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La fille qui hésitait vaguement à comparer son expérience de la maternité à celle de Rosemary Woodhouse

Par La Chose
La fille qui hésitait vaguement à comparer son expérience de la maternité à celle de Rosemary Woodhouse

Quand Phlegmon était plus jeune, comme y’avait pas de COVID, on se fendait parfois d’une colo très hype en été.
Par exemple, y’a deux ans, Loutre et moi on lui a proposé de visiter l’Afrique du Sud, pour se reconnecter avec ses racines Noires et découvrir les histoires horribles de l’Apartheid et tout ça.
Et comme on avait passé trois semaines sans nouvelles, ben quelques jours avant son retour on lui a quand même envoyé un SMS à vingt balles qui disait : « T’as aimé ? Retour toujours prévu après-demain ? T’as visité le musée de l’Apartheid ? La maison de Mandela ? T’as pensé à ton arrière-grand-mère et à ton grand-père ? ».
On a attendu longtemps la réponse. Très longtemps. Du coup on a préféré monter se coucher, mais y’a mon iPhone qui nous a réveillé à trois heures du matin avec un SMS qui disait « Tkt, tout OK. GT en boîte ce soir donc pas vu ton SMS. Ici KFC cool et moins cher ! Retour OK le 24. C ki Mandela ? »
On s’est regardé avec Loutre, et on a allumé la télé pour regarder le télé-achat en sanglotant.

Quand on s’est retrouvé à l’aéroport deux jours plus tard, on était un peu en avance et on avait pas eu le temps de prendre le petit déjeuner, donc on a voulu aller dans un fast food en attendant que l’avion atterrisse.

– On voudrait deux petits-déjeuners trop gras et trop sucrés qui coûtent un bras, s’il vous plaît.
– On sert pas au comptoir. Dirigez vous vers les bornes digitales.
– On en vient. Y’a pas les trucs trop gras et trop sucrés qu’on veut commander
– C’est dommage pour vous.
– Écoutez. On est debout depuis trois heures du matin, on a conduit quatre heures d’affilée pour se retrouver dans cet aéroport de merde qui sent l’urine de yack et où tous les panneaux sont rédigés en Mandarin. On a tourné pendant une heure entre la zone Bleue C341 et la zone Rouge B45, on s’est gouré deux fois d’ascenseur pour atteindre le 5e étage du palier 12 (zone Jaune D890). On a très envie de récupérer notre môme et de repartir chez les ploucs, dans notre campagne profonde. Et là, on a juste très faim.
– Oui, ben vous avez le menu Mc Gogo, le menu Mc Pute et le menu Mc TonCul. À COMMANDER AUX BORNES.
– Bon. On va prendre le menu Mc Gogo. Y’a quoi dedans ?
– Une eau chaude, un sachet de thé Marque Repère et deux pancakes mal décongelés avec un mini sachet de faux sirop d’érable.
– Super. On prend.
– AUX BORNES. Ça fera douze euros.
– ….
– Par PERSONNE, évidement.
– On va pas prendre le sachet de thé du coup, juste l’eau chaude.
– Ok. Ça fera douze euros.
– En fait on va juste prendre un verre d’eau et un bout de pain.
– Ok. Ça fera douze euros.
– Bah d’accord.
– AUX BORNES, PUTAIN.

Cette année, comme y’a le virus qui embête tout le monde, on pouvait pas prendre le risque de l’envoyer en Mongolie ou au Turkménistan, donc on est tous restés à la maison dans la campagne.
Je t’ai pas dit, mais ça fait un moment que Phlegmon fréquente une bande de gens de son âge très gentils, du genre qui parlent en inclusif et qui ont des cheveux très colorés et beaucoup d’idées très révolutionnaires pour changer le monde depuis leur smartphone entre deux vidéos de fakir hindou coiffé comme Nina Hagen qui se cloue la bite sur un boulevard de New Delhi en chantant Gangnam Style.
Chaque fois qu’ils parlent entre eux, ça fait « ol, olle, ul, ulle, ael » ou « Euxes, elleux », et Loutre fait des bruits de vomissements en arrière-plan. Moi j’aime bien, je comprends pas beaucoup de mots mais ça me rappelle quand j’étais jeune et qu’on parlait en verlan, alors j’essaie de montrer mon inclusivité en leur racontant des blagues en verlan, et Phlegmon revoie tous ses amis chez eux et se met à hurler et à s’arracher les cheveux en me demandant si je fais EXPRES de FOUTRE EN L’AIR sa vie de manière DEFINITIVE en lui foutant la HONTE et si j’ai conscience d’être une BOOMER presque MORTE (avec les majuscules partout).

Je me sens toujours un peu bête quand Phlegmon parle de ses amis, parce qu’ils ont tous la manie de changer de prénom toutes les deux semaines, donc quand Phlegmon m’a dit qu’il y avait une petite soirée chez Alex, j’ai pas compris tout de suite.

– Mais si, Alex. Anciennement Colombe.
– Ah oui, celle qui s’appelait Samantha avant. 
– C’est ça, et qui sort avec Camille. 
– Hein ? 
– Mais siii, tu saiiiis, Camille, cheveux roses à mèches vertes. PAS cheveux verts à mèches rose, ça c’est Euripide (qui s’appelait Thomas avant). Camille on l’avait invitée une fois et t’as dit qu’elle ressemblait à une glace fraise-pistache, et depuis elle veut plus venir à la maison.

A chaque fois qu’on en parle, je me dis que moi, si je pouvais changer de prénom comme ça, je choisirais au moins des trucs marrants comme Palpatine ou Frodon, mais si je commence à le dire à voix haute, ça fait des histoires avec Loutre.

L’autre soir, Phlegmon avait une soirée chez Alex-Colombe-Samantha et sa copine Camille, et tout le monde allait faire des choses très passionnantes comme boire de la 8.6 tiède, fumer de la résine et avoir des débats contradictoires très poussés à propos de qui ferait un meilleur président de la République entre Booba et Kaaris (qui sont deux types que je ne connais pas, mais je suis pas non plus débile et j’ai compris toute seule que c’est des personnages de Star Wars « Univers étendu », c’est pour ça que leurs noms me parlent pas trop vu que j’en suis restée à Luke, Han, Chewbacca et les autres, et que même Jar Jar Binks c’est déjà du blasphème pour moi).

Du coup je suis restée toute seule avec Loutre, et ça nous arrangeait bien parce que y’avait Fort Boyard à la télé et qu’on allait pouvoir regarder toutes ces stars qui ont passé tellement d’années à se construire une carrière à peu près crédible, et qui allaient tout foutre en l’air en deux heures et après, elles seraient plus jamais invitées nulle part sauf chez Hanouna pour imiter des bruits de pets ou marcher comme des poulets avec le pantalon baissé.

Quand je suis descendue le lendemain matin, j’ai trouvé Phlegmon en semi-coma sur une chaise de la cuisine, avec les yeux vides un peu comme la Denise (qui est la vache la plus vieille du Claude et qui vient de temps en temps faire caca dans notre cour en nous regardant très calmement, et qui rentre chez elle « avec le sentiment du devoir accompli« , c’est ce que dit Loutre en la regardant partir avant de hurler plein de choses sales et de donner des coups de pied dans le mur.

– Bah ça va pas, Phlegmon ?
– Muuuuuuuuuh ?
– T’as eu un souci chez Pigeon ?
– COLOMBE. Et maintenant c’est ALEX.
– Ah oui c’est vrai. T’as mal aux cheveux ? Mon p’tit poussin, quand je pense que je t’achetais des Pet Shops y’a pas si longtemps et qu’aujourd’hui tu vomis ta 8.6 tiède dans le caniveau de la Rue de la Soif, ça me fait de la nostalgie dans le dedans de moi, et aussi un peu de fierté….
– OUI OK C’EST BON, on s’en fout des Pet Shops !
– Bah tu t’en foutais pas y’a huit ans, limite tu te roulais par terre en hurlant et tu menaçais de t’énucléer avec un stylo pour que je t’achète le dernier modèle !
Et là Phlegmon a fondu en larmes, en me disant que j’étais la PIRE mère de TOUS LES TEMPS, que je prenais PLAISIR à l’humilier tout le temps et que c’était pas étonnant que Loutre préfère s’enfermer dans les toilettes avec l’intégrale de Tolstoï plutôt que de passer du temps avec moi, et que c’était aussi pour ça que ma maman (qui habite avec nous mais pas complètement non plus) elle préférait rester dans son studio de l’autre côté du mur de l’ancienne porcherie plutôt que de venir manger et regarder des zombies dans la télévision avec nous.
Là, y’a mon portable qui a sonné, et c’était un SMS de ma maman qui disait : « Pas du tout ma chérie, je ne refuse JAMAIS de venir vous voir, je vous aime, c’est grave ton engueulade avec Phlegmon ? »
Bon, après j’ai fini par comprendre que Phlegmon avait quitté la maison d’Alex-Colombe-Samantha une heure plus tôt, mais qu’ayant oublié son téléphone dans le salon, il avait fallu faire demi-tour mais là, manque de bol, Samantha était repartie se coucher. Et donc Phlegmon avait sonné, d’abord poliment et timidement, puis en maintenant le doigt plusieurs secondes sur le bouton, rapport au fait que le ciel était un peu noir et que peut-être il allait un peu pleuvoir, et justement il s’est mis à pleuvoir, et c’était embêtant parce que le quartier était en construction et que y’avait de la gadoue partout et pas encore de trottoir ni rien.
Phlegmon était pas trop jouasse et là, le chat d’Alex-Colombe-Samantha avait débarqué, il a fait des câlins à Phlegmon et puis ensuite, il était rentré très tranquillement dans la maison grâce à une chatière.
Alors Phlegmon, qui est quand même de ma chair et de mon sang, a fait exactement ce que moi j’aurais fait si j’avais été à sa place : se mettre à genoux et essayer de passer par la chatière (je t’ai dit que j’étais quand même super fière d’être sa mère, quelque part).
Au bout de quarante minutes avec la tête dans le couloir et le cul dans la gadoue, y’a des ouvriers très gentils qui ont fini par entendre ses hurlements et qui l’ont un peu aidé à se dégager (pour le pantalon et les chaussures c’est pas grave, on ira à la friperie demain pour en racheter, par contre pour son index et son oreille gauche je suis embêtée parce que le docteur Pilchard est en vacances à Mururoa, et j’aime pas aller aux urgences de Saint-Goître quand il est pas là).
Le chef des ouvriers, il se demandait si Phlegmon essayait pas d’entrer en loucedé chez Pigeon pour cambrioler, et du coup il voulait appeler le capitaine Loïg à la gendarmerie, alors Phlegmon a dû expliquer que non, c’était juste pour récupérer son téléphone qui était resté dans le salon.

– Le patron et sa femme sont partis j’crois, mais y’a leur p’tite à l’intérieur, t’as essayé de lui demander ?
– Ouais je sais, le truc c’est que je sonne mais elle répond pas.
– T’as essayé de l’appeler ? 
– ….
– ….
– Bah non parce-que y’a mon téléphone à l’intérieur, en fait …
– Ah oui, c’est vrai. 
– ….
– ….
– Bon bah j’voudrais pas vous déranger plus longtemps….
– Continue de sonner elle finira bien par répondre.
– Oui oui ….
– Et au pire appelle-la. 
– ….

Phlegmon a encore sonné et frappé pendant une dizaine de minutes sous la pluie, et au moment où l’idée de casser un carreau commençait à sembler très raisonnable, une fenêtre s’est ouverte à côté et Alex-Colombe-Samantha est apparue, toute décoiffée.

– Ah c’est toi, je croyais que c’était un artisan. 
– J’ai oublié mon téléphone dans ton salon, ça fait une heure que je sonne ! J’ai même essayé d’entrer avec ce connard de chat !
– Bah pourquoi tu m’as pas appelée ? 
– …..

Bon, donc à la fin Phlegmon avait réussi à rentrer à la maison avec son téléphone, ses habits tout déchirés et pleins de gadoue et son oreille qui saignait un peu, et moi j’ai voulu lui remonter le moral et lui dire que c’était pas si grave tout ça, que ç’aurait pu être beaucoup plus pire, par exemple si le chef des ouvriers il avait vraiment appelé les gendarmes parce que là, avec Loutre, ça aurait fait des histoires pour de vrai et le téléphone, il aurait été confisqué jusqu’en 2032 et le scooter il aurait fini à la décharge de Dédé pour être recyclé en abreuvoir pour les porcs du père Le Goff.
C’est bête que j’ai pas su que m’âme Nédélec, qui était notre boulangère quand on habitait à la grande ville (je t’en ai parlé ici et aussi ), avait déménagé dans la campagne et qu’elle habitait juste à côté de chez Alex-Colombe-Samantha, sinon tu penses bien que je me serais douté qu’elle avait vu Phlegmon faire le coup de la chatière et qu’elle avait crié « EWENN ! Y’a un putain de manouche en train d’essayer d’entrer chez l’voisin ! Appelle les flics, on va lui péter sa gueule à c’te kargedoull de bern kaoc’h avec son tev revr ! ».

Et on aurait été très loin quand la voiture des gendarmes s’est garée dans la cour.


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