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Anéantir : du grand Houellebecq !

Publié le 07 janvier 2022 par Sylvainrakotoarison

" J'ai travaillé dans un service EVC-EPR pendant plusieurs années ; j'aimais ça, en général c'est dirigé par des gens bien, qui prennent le temps de s'intéresser à chaque patient. Ici on ne peut pas, on est dans les urgences, puis les réanimations, les malades ne restent pas longtemps, ce n'est pas possible de les connaître. Je suis sûre que votre papa est quelqu'un d'intéressant. " (Michel Houellebecq, "Anéantir", éd. Flammarion, 7 janvier 2022).
Anéantir : du grand Houellebecq !
Comme son éditeur Flammarion l'avait annoncé le 17 décembre dernier, le huitième et nouveau roman de Michel Houellebecq vient de sortir en librairie ce vendredi 7 janvier 2022. Au contraire de la plupart des précédents romans de l'auteur, " Anéantir" est plutôt long (736 pages). Il comporte soixante et onze chapitres de quelques pages regroupés dans sept grandes parties (intitulées par un simple nombre en lettre sans fioriture ni majuscule). Je pense que c'est un "grand cru". Style égal à lui-même, dépouillé et agréable à lire, descriptif parfois noyé dans les détails d'une vie quotidienne qu'on oublierait peut-être très vite à l'avenir si un auteur comme Houellebecq ne la gravait pas dans un livre, et le fond est tout aussi dense que précédemment, avec un grand nombre de sujets abordés.
Le secret d'ailleurs du succès de Michel Houellebecq est que ses romans ont à la fois une trame vivante, un scénario qui tient la route, et sont l'occasion de divaguer, de s'épancher sur la réflexion sur le monde, sur les choses importantes, ou pas. Parfois, les deux sont un peu collés artificiellement aux phrases. Au contraire, dans "Anéantir", les deux sont idéalement imbriqués, un fait du scénario avec une pensée d'un personnage, jusqu'à ce qu'un autre personnage interrompe cette pensée pour revenir à l'histoire.
Dans un précédent article, où je m'étonnais des sorties littéraires de Houellebecq en début d'année (toutefois, le dépôt légal de "Anéantir" date de novembre 2021), je précisais le contexte du livre, sans pour autant en dire beaucoup plus. Je voudrais donc, maintenant qu'il est sorti, en dire un peu plus et le citer aussi. Dans la trame, il y a une histoire politique, un ministre, sa vie, son ambition politique, et son contexte. Emmanuel Macron finit son second mandat et ne peut pas en solliciter un troisième. Il tente alors de faire comme Vladimir Poutine avec Dmitri Medvedev.
Houellebecq s'installe toujours politiquement avec environ cinq ans d'avance. Nous sommes en 2026 (certains articles parlent de 2027 mais il est clairement précisé qu'on est à moins de six mois de l'élection présidentielle, quand on écrit "moins de six mois", cela veut dire aussi "à plus de cinq mois", sinon, on aurait dit "à cinq mois", si bien que cela signifie qu'on est à la fin de l'année 2026). Comme dans " Soumission", sorti il y a exactement sept ans, le 7 janvier 2015, et qui place l'action à l'élection de 2022 (à l'époque, François Bayrou allait devenir Premier Ministre).
Au fond, les tentatives d'anticipation de la vie politique du romancier sont un peu décevantes. Il n'y a pas beaucoup d'imagination et il suit la ligne du présent quand il l'écrit, comme si la courbe était linéaire sans aspérité, sans singulérité. Pour "Soumission", il n'a pas évoqué l'hypothèse d'une percée d'Emmanuel Macron, parce que son potentiel politique n'a été vraiment révélé qu'en mars 2015, après la sortie du livre. Ici, c'est la percée du polémiste Éric Zemmour qui passe à l'as, alors que ce dernier, même non-élu (ce qui est le plus probable), compte bien faire élire un groupe parlementaire et donc exister politiquement encore en 2027. Bref, ce manque d'originalité et de créativité politiques est décevante même si, il faut bien l'avouer, c'est un exercice très difficile, ou on dit n'importe quoi (c'était le cas de "Soumission" avec l'élection d'un candidat musulman d'origine maghrébine, et c'est une sorte de fable), ou on se trompe complètement, mais c'est difficile d'anticiper les soubresauts qui bouleversent la vie politique de manière décisive et durable, et les meilleurs analystes politiques n'y parviennent d'ailleurs jamais.
Autre déception sur le fond, sur l'histoire, c'est l'absence de pandémie de covid-19. Certes, en plaçant l'histoire avec près de cinq années de plus, on peut raisonnablement imaginer que le coivd-19 sera du passé, mais rien n'en est sûr pour autant (car c'est une vraie s@loperie). Dans tous les cas, il en restera des séquelles sociales, ou sociétales, sur la manière d'être en relation les uns avec les autres, les poignées de main, les bises entre collègues (les femmes ravies de ne plus devoir embrasser leurs collègues hommes), la crise sanitaire aura sans doute impacté beaucoup plus que le simple réflexe sanitaire dans la société en général. Je me surprends moi-même à trouver les personnages des films de Hitchcock pas très responsables sanitairement car ils ne portent pas de masque ! Ou j'en viens à dater les fictions en pensant précovid ou covid, un peu comme les périodes égyptiennes pré- ou postptoléméennes.
Il est vrai que Michel Houellebecq a dû commencer à écrire ce roman avant le début de la crise sanitaire (mais je n'en sais rien, il faudrait le lui demander). Ce qui est décevant pour ma part, c'est que j'imaginais aisément que Michel Houellebecq serait le premier romancier à utiliser le covid-19 dans les prochaines parutions littéraires. Ce n'est pas encore le cas et je m'étonne plus généralement que le covid-19 n'apparaisse, à ma connaissance, sauf à la marge, dans aucune fiction, qu'elle soit littéraire ou cinématographique. Probablement parce qu'on est encore "en plein dedans". Alors que l'introduction du smartphone a été très rapide dans les fictions littéraires ou cinématographiques.
Parmi les grands thèmes abordés, il y a bien sûr l'amour (ou le sexe, c'est dans la même catégorie mais pas pareil du tout) et la mort (la fin de vie notamment, la mort qui vient soudainement n'importe où ou la mort qui se prépare lentement, tel le lait sur le feu).
Sur l'amour et le sexe, on revient parfois au premier roman, "L'Extension du domaine de la lutte", car l'auteur propose qu'il y a un nombre toujours croissant de personnes qui deviennent non seulement véganes mais aussi asexuelles, c'est-à-dire, qui ne se préoccupent pas de leurs relations sexuelles, voire de leur vacuité. Et cela concerne certes des femmes, mais aussi des hommes, comme ce ministre techno qui en oublie d'être un homme (bien que marié, mais son épouse trouve ailleurs ce qu'elle n'a pas dans son couple).
Ainsi : " Prudence n'était pas une "femme pour le sexe", c'est au moins ce dont Paul essayait de se persuader, sans réel succès parce qu'il savait bien, au fond, que Prudence était faite pour le sexe au même titre, et peut-être davantage, que la plupart des femmes, que son être profond aurait toujours besoin de sexe, et dans son cas il s'agissait du sexe hétérosexuel, et même, s'il fallait être tout à fait précis, de la pénétration par une bite. ". On ressent bien le Houellebecq un peu vulgaire dans l'écriture par sa description pas très majestueuse ni heureuse de la réalité humaine, comme on l'avait déjà dans "Les Particules élémentaires" (ad nauseam) et plus généralement, dans tous ses romans.
Sur cette relation de couple qui s'étiole, je veux aussi citer cette phrase, très houellebecquienne : " Une amélioration des conditions de vie va souvent de pair avec une détérioration des raisons de vivre, et en particulier de vivre ensemble. ". Autrement dit, c'est la version individualiste de la version collective et démographique suivante : plus on est riche, moins on fait d'enfants (de quoi rassurer de nombreux angoissés de la France-d'avant).
Dans la vie de couple, il y a aussi les corvées quotidiennes, souvent prises en charge par les femmes : " C'était une aide ménagère, capable d'accomplir les tâches classiques (ménage, courses, cuisine, lavage, repassage) auxquelles son père était radicalement inapte, comme tous les hommes de sa génération, non que les hommes de la génération suivante aient gagné en compétence, mais les femmes avaient perdu de leur côté, et une certaine égalité s'était de mauvaise grâce installée, ayant pour conséquence chez les riches et les demi-riches une "externalisation" des tâches (comme on le disait aussi pour les entreprises, qui sous-traitaient en général ménage et gardiennage à des prestataires extérieurs), chez les autres une progression générale de la mauvaise humeur, des attaques parasitaires et plus généralement de la saleté. ".
Sur la fin de vie et la mort, Michel Houellebecq en parle beaucoup, évidemment, comme aussi d'habitude. Dans mon précédent article, j'expliquais qu'un personnage ressemblait à Vincent Lambert. Effectivement, au début, il est dans un état pire puisque le personnage du roman est intubé, sous ventilation artificielle (à cause d'un AVC), ce qui n'était pas le cas de Vincent Lambert qui était seulement sous sonde gastrique car il ne pouvait pas déglutir (en revanche, il était autonome pour la respiration), mas par la suite, comme Vincent Lambert, son état a évolué en "état pauci-relationnel". D'où l'importance de connaître les bonnes structures (voir la citation en haut de l'article).
À l'occasion de la première visite à l'hôpital du fils de ce patient, Houellebecq en profite pour régler quelques comptes avec le personnel médical qui l'agace, et en particulier, sur leur infantilisation : " "Votre papa a été hospitalisé à 8 heures 17 ce matin". Elle disait "papa" elle aussi, c'était effrayant, ça faisait partie des consignes officielles, de commencer par infantiliser les proches ? Il avait presque cinquante ans, ça faisait bien longtemps qu'il n'appelait plus son père "papa", est-ce qu'elle-même appelait son père "papa", ça l'aurait étonné. ".
Et cette réflexion sur le stress : " De fait, s'il y a un endroit qui produit des situations angoissantes, s'il y a un endroit où le besoin de tabac devient rapidement intolérable, c'est bien un hôpital. On a mettons un époux, un père ou un fils, le matin même il vivait avec vous, et en quelques heures, parfois en quelques minutes il pouvait vous être enlevé ; qu'est-ce qui pouvait être à la hauteur de la situation, sinon une cigarette ? Jésus-Christ, aurait probablement répondu Cécile. Oui, Jésus-Christ, probablement. ".
Puis vient cette excellente description de la mort, là encore très houellebecquienne : " Le feu, juste en face de l'hôpital, passa de nouveau au rouge ; il y eut un premier coup de klaxon, comme un brame isolé, puis une immense vague de klaxons monta, emplissant l'atmosphère empuantie. Tous ces gens avaient sans doute des soucis variés, des préoccupations personnelles ouprofessionnelles ; ils étaient loin de songer que la mortétait là, sur le quai, à les attendre. Dans l'hôpital, les "proches"se préparaient au départ ; eux aussi avaient une vie personnelle et professionnelle, bien entendu. S'ils étaient restés quelques minutes de plus ils l'auraient vue, la mort. Elle était à proximité de l'entrée, mais tout à fait prête à monter dans les étages ; c'était une salope, mais plutôt une salope bourgeoise, classe et sexy. Elle accueillait cependant tous les trépas, les mourants des classes populaires pouvaient faire appel à elle aussi bien que les riches ; comme toutes les putes, elle ne choisissait pas ses clients. ".
Michel Houellebecq fait aussi dans la prospective industrielle heureuse, ce qui change son ton généralement pessimiste et négatif (c'est ce qu'avait d'ailleurs annoncé Bruno Le Maire le 26 octobre 2021) : " Citroën avait fait jeu égal avec Mercedes sur la quasi-totalité des marchés mondiaux. Elle s'était même, sur le très stratégique marché indien, hissée au premier rang, devant ses trois rivaux allemands, Audi elle-même, la souveraine Audi, avait été reléguée au deuxième rang, et le journaliste économique François Lenglet, pourtant peu coutumier des épanchements émotionnels, avait pleuré en annonçant la nouvelle, lors de l'émission très suivie de David Pujadas sur LCI. " (je doute cependant que les émissions télévisées et leurs chroniqueurs restent telles qu'elles pendant plus de six ou sept ans, ce serait plus crédible d'imaginer une nouvelle émission).
Plus généralement, l'idée est qu'il n'y a plus que deux secteurs automobiles, le bas de gamme et le haut de gamme, et qu'il n'y a plus de moyenne gamme car il n'y a plus de classe moyenne (ce qui est très pessimiste). Renault, en rachetant Dacia, réussit dans le bas de gamme et PSA, au contraire, s'est armé pour rivaliser avec l'industrie allemande sur le haut de gamme. Avec succès. Et laisse le très haut de gamme aux Britanniques qui en gardent le monopole.
Ces quelques aperçus servent à faire découvrir ce roman qui sera probablement considéré comme du grand Houellebecq, qui a atteint sa maturité de grand sociologue de la société française, au langage plus lucide que cru (définition de "cru" : " se dit d'une manière de s'exprimer qui est directe, sans ménagement ; réaliste ; [...] se dit d'un propos qui choque les bienséances ; choquant " selon Le Larousse), et qui réduit ses provocations au strict nécessaire pour la pertinence de son histoire. N'hésitez pas à goûter ce plat savoureux, un plat de résistance, et ce n'est pas de la cuisine moléculaire !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 janvier 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Anéantir : du grand Houellebecq !
Rentrée littéraire 2022 : "Anéantir" de Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq évoque Vincent Lambert.
Houellebecq a 65 ans.
Lecture de la lettre de Michel Houellebecq sur France Inter (fichier audio).
Michel Houellebecq écrit à France Inter sur le virus sans qualités.
5 ans de Soumission.
Vincent Lambert au cœur de la civilisation humaine ?
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
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Anéantir : du grand Houellebecq !
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220107-houellebecq-aneantir.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/aneantir-du-grand-houellebecq-238517
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/01/04/39289499.html


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