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Frédéric Moreau est un con !

Par Emma Falubert
Frédéric Moreau n’existe pas et Frédéric Moreau est un con !
Frédéric Moreau est un con parce que, bien qu’il n’existe pas, il est cependant très connu : une star de la littérature universelle. Il a le même statut que, en vrac, Roquentin, Meursault, Solal, Achab, Sorel, Bardamu, ou autre Daniel et sa bande de clones, bande de cons notoires dont on reparlera sans doute. Et comme toutes les stars, il est à la fois, inaccessible et très près de nous ; et pour quelqu’un qui n’existe pas, c’est encore plus étrange et plus ambigu. Et très con.
Frédéric Moreau est un con parce qu’il voudrait nous faire croire qu’il vit toujours au 19 ème siècle. Il semble nous laisser penser qu’il est définitivement impliqué dans les mouvements et les secousses de son époque, de son monde, un monde qui n’a plus cours, un monde démodé, un monde d’hier, un monde historique, qui se cherche avec ses cocotes, ses froufrous, ses couches et sous couches de cotillons et autres vieilles ombrelles en dentelle molle, avec ses escrocs à la petite semaine, ses utopistes sans souffle et sans le sou, ses désespérés romantiques à deux sous, ses mondains ordinaires, piteux de prétentions et minables de contentions. Le fait (ou l’effet) est accentué par son auteur (un con sur lequel on reviendra) qui par soucis de vérité et de ce que l’on a appelé de réalisme, date les grands chapitres de sa vie, au sens propre comme au sens figuré. La confusion est alors extrême et entretenue. On pourrait alors ne pas voir que Frédéric Moreau est bien un homme de nos siècles. Le 19ème qui nous a vu naître et espérer un monde meilleur et équitable, le 20 ème qui nous a vu espérer, déchanter, désespérer et inexorablement nous détruire, et ce tout jeune 21 ème qui nous voit nous agiter hystériques, survitaminés, en chantier, très abîmés, et au fond extrêmement désabusés parce que définitivement inachevés. Frédéric Moreau ne nous dit rien de tout ça, il nous laisse nous enfoncer avec délectation, nous pas lui, dans les soubresauts de son temps, armé de ses ambitions démesurées, ses vanités destructrices, son égoïsme, son impuissance à aimer et toutes ses minuscules ou gigantesques infamies. Frédéric Moreau est un con parce qu’Il ne nous dit pas que nous sommes ses semblables. Il nous laisse penser que la connerie, c’est les autres. Il nous laisse nous pavaner dans notre inconscience sereine et libérée, nous permet de déculpabiliser et de dédramatiser, tant il nous place en observateur, neutres et intelligents, d’un monde qui soi disant n’existe plus. Il ne nous dit pas que notre monde est aussi miné que le sien, que les « monsieur Arnoult » pullulent et qu’ils sont peut être nos amis. Que les « madame Arnoult » sont toujours des maîtresses qu’on ne peut que désirer et fantasmer, que définitivement personne ne sait les aimer, qu’elle s’usent toujours à force de respecter l’irrespectable, et qu’à la fin elles s’étiolent et se retirent résignées au fond d’une maison bretonne, laissant juste une mèche de cheveux gris en guise d’imbécile trophée. Que les Rosanette si « mignonnes » et désirables, seront toujours perdantes et que les amours qu’on rate seront toujours ratés, prévisibles et toujours aussi pitoyables. La différence : peut être que les enfants ne sont plus en nourrice et que, sous nos contrées, ne meurent plus en bas age.
Le temps a passé. Les salons, ces cloaques huppés tapissés de velours où l’on se pressait pour se montrer sont aujourd’hui des lofts anonymes et froids où l’on s’entasse pour se saouler, rigoler et bavasser. Ne rien dire, juste se montrer et où comme Frédéric « se grisant de ses paroles, on finit par croire ce que l’on dit ». Il y a toujours la même odeur nauséabonde, émanant des lambeaux dérisoires des vieilles alliances et de leurs trahisons ou des débris de nos erreurs, de nos manques et de nos reniements. Les petites arnaques involontaires et les nécessaires malveillances sont toujours là aussi, toujours aussi faciles ou calculées, et le fait de nos mœurs minuscules, sans grandeur d’âme, et de nos cerveaux aliénés. Faut bien vivre et tous les coups sont permis, on s’habituera toujours. Et on s’habitue, effectivement.
Et pour paraphraser l’auteur, « la véhémence du désir, la fleur même de la sensation » se perd. « Les ambitions de l’esprit » diminuent, les années passent et on supporte très bien « le désoeuvrement de l’intelligence et l’inertie du cœur ». Finalement, rien n’a changé. Le vocabulaire, sans doute mais Frédéric n’y est pour rien. On ne dit plus Snob, on dit People, on ne rêve plus du salon de Madame Dambreuse mais du carré VIP de tous les bistrots branchés. Madame Moreau ne rêverait plus d’une étude au Havre pour son fils mais du service marketing de Procter ou d’un poste de directeur de création (?!) dans une agence de publicité. On ne fait plus son droit mais une école de Commerce, il n’y a plus non plus « d’art industriel » de monsieur Arnoult mais le design de madame Beaux arts, partout. etc etc.
Frédéric est un con ! Il voudrait nous faire croire qu’il est uniquement de son temps alors qu’il est de tous les temps. Flaubert pouvait dire « Madame Bovary, c’est moi », la connerie de ce héros qui n’existe pas est de nous permettre de dire « Frédéric Moreau, c’est nous ». Et ça, si c’est pas une belle connerie !
Frédéric Moreau est un con parce qu’il est en effet un peu chacun d’entre nous, sans que l’on n’en sache rien. Et puis Frédéric est définitivement un Con (ou un con définitif) parce qu’il nous laisse à la fin, vers l’hiver 1868, comme ça, abandonné, tout seul dans notre siècle, ce siècle qui va, sans solution, sans rien nous dire de plus. Sans rien nous laisser espérer… comme des cons.
Et comme disait Gustave, Frédéric est un con parce qu’il finit, sans finir, cette histoire, ces histoires avec « une fin en queue de rat », sans drame, sans spectacle, juste la vie, ordinaire,
et ça c’est con.
Et enfin Frédéric Moreau est définitivement un con parce après lui, après ces pages en sa compagnie, pas facile d’aller errer avec d’autres cons de littératures… pas facile de s’arracher et de prendre à nouveau du plaisir sous d’autres cieux littéraires, dans le pas d’autres héros soi disant plus contemporains…
et ça aussi c’est une belle connerie.

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