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La Main gauche de la nuit. Ni dieu ni sexe

Par Balndorn
La Main gauche de la nuit. Ni dieu ni sexe
 

Il est des auteurs malheureusement tombés dans l’oubli. C’est en partie le cas d’Ursula Le Guin, décédée en 2018, à qui l’on doit pourtant une œuvre aussi belle que La Main gauche de la nuit.

Avant sa mort, je ne connaissais d’Ursula Le Guin que les adaptations cinématographiques plus ou moins ratées du cycle de Terremer, son chef-d’œuvre fantasy. Cependant, sa bibliographie foisonnante est loin de se réduire à ce seul cycle, aussi riche soit-il. L’autrice états-unienne a consacré tout un volet de son œuvre à la science-fiction, qu’elle a regroupé dans le « cycle de Hain » – du nom d’une des planètes de son univers fictionnel. Bien que jusqu’à présent, je n’ai fait qu’effleurer ce cycle monumental, le peu que j’en ai lu me suffit pour vous en recommander chaudement la lecture.

Ursula Le Guin se démarque en effet de bon nombre de ses congénères en raison des sujets qu’elle aborde et de son style d’écriture. Contrairement à des auteurs classiques du genre comme Isaac Asimov ou Frank Herbert, Le Guin s’intéresse moins au caractère scientifique des mondes qu’elle représente – bien que science et technique y demeurent très présentes – qu’à leur altérité, qui devient, sous sa plume, une condition préalable à la liberté. De fait, ses romans de science-fiction traitent de sujets rarement évoqués dans le genre. Les Dépossédésparle des conditions de vie sur une lune désolée habitée par des anarchistes ; La Main gauche de la nuitd’une planète glaciale – Nivôse dans la traduction française, Géthen pour ses habitants – peuplée par des êtres hermaphrodites, qui ne connaissent la division sexuelle que lors de ruts mensuels (le kemma).

Dit ainsi, on pourrait craindre le roman à thèse féministe. C’est ce qu’on peut, entre autre choses, reprocher à l’adaptation télévisuelle de La Servante écarlate : univoque, la série télévisée se contente d’accuser en bloc le patriarcat, en tenant si peu compte de la diversité des acteurs en place, et de regretter un monde d’avant paradisiaque. C’est tout le contraire de La Main gauche de la nuit. Féministe, le roman l’est par l’altérité sexuelle qu’il met en scène. En effet, les civilisations géthéniennes ignorent la division sexuelle du monde, dans la mesure où toute personne est alternativement femme et homme, sans que l’un des deux sexes ne l’emporte sur l’autre. Mais Le Guin ne verse pas dans le travers inverse : Géthen n’est pas un paradis. Des luttes de pouvoir ont cours entre les états de Karhaïde et d’Orgota et en leur sein-même. Même sans patriarcat, l’oppression existe là aussi, que ce soit dans la structuration aristocratique de la Karhaïde ou dans l’État quasi-totalitaire d’Orgota.

Plus qu’un paradis, Géthen figure ce que Michel Foucault appelle une « hétérotopie » : un lieu radicalement autre, à partir duquel on peut penser notre propre monde. La singularité sexuelle des Géthéniens invite à réviser toute la structure sociale. Comment organiser collectivement le travail quand, quelques jours par mois, les Géthéniens sont poussés par le désir vers toute autre personne ? Pénalise-t-on encore les personnes enceintes, alors que tout le monde peut l’être au cours de sa vie ? Quelle religion peut-il y avoir dans un monde où le désir prime autant ? Ou encore, dans les conditions climatiques hostiles de Géthen, quel est l’avantage évolutif d’une sexualité réduite à quelques semaines dans l’année ? Autant de questions qu’aborde la plume de l’autrice, sans y apporter de réponses catégoriques et définitives, comme font les devins de la religion handarata.

Cette suspension du jugement, c’est bien ce qui caractérise le style d’Ursula Le Guin, aussi bien dans La Main gauche de la nuit que dans ses autres textes. Pour reprendre la comparaison avec La Servante écarlate, le roman qui nous préoccupe ici est à mille lieux du roman à thèse univoque. Au contraire, par sa narration même, éclatée en plusieurs points de vue – l’Envoyé terrien, un diplomate karhaïdien, mais aussi des contes traditionnels et des récits d’explorateurs –, l’ouvrage favorise l’équivoque. Et c’est de ce foisonnement de points de vue, de ce chatoiement de couleurs, que naît la liberté, indissociable, chez l’autrice, de la diversité.

D’une certaine manière, l’hermaphrodisme des Géthéniens pourrait servir d’emblème à la plume d’Ursula Le Guin. Dans chacun de ses textes, qu’ils soient de fantasy ou de SF, son écriture douce et fluide se montre respectueuse de ses personnages, n’allant jamais les dénigrer, même lorsqu’il s’agit d’antagonistes ou de tenants de positions polémiques. Tout comme les Géthéniens, on apprend, comme le note l’Envoyé, à aimer une personne parce qu’elle est humaine, non parce qu’elle est femme ou homme. La plume s’adapte en conséquence : elle ne s’attarde guère sur les apparences, mais cherche au fond de chaque personnage sa vérité. Laissons, pour finir, les derniers mots au poème qui donne son titre au roman :

« Le jour est la main gauche de la nuit,

et la nuit la main gauche du jour.

Deux font un, la vie et la mort

enlacés comme des amants en kemma,

comme deux mains jointes,

comme la fin et le moyen ».

 

La Main gauche de la nuit, Ursula Le Guin, 1969

Maxime

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