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Article : Still Life

Publié le 28 juillet 2008 par Julien Peltier

Still Life
Témoigner du monde...

Dans la ville de Fengje, située au niveau de la vallée des Trois Gorges, deux personnages issus de milieux sociaux différents reviennent chercher la trace de leurs amours perdues. Ils ne se croiseront jamais, mais finiront par retrouver celui ou celle qu'ils cherchaient, pour repartir ensuite. Still Life avance d'un mouvement simple, accompagnant tour à tour Sam Ming et Shen Hong, évoluant tous deux dans un paysage en recomposition, du fait de la construction en amont d'un grand barrage qui conduit à l'immersion progressive de la ville et nécessite la destruction de ses bâtiments.


Regards sur la mutation sociale de la Chine
Sam Ming, un mineur, arrive sur Fengje par un ferry en provenance de Chongming, pour retrouver sa femme ainsi que sa fille, seize ans après un départ dont le spectateur ignore les circonstances exactes. En suivant son parcours, Jia Zhang Ke nous dépeint la situation ouvrière en Chine, par des scènes qui représentent le travail de démolition des bâtiments ou encore des discussions ainsi que les repas pris en commun. Tout autre est l'univers dans lequel évolue Shen Hong, à la recherche de son mari qui l'a quittée deux ans auparavant, entrepreneur ayant réussi en saisissant les opportunités de s'enrichir offertes par la construction du barrage et la destruction de la ville.
Lorsque la caméra passe d'un personnage à l'autre, elle propose donc une alternance des points de vue, posant son regard sur une même réalité sociale, celle d'une Chine en mutation, qui se perd et se cherche, en prenant appui sur différentes situations : à la frugalité des conditions de vie des ouvriers et à la dureté de leur travail s'oppose la richesse affichée lors d'une fête où l'on fait s'illuminer un pont, symbole de puissance et de fierté, pour le bon plaisir des convives.

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Une esthétique du réel
Que l'on ne se méprenne pas cependant, Jia Zhang Ke, en effleurant ainsi les différents niveaux de la réalité sociale, ne prétend en rien construire un film à thèse ayant pour visée de souligner et dénoncer de manière apparente et appuyée les inégalités. Jia Zhang Ke ne délivre pas de messages à proprement parler, ni dans un sens – glorification de la modernisation de la Chine à travers ses ponts et ses barrages – ni dans l'autre – critique de la disparition de tout un pan du passé du pays et des écarts entre les conditions de vie des gens.
La marque particulière de Jia Zhang Ke consiste à ne jamais pleinement trancher entre documentaire et fiction. Partant du réel, le captant à même la manière dont il se présente au regard pour celui qui s'en approche, il y introduit des éléments de fiction simples, par un récit modeste, qui a d'abord pour vocation de témoigner de ce réel plutôt que de nous imposer une intrigue avec ses propres codes, ses clefs, ses rebondissements et son esthétique. À l'encontre de celui d'un Zhang Yimou ou d'un Wong Kar Wai, le cinéma de Jia Zhang Ke fait s'effacer son récit et l'esthétisation derrière ce qu'il retranscrit, préférant au symbolisme la capacité à laisser le réel prendre valeur de symbole.
Il n'est pas interdit en ce sens de rapprocher l'œuvre de Jia Zhang Ke du néoréalisme italien, courant cinématographique important dans les années d'après-guerre, dont les principaux représentants furent Roberto Rosselini et Vittorio de Sica, réalisateur du Voleur de bicyclette. Si ce courant ne figure pas parmi les influences revendiquées du cinéaste chinois, on retrouve, chez l'un comme chez l'autre – mais dans des contextes bien évidemment différents – un même souci de planter la caméra en décors réels, pour y suivre le parcours isolé de quelques personnages et relater leurs infortunes, et présenter par ce biais un visage complet de la société à un moment donné et dans des circonstances précises.

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Avec le temps va...
Si Still Life s'ancre dans un contexte précis, il n'en est cependant pas prisonnier, et si sans doute nombre de subtilités échappent à nos yeux de spectateurs occidentaux, de nombreuses scènes et le film en lui-même ne sont pas sans nous interloquer.
The World, le précédent film de Jia Zhang Ke, avait montré à quel point celui-ci est attaché à la question du lieu, de ses modifications, et, de manière corollaire, au déracinement, à la multiplicité des lieux que nous traversons, notre difficulté à nous y insérer et à y laisser se dérouler le fil de l'histoire de notre vie. Dans The World, les personnages évoluaient dans un parc d'attraction qui se voulaient être le monde en miniature, en en reproduisant tous les monuments emblématiques. Dans ce lieu artificiel, où le temps, le passé, semblaient ne plus avoir cours, les personnages, déracinés, cherchaient à prendre pied, à se donner du réel.
Dans Still Life, la situation est différente, mais entre en résonance avec The World. Le paysage en est plus complexe, car tout en soulignant le devenir et le caractère fugace du monde humain, il place en arrière plan de celui-ci le paysage d'une "Chine éternelle", célébrée par les poètes et les peintres, et que Jia Zhang Ke magnifie à son tour, par des plans dont la photographie laisse resortir les contrastes et les couleurs de ces paysages sauvages. Still Life est à la fois la chronique de la disparition d'un monde et de l'érection d'un nouveau : la première chose que voit Sam Ming de Fengje est cette immense étendue d'eau, et ce bateau, en dessous duquel se trouve ce qui fut son quartier ; à l'inverse, d'autres personnes ne voient de Fengje que le barrage et les constructions qui font appel à une technologie avancée. À sa façon, comme The World avant lui, Still Life peut être perçu comme une métaphore de la Chine à l'heure actuelle, et même de la mondialisation, de notre époque où nous tendons à effacer le passé, nous en éloigner, pour nous tourner vers un avenir que nous peinons à investir de quelque chose, sinon pour quelques-uns seulement, d'une simple perspective de réussite financière.

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Une scène de dialogue entre Sam Ming et un autre ouvrier est à cet égard particulièrement éloquente. Après que Sam Ming a montré l'adresse où il espère retrouver sa femme, notée sur un paquet d'une vieille marque de cigarettes, les deux interlocuteurs parlent de la nostalgie et de leur difficulté à s'adapter à la société parce qu'ils sont trop nostalgiques, avant de brandir leur téléphone portable pour échanger leurs numéros et faire écouter à l'autre sa sonnerie. Se mêlent ici une adaptation innée à un nouveau monde par l'usage de ses outils et la difficulté à s'y sentir pleinement à l'aise, à s'y construire des repères. Plus tard dans le film, la sonnerie de l'autre se fera à nouveau entendre, en provenance d'un tas de décombres.
Là encore, Jia Zhang Ke, ne rentre pas dans les lourdeurs d'un film démonstratif, mais se contente de suggérer, de décrire par petites touches, en enregistrant ce qui se passe. Sans doute peut-on penser que le film trouve sa force dans cette manière qu'il a de porter avec lui un discours sur le temps, le lieu, l'espace, l'amour à même le regard de ses protagonistes.
L'errance des deux personnages principaux dresse ainsi le portrait d'une région du monde en recomposition où reste cependant présente en arrière-plan la nature dans son caractère éternel. Cette région pourrait bien être le monde lui-même. Par là, il nourrit une réflexion sur le temps, la nostalgie, et notre capacité à prendre possession de notre environnement, à y inscrire notre vie, malgré la difficulté des rapports humains, les changements, parfois par de simples objets, dont le film souligne l'apparition en leur adjoignant à l'écran leur idéogramme, comme une cigarette, ou encore un bonbon, qu'échangent à un moment Sam Ming et son ancienne femme.
Bastien

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