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Les habitants de ce pays... ( Jack Kerouac )

Par Jmlire

Les habitants de ce pays... ( Jack Kerouac )Jack Kerouac

" Dans le froid automne gris du Colorado et du Wyoming j'avais travaillé la terre et regardé des vagabonds indiens aux lèvres de vautour, aux mâchoires fluides et au visage ridé sortir soudain du bled près de la voie et avancer lentement dans la grande ombre de la lumière en portant des sacs-fardeaux et de la camelote, en causant tranquillement entre eux et si éloignés des soucis des ouvriers agricoles, même de ceux des Noirs des rues de Cheyenne et de Denver, des Japonais et de l'ensemble des Arméniens minoritaires et des Mexicains de tout l'Ouest, que regarder un groupe de trois ou quatre Indiens traverser un champ est pour les sens quelque chose d'incroyable comme un rêve - on pense " Ce doit être des Indiens - y a pas une âme qui les regarde - ils vont par là - personne n'y fait attention - pas grande importance de quel côté ils vont - une réserve ? " Qu'est-ce qu'ils ont dans ces sacs en papier brun ? " et c'est seulement avec un grand effort qu'on se rend compte " mais c'étaient eux les habitants de ce pays et, sous ces cieux immenses, ils ont été les tracasseurs et les protecteurs et les pleureurs des épouses de nations entières groupées autour de tentes - maintenant le rail qui court par-dessus les os de leurs ancêtres les entraîne plus loin pointé vers l'infini, spectres d'humanité cheminant d'un pas léger à la surface d'un sol si profondément suppuré par le concentré de leur souffrance qu'il suffit de creuser à un pied de profondeur pour découvrir une main d'enfant. - Passe le train de luxe avec un vrombissement de Diesel, broum, broum, les Indiens lèvent tout juste les yeux - je les vois disparaître comme des tâches - et assis maintenant dans la chambre à l'éclairage rouge de San Francisco avec la douce Marlou je songe " Et c'est ton père que j'ai vu dans le désert gris, englouti par la nuit - de ses sucs sont issus tes lèvres, tes yeux pleins de souffrance et de chagrin, et ne pourrons-nous pas connaître son nom ou nommer son destin ? " - sa petite main brune est blottie dans la mienne, les ongles de ses doigts sont plus clairs que sa peau, ceux de ses orteils aussi et, déchaussée, elle a un pied blotti entre mes cuisses au chaud et nous parlons, nous commençons notre roman au niveau le plus profond de l'amour et des histoires de respect et de honte. - Car la plus grande clé du courage est la honte et les visages flous dans le train qui passe ne voient rien d'autre dans la plaine que des silhouettes de vagabonds qui, en roulant, disparaissent hors de vue..."

Jack Kerouac, extrait de "Les souterrains", 1958, Éditions Gallimard 1964 pour la traduction française. Du même auteur, dans le Lecturamak :

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