secoue profondément et soigne notre morosité comme elle soigne certaines maladies. [...] Mais il en est du vin comme de la liberté : il est bénéfique à la condition d'un usage maîtrisé. " Nul doute que la raison commande d' " éloigner momentanément la sobriété à la triste figure ! " Montaigne ne sera pas de cet avis, non plus que Kant plus tard encore ( V. Nahoum, 1991 : 20).

Vin et santé, le paradoxe et les discussions ont survécu au cours du temps. Les exemples abondent sous toutes les latitudes de préparations médicinales élaborées à partir de boissons, même alcoolisées, servant d'excipients pour lutter contre diverses infections ou maladies, et pour se redonner du tonus. Certains prétendent même combattre le mal par le mal en ingurgitant au matin la même boisson dont ils ont abusé durant la nuit.

On le voit, la diversité des fonctions ainsi que l'association de facteurs multiples confèrent aux boissons une complexité inconnue des autres aliments. Pourquoi alors demeurent-elles souvent les grandes oubliées des études sur les systèmes alimentaires ? Les recherches qui leur ont été consacrées concernent plutôt l'histoire et l'économie de celles qui ont fait l'objet de trafics intenses liés au développement des marchés coloniaux : thé, café, et plus récemment cacao par exemple. Une boisson indigène plus ou moins fermentée et dépourvue de valeur commerciale externe n'éveille guère l'intérêt des spécialistes, surtout depuis que les scientifiques ont pu identifier " l'alcoolisme ", au grand bonheur des ligues de vertu. Cachez ce sein que je ne saurais voir, et laissez les sujets scabreux, ou bien peu sérieux, en dehors de la science. Le courant moraliste l'emporta clairement à cette époque, après tant de tentatives frustrées, même lorsque certains, tel Tertullien, se faisaient au sein de l'Église les contempteurs implacables du vin, et s'interrogeaient sur l'opportunité d'arracher tous les plants maléfiques. D'autres docteurs ou pères de l'Église, humanistes dans l'âme et volontiers satisfaits de vivre dans le siècle, imposèrent, eux, l'idée qu'on était en présence d'un don de Dieu (au même titre que la femme), que le risque du péché (véniel) relevait de l'humain, et qu'il était impossible de réclamer sainteté et abstinence au plus grand nombre.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Maître du Papagayo. La sainte Famille. Bellas Artes, Séville. Ou, comment détourner l'enfant encore attaché à son enveloppe charnelle (lait), et le diriger vers son destin de porteur du savoir divin (vigne).


Loin de toutes ces considérations, le curieux aura tout loisir de repérer la place qu'occupe une boisson particulière, surtout fermentée, dans le système mythologique et/ou idéologique d'une société. Il cernera mieux les usages quotidiens ou rituels que chaque groupe, ou chaque sexe en fait, comment il la positionne par rapport à l'eau. Quelles boissons sont prises seules, en quelles circonstances, et avec quels aliments sont-elles associées ? Quelle est leur place au cours de la prise alimentaire, et selon l'horaire de la journée ? Rappelons-nous ainsi la frustration de ce prélat espagnol du XVIIe siècle visitant le Mexique pour la première fois. À peine installé à la table d'un banquet, il demanda à se rafraîchir. On lui apporta certes à boire, mais on lui retira aussitôt l'assiette et les couverts qu'il avait devant lui. Boire à cette époque, comme maintenant encore dans certaines campagnes, marquait le signal de la fin du repas.

La boisson n'est pas un acquit

Reconnaissons-le : notre curieux ne saurait pas grand-chose d'une boisson s'il ignorait tout de sa fabrication : la récolte du ou des produits de base, l'identification des lieux et phases de la transformation, la qualité des opérateurs. Le statut et le sexe de ceux-ci peuvent varier selon le produit d'origine, l'importance accordée à chaque étape de la chaîne, et la fonction finale reconnue à la boisson. Nous connaissons par exemple que la collecte de l'eau et son transport jusqu'au lieu de transformation ou de consommation incombent en général aux femmes. Tout en étant physiquement pénibles, il arrive que ces tâches offrent aux femmes une forme d'échappatoire dans l'ordre des relations sociales. Songeons alors aux conséquences de l'adduction de l'eau à domicile pour une campagnarde andalouse habituellement confinée à la maison, forcée d'abandonner à l'époux le contrôle des relations " du dehors ". L'obligation d'aller chercher l'eau au puits, à la source, à la fontaine communale, redéfinissait les limites de l'espace féminin ; elle offrait une occasion de communiquer avec les voisines qui était proche d'une manière de liberté inaccessible au contrôle masculin. Le paradoxe veut que cette liberté fut remise en cause par une modernité éloignant en quelque sorte l'eau " naturelle " de sa relation idéologique avec la féminité.

Il revient souvent aux hommes d'exprimer une sève, un exsudat ou un jus (de raisin par exemple) particulièrement valorisés parce que destinés à devenir un produit spécifique (nommé " vin " ici). Fabriquer est autre chose car, depuis que la cabaretière de l'Épopée de Gilgamesh avait civilisé le sauvage Enkidu en lui faisant découvrir l'amour et la bière, les femmes ont pu pendant longtemps produire des bières plus ou moins domestiques. L'utilisation conjointe de l'eau et du feu dans la confection d'une boisson à base de céréales ou de tubercules prélevés sur le stock destiné à l'alimentation solide (au moins jusqu'à l'arrivée de la distillation) explique sans doute en partie cette particularité, en dehors du rapport privilégié que la femme entretiendrait avec la cuisine. Il semble toutefois que l'optique " intérieur/extérieur " communautaire pousse à sexualiser le contrôle technique du produit en fonction de la qualité du consommateur final. Jusqu'au XVe siècle, les femmes anglaises préparaient chez elles la bière qu'elles commercialisaient sur place. Il fallut attendre la diffusion de méthodes de conservation efficaces, comme l'usage du houblon, pour que des brasseries exclusivement masculines apparaissent, visant un commerce élargi aux échoppes citadines et à l'approvisionnement des marines civile et militaire. Le négoce à échelle réduite favorisait pourtant une certaine indépendance financière de la maîtresse de maison, comme c'est toujours le cas pour les dolotières du Burkina Faso et de Côte d'Ivoire (bières de mil ou de sorgho rouge), ou encore les fabricantes de chicha de maïs et de manioc dans les Andes ou en Amazonie, dont la production reste en général confinée à une consommation quotidienne, sociale, festive, cérémonielle ou communautaire, strictement interne au groupe.

La distinction sexuelle entre le récoltant du liquide et le fabricant de la boisson est clairement illustrée par le pulque mexicain. Dans le cadre d'une unité familiale, l'homme va deux fois par jour extraire la sève qu'il dépose ensuite au seuil de la cuisine. Seule détentrice des techniques culinaires, l'épouse la fait alors fermenter. Tous les jours du mois. La boisson obtenue devient ainsi un aliment domestique qui ne fera l'objet d'une rémunération que s'il s'agit de dépanner des voisins de quelques litres.

La chaîne opératoire est par contre intégralement masculine dans les unités de production à vocation commerciale, au point qu'on interdit aux femmes tout accès aux locaux de fermentation. Tous les jours du mois. La représentation du rapport physique de la femme au produit varierait donc en fonction de la destination de celui-ci : élément de l'alimentation familiale d'un côté, soutien de rapports sociaux rémunérateurs de l'autre. Une boisson obtenue à partir d'une technique à peu près inchangée voit son usage et la symbolique associée basculer avec le contenu économique, l'espace de fabrication, l'opérateur et les outils. On perçoit bien à présent en quoi les problèmes de l'échange, de la commercialisation et du transport pèsent sur une boisson. Rappelons-nous par exemple que le paysage des alentours de Paris (en partie viticole) se trouva modifié dès lors que le canal de Bourgogne permit d'acheminer plus facilement des vins de meilleure qualité dans la capitale. N'oublions pas non plus le rôle que joua le chemin de fer dans la définition des régions viticoles spécialisées. Qu'on était loin alors du temps où de nombreux monastères prenaient un soin jaloux à entretenir la vigne qui les assurait de disposer de l'indispensable vin de messe !

Se faire une petite place pour boire

La dignité concédée à la " taverne " originelle par le mythe sumérien indique que les cultures du monde ont toujours accordé une importance particulière aux lieux du boire. Pour un peu, et si l'on se mettait à croire aux enseignements de Plutarque dans ses Propos de table, les savoir-vivre et savoir-penser de la civilisation grecque seraient fondés en partie sur l'ordonnancement du lieu et du déroulement du symposion, banquet. On doit veiller au lieu où sera consommé ce vin indispensable à la fois aux libations divines, et aux relations humaines. D'autant plus que l'excès menace toujours de telles occurrences. N'y aurait-il d'ailleurs ni vin ni alcool qu'il faudrait encore prévoir des lieux spécialisés (commerciaux ou pas) pour les libations, en établissant une gradation dans la bienséance.

Si la tempérance est convenue à l'intérieur de la maisonnée, elle n'est pas assurée au dehors, là où se joue le lien social, là où l'homme de la rue est censé dévoiler sa connaissance des lois et des règles culturelles. Il n'est pas rare qu'une classification des locaux par type de boissons s'accompagne d'une classification sociale. Même en l'absence de risque sérieux d'enivrement, des formes de convivialité ou de respect des autres sont de mise dans la maison ou le salon de thé, à la cafétaria, dans la cour de la dolotière, bien d'autres espaces encore ...

La littérature abonde de descriptions fort peu ragoutantes de certaines tavernes (plus ou moins surveillées par la police), et le curieux assoiffé a l'occasion d'en approcher d'autres. Il existe pourtant des lieux sombres fréquentés par une clientèle toute masculine qui seraient à donner en exemple : voyez la bodega espagnole dans laquelle se réunissent ostensiblement les " paroissiens " mâles aux heures où la messe rassemble les épouses ; elle correspond souvent à la description que l'écrivain espagnol Diaz-Cañabate (1988 : 43) s'amuse à en donner : " Une bodega donne l'impression d'être un couvent. Tout y paraît si bien à sa place, si propre, si silencieux. Les bruits d'une bodega sont des bruits liturgiques, des psalmodies mélodieuses, les vers d'une chanson de geste... ". Les contempteurs modernes croient de leur devoir de souligner les aspects négatifs des lieux de boisson (un peu moins en cas de pandémie) ; ils s'empressent d'oublier la fonction civilisatrice de la taverne sumérienne, et ne réalisent pas que leur perception vertueuse reste très éloignée des conceptions novatrices des sociétés traditionnelles. Les législateurs de ces dernières finissaient par se convaincre de l'intérêt d'organiser des lieux agréables où chacun serait mis à l'épreuve face aux ultimes traces de la barbarie. Conscients de la force du " qu'en dira-t-on " et de l'ambigüité du système, les dirigeants savaient associer les boissons alcooliques aux excès qui libèrent des inhibitions, créent des désordres, provoquent des tensions, et multiplient en certaines occurrences les risques de sédition. Mais ils tenaient aussi que la taverne est un espace clos idéal pour l'infiltration d'informateurs de police en tout genre, et donc l'obtention de renseignements aussi conséquents qu'utiles. Il n'empêche que pendant longtemps, à Rome ou dans le Mexique colonial par exemple, ce genre d'établissements ne fut autorisé que lorsqu'il ouvrait sur la rue, permettant d'observer le comportement des gens de mauvaise compagnie et, accessoirement de contrôler les quantités servies susceptibles de rapporter quelque impôt utile à la communauté.

N'oublions pas que d'autres espaces non spécifiques peuvent fort bien servir à des libations de plaisir (fêtes familiales, fêtes patronales, etc.), à des célébrations liées au travail (fin d'année, départs à la retraite, inauguration de bâtiment, d'atelier...), à des occasions rituelles (enivrements cérémoniels chez les Aztèques, pèlerinages religieux comme ruptures avec le quotidien, ...). Autant de circonstances qui déterminent en grande partie les manières d'ingurgiter les liquides.

Le savoir-boire

Le comportement face à la boisson dépend de la valeur que le consommateur lui attribue. Et des effets qu'il en attend. Si nous en revenons à l'exemple du vin de messe, nous admettrons qu'il constitue une (la ?) part essentielle du rituel pour l'Église puisqu'il symbolise d'un côté le sang du Christ, un principe spirituel, et de l'autre le savoir, l'apport technique décisif à la civilisation (le vin est absent dans l'Éden originel) que l'institution se doit de contrôler. Pourtant, le prêtre consacre souvent du vin blanc durant l'office. Cette liberté face à une logique analogique tient à une simple raison technique. Dans la mesure où le dogme intègre ce produit du travail humain dans un contexte de pureté, le vin blanc évite que les linges sacrés apparaissent tachés. Le prêtre a ainsi tout loisir d'absorber devant l'autel le liquide dont il a assuré la transmutation en " sang de l'alliance ", alors que les enfants de chœur n'hésiteront guère à en chaparder quelques gouttes dans la sacristie, tout à la fois pour profiter de l'occasion et pour accomplir un acte de transgression avec un produit dont ils ne partagent pas systématiquement toutes les valeurs avec " monsieur le curé ".

De nombreuses populations investissent les liqueurs fermentées du pouvoir d'assurer la communication entre l'homme et les forces de la transcendance. Cette qualification présente au moins deux avantages pour la société. Elle rappelle d'abord au buveur individuel son obligation de maîtriser un produit tenu pour sacré. C'est pourquoi il serait inconvenant dans les Andes de boire de la chicha avant d'en avoir versé quelques gouttes au sol en signe de vénération pour la Pacha Mama, la terre-mère. Dans le Mexique central, beaucoup agissent de même avec leur pulque, tandis que d'autres ont accoutumé de souffler sur la surface du liquide " pour éviter d'avaler un insecte ". Cette exhalaison remonte en fait à une tradition perdue, un hommage rendu à Quetzalcotal-Eecatl, le dieu du vent des Toltèques et des Aztèques, avatar du créateur de toutes les formes de culture.

Le second avantage (et non des moindres) est que ce contexte quasi-liturgique procure à la communauté des occasions ritualisées, encadrées, de boire à l'excès. C'est sous un tel patronage qu'il devient symboliquement licite de s'enivrer tout à fait au cours de la fête des morts mexicaine, puisque la " petite mort " et le réveil difficile du matin illustrent l'indispensable échange entre la vie et la mort suggéré par la religion. Il en va de même pour les pèlerinages vers les lieux du sacré qui permettent le passage de la frontière entre le monde civilisé et le sauvage ; ruptures opportunes dans une quotidienneté pesante, ils incitent à des libations libératrices, collectives, fatales parfois.

G. Dumézil (1975 : 90) écrit que la fête des Vinalia à Rome faisait de Jupiter le dégustateur obligé du vin de la nouvelle cuvée, réaffirmant de la sorte le rapport entre vin et souveraineté. L'enjeu était d'importance pour le pouvoir qui n'hésitait pas à en appeler au dieu suprême pour légitimer ainsi son contrôle sur le temps et le terroir (l'ancienneté de la vigne et la profondeur de ses racines), son contrôle sur un commerce majeur, son contrôle sur des mœurs définies par la loi. Qu'elle soit liée à la boisson, ou aux manières de boire, cette volonté de contrôle s'imposait à divers niveaux de la société.

L'analyse des pratiques de consommation plus ou moins forcées dans le Japon contemporain nous éclaire sur ce point. Le rituel social d'imbibition collective fondé sur les relations de travail tient sans doute à l'influence contraignante du chef ici présent : il faut boire parce que cela fait partie des liens institutionnalisés du travail, le saké étant " un facteur décisif de détente et de communication, facilitant les échanges entre les membres du groupe et à ce titre qualifié de " lubrifiant " des rapports sociaux " ( Cobbi, 1992 : 346). Or comme l'autorité reconnue au supérieur réfère en dernière instance à la puissance suprême de l'empereur, chef tout-puissant et divinisé, il est impossible de se libérer de ces formes à la fois ordonnées et débridées de libations nocturnes. Le boire relève ici du rituel et il est encadré par le collectif, voire l'unité du pouvoir. Dans la mesure où ils se dissolvent dans le tout, les comportements individuels ont toute licence à se perdre dans un chaos éphémère.

Par contre, les codes du civisme n'ont jamais manqué qui régissent strictement la consommation individuelle dans la vie quotidienne et tentent d'imposer la mesure. À quoi tient en fait la " prohibition du boire " si souvent évoquée ? Le fait que, comme en français, les verbes " boire " et " boire à l'excès " tendent parfois à confondre leur sens n'est-il pas un facteur d'interprétations abusives ?

Les autorités rechignent en général à interdire absolument les liquides nocifs pour le bon ordre du groupe, elles renoncent à extraire la racine du mal car, comme le disait au Ve siècle Jean Chrysostome dans une manière de défense du vin, vouloir arracher les pieds de vigne, ce serait comme vouloir éradiquer les femmes de la surface de la terre, et donc remettre en cause le dessein de Dieu. Les femmes responsables de la concupiscence et de l'adultère ? Le vin responsable de l'ivresse débridée ? Il faudrait conclure de ces accusations que les dons divins ne sont pas bons en soi et qu'ils ne concourent pas à la saine reproduction de l'humanité. Billevesées bien entendu, car le vin sage contribue même parfois à marquer l'exemplarité " citoyenne ". L'évocation du proconsul Torquatus par Pline l'Ancien (1958 : 71) est révélatrice sur ce point. Il était celui qui, en remplissant sa charge, " eut une gloire peu commune, car cet art aussi a ses lois : il ne bredouillait pas, ne se soulageait pas en vomissant ou d'autre façon, étant à boire faisait normalement ses rondes du matin, vidait la plus grande quantité d'un seul trait, la plus grande encore par-dessus à petits coups, se montrait le plus loyal à ne pas respirer en buvant et à ne pas cracher, ne laissait pas dans sa coupe assez de vin pour faire du bruit sur le pavé, observateur consciencieux des règles contre les supercheries des buveurs ".

Il existe donc une esthétique du boire, des codes, des manières identitaires qui élèvent le produit ingéré à un niveau suffisant pour tester le système de valeurs des buveurs et transforment les espaces de libation en lieux d'échanges essentiels à la vie en commun. Dans la Nouvelle Héloïse, J.J. Rousseau (1845 : 84) l'exprimait sans ambages : " Le moyen d'imaginer qu'un homme et un Suisse n'aimât pas à boire ? En effet, j'avoue que le bon vin me paraît une excellente chose, et que je ne hais point à m'en égayer, pourvu qu'on ne m'y force pas. J'ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, et la grande réserve de la table annonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes doubles ". Encore faut-il toutefois que les différentes strates de la société consentent à préparer à un comportement décent. Ainsi, certaines familles françaises habituaient jadis leurs enfants à mettre un peu plus de vin dans l'eau de leur repas à mesure qu'ils avançaient en âge. En Andalousie, les jeunes campagnards n'étaient autorisés à connaître le vin (toujours confiné à la taverne) que lorsqu'ils touchaient leur premier salaire : l'échange de tournées étant la règle, c'était la condition sine qua non pour boire à un âge décent dans le milieu des journaliers recrutés et rémunérés au bar. Il est probable que la distribution des sodas aux enfants ainsi que la pratique de l'argent de poche, désormais largement répandue parmi les jeunes gens, ont entraîné une modification profonde des manières de boire, et des produits consommés.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Détente à la bodega

© D. Fournier
Pendant longtemps, l'absorption de liquides fut liée au travail, et à la convivialité que celui-ci impliquait. Le " boire pour boire " fut toujours critiqué et c'est peut-être là une des raisons du choix récurrent pour les récipients de petites contenances, comme par exemple en Andalousie. Si après une dure journée, les travailleurs prennent le chemin de la taverne ou du bar, c'est qu'ils sont décidés à se retrouver entre voisins soumis aux mêmes difficultés. Ils viennent pour se détendre, et les échanges répétés de petits verres étroits emplis de vin assureront un temps suffisant pour se réjouir, transmettre des informations venues de l'extérieur, se montrer digne des attentions du recruteur, retarder enfin un peu plus le retour à la maison... Le reste n'est que racontar.

Pour quoi, pour qui, des dangers ?

Pourtant, si certaines sociétés sont parvenues à intégrer tant bien que mal les manières de boire dans leur culture, d'autres semblent éprouver quelque difficulté à se défaire d'un ethnotype réducteur parfois révélateur d'un véritable problème social. A quelle image de l'Autre renvoie le boire ?

Constatons d'abord que la Légende noire ourdie contre l'Espagne des XVIe et XVIIe siècles par des pays du nord déterminés à recouvrer leur indépendance politique (tout en s'emparant des trafics maritimes sur l'Atlantique nord) a porté durablement atteinte à la réputation de son adversaire. Elle accusait, entre autres vilénies, un pays d'une sobriété reconnue dans toute l'Europe d'avoir importé l'ivrognerie dans le Mexique conquis. J'ai traité ce point dans l'article " Ivresse et sagesse " http://www.ameriquelatine.msh-paris.fr/spip.php ?article853, en soulignant que le pouvoir impérialiste aztèque s'était lui-même évertué à qualifier de barbares et de fieffés ivrognes les habitants de certaines régions conquises afin de rejeter l'origine malfaisante d'une tendance lourde de sa population au-delà des frontières ethniques de la cité.

En nous tournant vers l'est, nous croyons voir des buveurs russes vider leur verre et le jeter par-dessus l'épaule, selon une manière de boire typique et généralisée. Cette caricature associerait opportunément le fameux " boire comme un Russe - ou un Polonais " à un comportement supposé venir du fond des âges. Demandons-nous pourtant comment s'est inscrite dans notre imaginaire une habitude qui remonte à peine au XIXe siècle et provient d'une aristocratie fière de posséder des gobelets en verre, de disposer du privilège de porter un toast en l'honneur du tsar, et de célébrer dignement quelque événement exceptionnel. Il est vrai aussi qu'une certaine superstition prétendait que le verre brisé portait bonheur, au point que de nombreux soldats s'accordaient le droit d'user de ce charme avant de monter au combat. Le peuple ne songea jamais vraiment à s'approprier une telle dépense somptuaire, et il fallut attendre l'émergence récente d'une ploutocratie attirée par la réinvention des traditions et l'exhibitionnisme provocateur pour la voir ressurgir.

Les dangers liés aux boissons n'attendent pas toujours le regard des autres pour sensibiliser une société. Ainsi, quand l'homme assimile l'eau à l'idée de nature, il se retrouve enclin à distinguer en elle des formes de dangerosité incontrôlable. Dans les civilisations les plus diverses, les mythes du déluge ont transmis l'angoisse des effets dévastateurs de l'excès. On craint également l'eau dormante, la séductrice, le miroir trompeur qui finit par conduire Narcisse à la mort.

N'est-ce pas l'eau pourtant qui sauve de la flamme destructrice que l'homme technicien s'efforce de conquérir ? Que seraient pour nous l'eau et le feu irrémédiablement séparés ? Les populations sont conscientes que l'eau pure constitue un important vecteur de pollution et de maladies. Elles doivent donc prélever sur leurs ressources énergétiques immédiates pour la chauffer et la rendre consommable. Ainsi, après avoir suscité des tensions entre les groupes pour son contrôle géographique et politique, l'eau complique la gestion humaine de l'environnement. La voilà qui, par-delà les frontières, entraîne l'esprit à interroger la notion de limite et, en compagnie des boissons fermentées, à réfléchir sur l'ambiguïté des choses ici-bas.

L'utilité finale de l'eau, comme du vin, passe par le contrôle de l'idée du feu. Le triangle culinaire de Lévi-Strauss associait le pourri aux deux pôles que représentent le cru (feu) et le bouilli (eau). Il rattachait ensuite le fermenté à la première pointe. Or s'il est vrai que le fermenté et le putride marquent une forme d'intermédiarité entre le cru (vie sauvage) et le cuit (vie brève, mort), ils diffèrent au moins sur un point essentiel qui justifie qu'on accorde plus d'importance au premier.

Il est évident que le fermenté assure un prolongement de la vie des végétaux ou du liquide récolté "naturellement voués à disparaître" ( Plutarque, 2012 : 85) alors que la putréfaction prélude à la mort du produit. C'est évidemment cette vie préservée que l'homme a conscience d'ingérer. De nombreux mythes américains n'hésitent d'ailleurs pas à valoriser les breuvages fermentés en les assimilant à l'idée d'une présence dans l'au-delà ( Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964 : 167). Les représentations chrétiennes ne sont d'ailleurs pas en reste, s'il faut en croire par exemple les Fioretti de Saint-François (1963 : 143) qui nous révèlent le soin extrême mis par frère Pacifique à laver avec du vin les os du regretté frère Humble destinés à un ensevelissement définitif : ayant perçu lors d'une prière l'âme de son confrère monter tout droit au ciel, il ne pouvait douter que le vin allait contribuer à l'ascension du corps anéanti vers une immortalité méritée.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Le Pressoir divin. Église Saint-Étienne-du-Mont, Paris


Le fermenté résulte d'une intervention technique visant à limiter, sinon pallier, les risques inhérents à un processus naturel en équilibre instable (jusqu'à l'invention de la pasteurisation). Cette référence à l'aléatoire ne force pas seulement au strict respect des techniques éprouvées, elle incite aussi à insuffler de l'imaginaire tout au long de la chaîne opératoire. Les légendes ou les mythes recommandent donc que la transformation de la sève végétale en une liqueur pas toujours limpide, bouillonnante, visqueuse, s'effectue selon le principe d'une pureté revendiquée. Le feu, réel ou ressenti, y pourvoira. C'est pourquoi les Romains concevaient le vin comme le produit d'un processus faisant se succéder la cuisson des raisins par le soleil et une ébullition sui generis propre au stade de la fermentation initiale. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que de nombreuses cultures aient hésité à accorder une place définie aux femmes, donneuses certaines de vie, dans ce contact subtil entre divin et technique.

La fermentation n'est pas un donné, elle se gagne. Absent de l'Éden, le vin surgit dans le paysage après la faute, devenant le signe d'une vie nouvelle dans laquelle l'homme se doit de travailler la terre, et où la nature cesse d'être bonne en soi pour imposer une entente contractuelle avec la divinité. En ce cas, le vin accède pour les chrétiens au statut d'élément sacré.

Pour les Grecs, " Dionysos apparaissait comme le dompteur indompté (J. M. Pailler, 1987 : 34) ; il civilise la nature sauvage où il implante la vigne, et enseigne à l'homme la technique de celle-ci ; il domestique les bêtes féroces ; il conquiert les individus par le vin et la transe, les groupes qu'il transforme en thiases, les peuples auxquels il fournit le modèle achevé du souverain [...] il échappe à toute immobilisation par l'homme et la nature. Dionysos est l'imprévisible, l'étranger ". Exactement comme l'était Tezcatlipoca pour les Aztèques : même s'il n'est pas le dieu tutélaire ( Huitzilopochtli), il est celui qui peut tout, le créateur, le trickster qui a su tromper ses adversaires plus civilisés en manipulant le " côté obscur " du pulque que d'autres peuples avaient inventé.

Il ne suffit pas à l'homme de conjurer le danger de la boisson dans son rapport immédiat avec la nature, il doit le faire aussi pour la sauvegarde du corps social. Dès qu'affleurent les notions d'excès et de mauvais usage d'un produit bon en soi, le groupe s'impose de renforcer le lien avec le divin. Pline l'Ancien soulignait cette obligation : (1958, livre XIV, 23 : 62) " Comme la religion est la base de la vie, sont interdits dans les libations aux dieux le vin non seulement de vigne non taillée, mais de vigne frappée de la foudre et auprès de laquelle un cadavre est resté pendu, le vin d'un raisin foulé par des pieds blessés, le vin de marc taillé ou souillé par la chute de quelque ordure et les vins grecs, puisqu'ils contiennent de l'eau ". Le bon naturaliste ne s'empêchait pourtant pas d'honorer l'eau un peu plus loin (p. 68), " la plus saine des boissons ", et de vitupérer ce que l'homme prend tant de peine à fabriquer pour perdre la raison, se rendre furieux, commettre mille crimes...

Boissons fermentées, boissons divines..., si près du diable évidemment

Dans le même chapitre 5 de la Bible de Jérusalem évoqué plus haut, Isaïe maudissait " (...) ceux qui se lèvent tôt le matin pour courir à la boisson, qui s'attardent le soir, ivres de vin. Ce ne sont que harpes et cithares, tambourins et flûtes, et du vin pour leurs beuveries. Mais pour l'œuvre de Yahvé, pas un regard... ". Certains Pères de l'Église rigoristes, comme Tertullien, étaient convaincus de cette proximité maline. Résolus de défendre les bontés de l'œuvre divine, d'autres préféraient consacrer leurs diatribes aux excès. Les grandes attaques vinrent surtout après le Moyen Âge.

R. Muchembled rappelle (2000 : 234) que dans l'Allemagne du XVIe siècle, les opinions des pouvoirs civils et des moralistes affirmaient de concert " que le corps masculin était un volcan empli de désirs et de fluides toujours prêts à exploser. [...] Sac de vices, le corps masculin était aisément envahi par le démon lorsque l'individu buvait avec excès, ce qui amenait une horde d'autres diables à s'y déchaîner. [...] Or (la boisson) faisait communément partie de la culture masculine antérieure, en particulier des traditions juvéniles ". Voici donc posé le problème de la responsabilité personnelle face aux effets pernicieux de l'ivresse, ou au contraire de la réalité de l'excuse absolutoire dans des circonstances où le fautif se trouve sous l'emprise d'un quelconque dieu de l'ivresse, voire d'un diable tourmenteur. Sur ce point les anciens, puis l'Église, hésitèrent longtemps, tandis qu'en Amérique par exemple, les textes aztèques demeurèrent (sciemment ?) ambigus. Dans la France du XVIe siècle, la situation commença de s'éclaircir sous François Ier. Au mois d'août 1536, le Chancelier Antoine de Bourg produisit cet édit : " pour obvier aux oisivetez, blasphèmes, homicides et autres, inconvéniens et dommages qui arrivent d'ébriété, est ordonné que quiconque sera trouvé yvre soit incontinent constitué et détenu prisonnier au pain et à l'eau pour la première fois ; et si secondement il est reprins, sera, outre ce que devant, battu de verges ou de fouet par la prison [...] ; et s'il advient que par ébriété lesdits yvrognes commettent aucun mauvais cas, ne leur sera pour ceste occasion pardonnée, mais seront punis de la peine deue audit délict, et davantage pour ladite ébriété, à l'arbitrage du juge " (le Magasin pittoresque : 1835, vol. III : 312)

Quand il est pris d'ivresse, c'est souvent le désespoir qui poigne l'individu à la fin du voyage, même s'il n'est pas plongé dans un chaos social inextricable. On doit alors se demander ce qui pousse les pouvoirs à prendre tant de soin à assurer l'approvisionnement de leurs communautés en boissons potentiellement dangereuses. Ils se justifieraient en arguant que les boissons fermentées assurent une certaine sécurité sanitaire au groupe, puis qu'elles développent ensuite les caractères organoleptiques des produits utilisés, tout en garantissant l'équilibre du régime alimentaire par leur teneur en éléments nutritionnels (vitamines, éléments minéraux, ...) souvent absents du régime habituel. Comme l'écrivaient Farb et Armelagos (1985 : 202) à propos des Bemba d'Afrique, " la bière est [...] quelque chose d'équivalent à ce qu'est pour nous la nourriture solide ; on ne mange guère les jours où l'on boit de la bière ".

Mais c'est probablement parce qu'ils améliorent la qualité des relations sociales que vins et bières deviennent indispensables pour la plupart des cultures. Dans le principe, ils sont censés assurer les bonnes mœurs du vivre ensemble, une prétention limitant le degré d'intervention de la loi dans un rapport qui permet à l'individu de trouver du plaisir à vivre en société. De telles raisons suffiraient à expliquer pourquoi l'Inca se devait d'assurer l'approvisionnement de son peuple en chicha s'il désirait rester en place. Et pourquoi le mythe latin légitimait la victoire des envahisseurs romains sur les Étrusques par le fait qu'ils avaient fait un meilleur usage du vin, prouvant de la sorte leur aptitude à libérer les populations locales des aléas saisonniers du quotidien.

Depuis que les techniques ont permis de développer leur qualité et de leur conférer une certaine spécificité de terroir, les boissons font l'objet d'un commerce lucratif. Forts de toutes ces certitudes, les groupes au pouvoir supputent vite l'intérêt qu'ils peuvent tirer des taxes ou impôts qui y seraient attachés mais, se retranchant derrière des prétentions vertueuses, ils affirment aussitôt leur résolution de destiner le résultat de ces collectes au bien de tous, comme un généreux soutien à l'effort de guerre, ou un aspect quelconque de l'" aide sociale "... Quand il s'agit d'assurer un soutien opportun aux boissons alcoolisées si dangereuses, les arguments ne manquent donc jamais, qui se réfèrent pour la plupart aux valeurs morales du groupe.

Pour obvier aux principaux périls, le pouvoir se montre attentif à ordonner la consommation en groupe et il impose aux esprits des manières de boire. Si boire seul pour se nourrir ou se rafraîchir reste licite, " boire " en solitaire s'assimile à une authentique maladie sociale. Dans cet esprit, les Grecs mirent en place le symposium pour (entre autres) contrôler les aspirations licencieuses en usant de boissons coupées d'eau pour réguler l'ivresse ( Villard : 1994), tandis que les tribus amazoniennes organisent des beuveries collectives périodiques marquant une césure remarquable dans un régime alimentaire habituellement fondé sur la tempérance.

La boisson ouvre à l'art du partage, elle justifie le plaisir (ou l'obligation) d'offrir. Farb et Armelagos (op. cit) précisaient que " offrir de la bière est pour un Bemba le moyen essentiel de satisfaire à ses obligations sociales, d'honorer ses proches, ou de payer son tribut au chef ". Dans les bars méditerranéens les tournées constituent autant une obligation qu´une manière agréable d'assurer le lien social . Et si on prétend en Russie qu'on ne peut pas boire à moins de trois personnes, c'est que ce chiffre correspond à la " norme " du partage pour une bouteille de vodka. In vino, veritas, mais une vérité indubitablement commune qui s'appuierait sur la béquille du souvenir partagé.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

P. Cézanne. Le buveur, Fondation Barnes


L'ivresse restant une manière de se séparer des autres, le danger reste grand de se claquemurer dans une individualité illusoire, la poésie d'un au-delà mystique artificiel, comme celui qu'atteignit J. Delteil (1961 :164) après un festin de raisins à Pampelune : " lentement il s'établit une communication sans écluses entre l'âme de la planète et les globules de mon sang. Je suis parcelle au festin de l'immensité, je me fonds dans la matière unique, je m'incorpore à la constitution de l'univers... Peu à peu une ivresse d'or me saisit. Je suis saoul. L'univers est saoul. " Il n'y a guère que certains mystiques de la trempe de Saint Jean de la Croix pour se lancer sans vin dans de telles échappées.

Le vin seul peine pourtant à remplacer la pensée dans ce contact avec l'immatériel. Et l'homme seul se perd dans une vaine présomption s'il s'imagine que l'ivresse lui procure un contact privilégié avec le cosmos. Parmi les nombreux systèmes culturels qui préconisent que l'individu forge son humilité dans un boire collectif, on n'oubliera pas les monastères, réputés jadis pour abriter des libations bien peu chrétiennes. L'imaginaire populaire eut tôt fait de transformer en repères de buveurs impénitents ces espaces masculins, clos, fatalement mystérieux, souvent associés à une exploitation viticole. On oubliait que l'approvisionnement quotidien du vin pour la messe constituait l'une des obligations de la vie monastique, au même titre que la réception des visiteurs à des époques où la circulation des hommes et des idées passait aussi par l'hôtellerie des monastères ou des abbayes. Cette importance accordée à la communication, et pas seulement à la communion avec la divinité, permet de comprendre à quel point les abbayes du nord de l'Europe mirent plus tard un soin extrême à fabriquer des bières susceptibles de leur garantir une renommée auprès des gens du circuit.

Proches de l'achronie, les boissons enivrantes transcendent les nécessités du temps et de l'espace. Inutile pourtant de les considérer en dehors de l'écosystème et de l'environnement social d'où elles proviennent. Il faut les comparer pour comprendre le rôle joué par une même boisson dans des contextes distincts, ou saisir en quelle manière un liquide particulier devient essentiel dans des systèmes culturels contrastés.

La boisson comme marqueur culturel majeur

La perception qu'on a d'une boisson peut changer selon les circonstances. N'est-il pas vrai par exemple que le degré de potabilité d'une eau varie en fonction de la qualité des techniques d'épuration utilisées, voire des intérêts commerciaux en jeu ? Quelle est la plus saine des boissons ? La question ne se posait pas seulement à la campagne, elle préoccupait probablement la ville. Il demeure que pendant longtemps les urbains veillèrent surtout à s'assurer d'un service efficace pour lutter contre les incendies. Ainsi, ce n'est qu'à partir du Second Empire que Paris songea à opérer une scission entre le service public de l'eau (nettoiement et arrosage de la chaussée, des parcs et jardins) et le service privé (alimentation dans les logements, sanitaires pour répondre à une politique hygiéniste nouvelle) en recourant aux eaux de rivière (Seine et Marne) et de source (Vannes et Dhuys). Cela entraîna la disparition des porteurs d'eau et des puits particuliers. En se confondant avec la modernité, la distribution de l'eau modifiait les comportements, ... jusqu'à l'arrivée des marchands de bouteilles qui n'hésitèrent pas à mettre en cause l'efficacité et la sûreté de la régie municipale. Passablement troublés devant une situation qui se répéta un peu partout, les consommateurs auraient pu en revenir au vin et à la bière traditionnels, mais ils se heurtèrent bientôt à l'invasion des sodas sucrés, attrape-nigaud ou miroir aux alouettes dans divers pays poursuivant leur développement. Beaucoup y voient un gage de modernité, le mirage d'une accession (par l'achat) à un misérable statut socio-culturel, sans discerner à quel point de tels produits participent d'un dérèglement fatal de leur système alimentaire.

L'histoire s'entête à rappeler avec quelle fréquence certains pouvoirs (politiques ou économiques) inclinent à prendre les boissons en otage à l'heure d'imposer leur idéologie. Nous avons vu plus haut comment les Romains usèrent du vin à leur entrée dans le Latium, et comment les Aztèques manipulèrent le pulque sur le plateau central mexicain, lorsqu'il se fut agi pour eux d'imposer leur domination tout en se coulant dans une culture autochtone. Il est temps d'évoquer les confrontations entre deux boissons, chacune utilisée comme étendard culturel. Lorsque les populations mésoaméricaines se virent confrontées aux gens venus d'Europe, l'antagonisme était inévitable entre le " vin de la terre " (le pulque dont les Espagnols reconnaissent qu'il est indispensable au système alimentaire des " Indiens ") et le vin de la vigne, acheminé à grands frais depuis la péninsule pour l'usage exclusif des colonisateurs. En qualifiant de " vin " la boisson d'agave les Espagnols en faisaient une référence digne de s'opposer au vin des vainqueurs, de la même façon qu'on tend dans le monde à employer ce même terme pour désigner la boisson par excellence, symbole de la terre et d'une culture fortement identitaire. Il ne faut donc pas voir de paradoxe dans le fait que les cantinas de Guadalajara au Mexique continuent de nommer " vin " le tequila issu de la distillation : qu'importe la technique qui l'a produit, on l'imagine fermenté et pour cela il reste le marqueur fort d'une culture locale menacée.

Le vin, expression d'une distinction gustative ou culturelle ! Ainsi la littérature chinoise néglige-t-elle de préciser ce qu'elle entend par " vin " lorsqu'elle évoque certaines formes de libations, le lecteur local comprenant immédiatement ce que le mot désigne. En Égypte, comme à Sumer, connus pour leur production de bières, la place du vin était largement valorisée malgré une disproportion quantitative évidente entre les produits ( Bottero, 2002). Dans les deux cas, comme plus tard entre les pays du " vin " de la vigne et les pays de " bières " céréalières, l'origine du liquide et son rattachement à un végétal capable de dépasser la simple saisonnalité le situent souvent dans la sphère de l'excellence.

Il est pourtant une boisson au destin singulier qui n'a pratiquement jamais eu à subir le moindre ostracisme alors même qu'elle symbolisait une culture et une strate socio-économique singulières face à l'invasion des liquides exogènes : le chocolat. Exploité dans les marches du territoire conquis par les Aztèques, le cacao (Theobroma cacao) entrait évidemment dans les tributs réclamés par la cité de Tenochtitlan ; ses fèves servaient de monnaie d'échange, et le chocolat faisait plutôt l'objet d'une consommation de type somptuaire. Bien qu'il fût parfois tenu pour sacré, les prêtres mexica ne pouvaient en boire. Après la Conquête, les dames de la bonne société coloniale s'en faisaient par contre servir au cours des interminables messes auxquelles elles assistaient. De leur côté, les prieurs des monastères tendaient à s'en réserver le monopole, pour eux et leurs invités, en cas de pénurie. Profondément choqués, certains moines de base menacèrent alors de se mettre en grève s'ils en restaient privés. Ne nous étonnons donc pas que la diffusion du chocolat en Europe soit passée par le truchement des religieux chrétiens.

Contrairement à d'autres produits exotiques dont J. Barrau avait fait remarquer avec justesse qu'ils ne s'adaptaient qu'à grand peine aux mœurs européennes car ils étaient dans un premier temps perçus comme démoniaques, plus ou moins vénéneux, propices à la luxure et autres joyeusetés, le chocolat remporta vite tous les suffrages, à ce point que quelques représentants du courant rigoriste l'accusèrent de menacer le jeûne en période de Carême. Il resta longtemps confiné au circuit des cours royales et des monastères, fort des lettres de noblesse que lui avait conférées l'application de techniques européennes propres à l'accommoder mieux aux palais les plus fins.

Reflets de l'état de la communication interne, les boissons peuvent devenir les témoins de la transformation des relations avec l'extérieur dès lors que leur expression profondément identitaire se voit remise en cause par l'intrusion de liquides nouveaux. C'est ce qui s'est passé au milieu des années 1980 dans une petite localité de Basse-Andalousie lorsque l'arrivée d'une route asphaltée entraîna des changements de mentalité profonds qui se reflétèrent dans une diversification des lieux et des moments du boire. La communauté villageoise ne connaissait jusqu'alors que des bodegas où les hommes buvaient le mosto (vin nouveau fabriqué sur place). Quelques bars proposaient du café, des alcools allongés d'eau de Seltz, puis de la bière quand le froid et la pression arrivèrent avec l'électricité. Les femmes (mais aussi les jeunes gens) étaient généralement exclues, en dehors de rares occurrences festives, et dûment accompagnées de leur époux. Puis on a vu apparaître un premier " pubcafeteria " qui ne servait que du café ou des boissons gazeuses : succès immédiat auprès des jeunes, et plus progressivement des femmes qui ne manquèrent pas de s'y donner rendez-vous. Il ne subsiste plus désormais dans le bourg qu'une bodega toujours exclusivement masculine, alors que les familles ont accoutumé de venir se rafraîchir et manger des tapas pendant les fins de semaine dans quelques-uns des bars qui ont proliféré.

Même s'il parvient aujourd'hui à mieux résister (renouveau de la tradition oblige), le mosto patrimonial a largement cédé face à la bière et aux mélanges alcool-sodas, tandis que la logique ancienne des groupes sociaux tend à se déliter au profit des relations familiales ou inter-familiales. La culture de bar si caractéristique de la Basse-Andalousie a été préservée, mais elle reflète l'évolution de la structure sociale locale, en même temps que celle de la communication bachique. Si l'on réfléchit bien, avec le désenclavement du village et l'ouverture généralisée du bar, le groupe s'est peut-être retrouvé à la croisée des chemins. Après tout, certains ont avancé que l'ouverture des premières " maisons de café " (la toute-première à Marseille en 1671) avait fini par affecter la France à partir de la fin du XVIIe siècle. Et on a prétendu que ces espaces confinés avaient été propices au maintien de l'éveil chez les " intellectuels " du temps, contribuant ainsi au développement des idées à l'origine de la Révolution.

J. Conrad (2004 : 23) écrivait qu'il valait mieux " pour l'espèce humaine être impressionnable que réfléchie ". Si cela peut sembler excessif, l'étude des boissons apporte un peu d'eau au moulin de l'écrivain d'origine polonaise. Le mosto de notre village déliait les langues, il libérait des inhibitions nées de la soumission au travail salarié, il poussait les " paroissiens " à élever la voix tout en la contrôlant (pour, selon un habitué de la bodega, camoufler le manque d'idées rationnelles), il faisait traîner les conversations. La fréquentation des cafés "ouverts" hâta sans doute le développement de pensées salutaires sur l'état des relations familiales et sociales, mais au bout du compte la société y perdit un peu de son âme. Ce n'était pourtant là qu'un palier obligé avant que la jeunesse du village ne suive les tendances contemporaines et ne passe à l'alcool, pour un enivrement plus rapide et une insertion accélérée dans le monde extérieur. Dorénavant les notions de temps et de contact physique avec l'Autre disparaissent du boire au point que les conversations s'inscrivent sur internet, un chapelet de phrases aussi inutiles que prétentieuses, propos squelettiques du café du commerce moderne échangés entre garçons et filles, mais finalement dénués de la moindre chair.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

L'ordre originel des choses

© D. Fournier
Pendant combien de temps encore les boissons apparaîtront-elles comme des marqueurs de la distinction entre les sexes ? On a pu avancer qu'aucune réglementation au monde n'avait jamais interdit aux femmes de boire autant que les hommes mais, hormis pour les plus âgées, la société leur recommande généralement de s'abstenir ou, à tout le moins, de se modérer, étant réputées " chaudes " par nature. C'est que le vin et les femmes font " naturellement " partie de l'univers masculin, se confondant presque parfois. Juan-Luis, l'un des vachers d'un élevage de taureaux de combat de la marisma du Guadalquivir me le disait un jour que nous allions à l'aube nourrir les bêtes : " on doit toujours boire en compagnie, parce qu'on discute, on commente, "qu'elle est bonne cette nénette, ou celle-là, que si je pouvais me la farcir..." Celui qui est seul, il crée des ennuis, et il s'enivre bien plus vite. Tous les hommes devraient aimer le vin et les femmes, tous. Celui à qui ça ne plairait pas, qu'il crève, qu'il crève, pourquoi doit-il venir au monde, vaut mieux qu'il meure (...) ". Une attitude bien "charitable" qui venait confirmer que pour beaucoup, l'ingestion de boissons alcoolisées relève du monde masculin, presque logiquement, et que les femmes devraient avoir la sagesse de se contenter de choses " moins fortes ", sucrées, différentes.

Dans un monde ordonné, il y aurait donc des boissons d'hommes, et des boissons de femmes. Il ne s'agit pas seulement pour les dames de prendre de l'eau bouillie, du thé, ou de boire un chocolat ; elles peuvent aussi se risquer aux liqueurs de fruits (en Russie, la vodka n'est pas pour elles), au champagne dès que celui-ci est apparu (la présence des bulles n'y est sans doute pas pour rien), voire à certains mélanges. Que faut-il attendre alors du déclin des certitudes millénaires sur l'ordre idéal censé assurer la bonne gouvernance d'une société ?

Et si on voulait aller plus loin, on noterait que le vin lui-même fait parfois l'objet d'une classification spécifique : dans le bordelais par exemple, ne dit-on pas des vins élaborés avec une forte proportion de cépage merlot, comme le margaux, qu'ils sont plutôt féminins, au contraire des haut-médoc, des saint-Estèphe, pauillac, majoritairement cabernet-sauvignon, plus structurés, plus tanniques, et partant plus virils...

Dans un monde ordonné, toujours plus soumis à des inégalités dues à ceux qui revendiquent une inscription prétentieuse dans le temps (abusivement le plus souvent), les boissons ne pouvaient manquer de s'ériger en parangons culturels de prestige. Et puisque la fermentation rappelle traditionnellement la pureté de l'origine, la distillation de (re)création récente ne pouvait rester en arrière. Elle s'oblige donc à se découvrir des lettres de noblesse afin de faire oublier son absence dans la formation culturelle du monde et, plus encore peut-être, le rôle terrible qu'elle a pu avoir dans divers processus de colonisation où l'eau-de-feu et les alcools frelatés ont contribué à l'abrutissement des populations autochtones soumises. Et puisque la distillation fournit des produits largement inertes, les producteurs d'alcools n'hésitent guère à s'inscrire dans une perspective de temps long de telle sorte que les flacons millésimés onéreux rassurent les riches consommateurs soucieux de distinction et avides de s'inscrire dans les strates supérieures de l'univers culturel.

Décidément, d'où qu'on les considère, et bien que nous n'en ayons envisagé ici qu'un nombre très restreint, les boissons montrent qu'elles ne se résignent pas à se contenter du rôle de détails du système alimentaire qu'on leur a fait trop souvent jouer.

La leçon des boissons, par Dominique Fournier

Nobles flacons dans le Haut-Armagnac

© D. Fournier

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Notes bibliographiques

Bachelard, Gaston. L'eau et les rêves. Essai sur l'imaginaire de la matière. Paris, Librairie José Corti, 1942.
Barrau, Jacques. Les hommes et leurs aliments. Paris, Messidor/Temps Actuel, 1983.
Bernand, Carmen. "De la rébellion à la pathologie. Ébauche d'une anthropologie de la boisson". Antropologia medica, 1986, nº2 (pp. 19-25).
Bolens, Lucie. " L'eau dans l'alimentation et la cuisine andalouses (xi-xiiiè siècles) ". Études rurales, janv-juin 1984, 93-94 (pp. 103-121).
Bottero, Jean. La plus vieille cuisine du monde. Paris, Louis Audibert éditeur, 2002.
Cobbi, Jane. " Goût du saké, coût de la cohésion sociale ". in Commensalité et convivialité à travers les âges. Actes du colloque de Rouen de novembre 1990. Rouen, Université de Rouen, 1992.
Conrad, Joseph. Des souvenirs. Paris, Éditions Sillage, 2004 (1924).
Delteil, Joseph. Choléra. Paris, Grasset (les Cahiers rouges), 1961.
Diaz Cañabate, Antonio. Historia de una taberna. Madrid, Espasa Calpe, 1988 (1947).
Dufour, Anne-Hélène. " Café des hommes en Provence ". Terrain, 13 " Boire ", octobre 1989 (pp. 81-86).
Dumézil, Georges. Fêtes romaines d'été et d'automne. Paris, Gallimard, 1975.
Farb, Peter et George Armelagos. Anthropologie des coutumes alimentaires. Paris, Denoël, 1985 (1980).
Fioretti de Saint-François. Éditions franciscaines, 1963.
Jean Chrysostome. Commentaires à l'évangile de Saint-Matthieu, homélie XXII. Sur le site http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/matthieu/022.htm
Kierkegaard, Soeren. In vino veritas. Castelnau-le-Lez, Climats, 1999.
Lévi-Strauss, Claude. Les Mythologiques. Le cru et le cuit. Paris, Plon, 1964.
Magasin pittoresque. 1835, vol.III., p. 312.
Muchembled, Robert. Une histoire du diable, XII-XXè siècle. Paris, Seuil, 2000.
Pailler, Jean-Marie. "Bacchus et la civilisation du vin", in Le vin dans les textes sacrés et les cultures méditerranéennes. Ribaute (Aude), 1ères journées de Ribaute, OIV, 1987.
Pline l'Ancien. Histoire naturelle, livre XIV. Paris, les Belles Lettres, 1958.
Plutarque. Propos de table (Livres I à IV). Paris, Arléa, 2012.
Rousseau, Jean-Jacques. Julie ou la Nouvelle Héloïse, lettre xxiii. Paris, éditions Barbier, 1845.
Sénèque. De la tranquillité de l'âme. Paris, Rivages, 1988.
Thevet, André." Histoyre de Méchique, traduicte de spannol." Journal de la Société des Américanistes. Nouvelle série, t. II, 1905, pp. 8-41.
Veilletet, Pierre. Le vin. Leçon de choses. Paris, Arléa, 1994.
Villard, Pierre. " Eau et ivresses ", in L'eau, la santé et la maladie dans le monde grec. Supplément 28 du Bulletin de correspondance hellénique. Paris, De Boccard, 1994 (pp. 265-272).

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La leçon des boissons, par Dominique Fournier

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