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Abdulrazak Gurnah : Paradis

Par Gangoueus @lareus
Abdulrazak Gurnah : Paradis

Rien ne vaut un très grand prix littéraire pour recentrer le lectorat sur une oeuvre qui n’aurait pas dû lui échapper. Mais comment dire, nous sommes incorrigibles. A courir souvent derrière l’actualité. J’ai dans ma bibliothèque deux ouvrages d’Abdelrazak Gurnah depuis plusieurs années.  Le second, Près de la mer, me fut prêté par mon ami blogueur Hervé Ferrand, il y a plusieurs années. Cher ami, si tu me lis, il faut qu’on se trouve pour ripailler ensemble tout en célébrant la littérature…

Au commencement... 

Une famille quelque part sur la côte orientale de l’Afrique et un commerçant arabe, Aziz. Oncle Aziz comme l’appeler notre jeune narrateur Yusuf. Ce dernier fait un gamin. Son père a des transactions avec Oncle Aziz. Inattentif, le lecteur pourra même penser que le seyyid fait partie de la famille. Yusuf observe le monde des grands. Au port, il a vu pour la première fois des muzungu, Il est mswahili. Cette entrée en matière se fait en toute délicatesse. Jusqu’à ce que le père de Yusuf apprenne à son jeune fils qu’il devra partir avec le commerçant. Le gamin ne sait pas pourquoi. Le lecteur non plus. Un arrachement en douceur. 

Rehari / Rehani : l’esclave dans sa version soft sur une côte de l’est africain

Yusuf est un rehani. Du moins, c’est en arrivant dans la demeure du seyyid, du mukbwa qu’il va comprendre, avec l’aide de Khalil qui administre la boutique du commerçant, qu’il va progressivement, avec l’ingénuité de l’enfant, comprendre son statut. Il est un réhani. Un esclave. Un enfant qui sert de gage tant que son père n’aura pas honoré complètement ses créances. Khalil est dans la même situation. Il est arabe et musulman. Ce qui ne l’empêche pas de regarder Yusuf avec une condescendance amusée, le mswahili est un musenzi. Je m’arrête une seconde sur ces expressions swahili, langue que je ne connais que quelques salutations que Mobutu répétait dans ces discours sur les chaines hertziennes. Musenzi veut dire sauvage. Mukbwa signifie le caïd ou l’aîné. Ces expressions sont passées dans le lingala de Brazzaville. En ce début de roman, je suis donc amusé de découvrir dans un roman écrit en anglais, traduit en français, des passerelles entre deux langues africaines majeures que sont le lingala et le swahili. Le terme musenzi est important, car il met le doigt sur un regard sur des mondes inconnus. Il y a donc un enjeu dans ces scènes entre Yusuf le nouvel arrivant et Khalil qui lui fait découvrir le monde de la côte. Il y a trois mondes dans cette phase du roman : la demeure d’Aziz qui est un sanctuaire, un havre de paix auquel seul dans un premier temps Khalil a accès. Il y a la boutique où les deux bougres passent le clair de leur temps et dorment exposés aux chiens errants et affamés de la ville et il y a le monde des expéditions d’Aziz chez les sauvages, au coeur des ténèbres.

Expédition d’un commerçant arabe chez les sauvages : au coeur des ténèbres, le paradis ?

Ce roman a plusieurs séquences dans lesquelles, Yusuf qui grandit dans cet environnement va avoir un rôle de plus important. L’un de ces épisodes, c’est l’expédition au coeur du continent africain, avec tous les fantasmes nourris par le monde dit des sauvages dont Gurnah ressasse le terme. Je ne dirai pas que l’écrivain zanzibari valide cette vision que les commerçants arabes pouvaient de ce monde. On va dire qu’il traduit l’air de ce temps là. Sa critique ne porte pas là-dessus. Les personnages qui parlent sont des commerçants sikh, hindou ou arabes, plus la voix prépondérante de Yusuf le Mswahili. Ce dernier n’est pas confronté à l’âpreté de ces expéditions qui relèvent de l’aventure absolue avec une nature hostile qui arrache la vie des porteurs. Oncle Aziz laisse dans un premier temps chez Hamid, un commerçant basé dans les terres. Pas très loin d’un lieu qui pourrait s’apparenter au paradis. Hamid et d’autres acteurs nous révèlent ces personnes venues faire fortune ou du moins gagner leur croûte en Afrique avant de rentrer en Inde ou en Arabie. Subrepticement, leurs intérêts sont menacés, remis en cause par l’arrivée des allemands, l’occupation de terres arrachées, la nouvelle définition de nouvelles voies du commerce. Une deuxième expédition permettra à Yusuf d’aller au contact de ces mondes « sauvages ». J’ai bien aimé cette dimension du roman. Toutes les salamalecs auxquels l’expédition doit se soumettre pour passer un territoire ou pour rencontrer un souverain. Le rehani joue un rôle apaisant dans ces négociations voire même un rôle de porte change ou de monnaie d’échange.   

Les croyances d’Aziz / La quête identitaire de Yusuf :

Ces missions de commerce révèlent la nature profonde des hommes. En raison de la complexité des risques pris, de la non maîtrise des interlocuteurs pourtant pas si « sauvages » que le prétendent commerçants et porteurs. Le lecteur découvrira la spiritualité profonde d’Aziz, qui ne transige pas avec les pratiques liées à sa foi musulmane au risque de vexer ses interlocuteurs. Il trouve son énergie dans cet être intérieur quand tout semble perdu. Mais, il est aussi superstitieux et utilise Yusuf comme un talisman. Cette forme d'idôlatrie fera donc sourire, mais les choses ne  sont jamais simples, rarement binaires. Ce roman parle de de gens un peu fous, un peu décalés, d’entrepreneurs de la fin du XIXème siècle qui prennent des risques. C’est un des aspects intéressants de ce roman. Up and down, sinusoïde, l’homme connait des hauts et des bas. Aziz se relève toujours. L'homme sait aussi exploiter son prochain, la faiblesse de ses débiteurs. A côté de la croyance d’Aziz, la personnalité de Yusuf se forge par le voyage, par les rencontres qu’il fait, les histoires et témoignages qui lui sont contés de gens qui ont vu d'autres mondes. On peut mesurer la richesse des échanges entre l’Afrique orientale et le reste du monde dans ces histoires contées. Yusuf se découvre aussi au contact des femmes et la prise de conscience de la mue de son corps.

Epilogue

C’est un très beau roman que nous propose là Abdelrazak Gurnah. Son écriture est au service de la narration, du personnage de Yusuf. Il sait à la fois construire l’évolution psychologique de l’enfant arraché à ses parents et qui s’adapte à son nouvel environnement. Le roman accompagne Yusuf jusqu’à son âge adulte. Il n’est pas grandiloquent mais poétique et mesuré. C’est le prose d’un conteur qui sait faire de très belles descriptions, qui nous transporte avec allégresse dans les lieux et époques qu’il croque. Il est très difficile de lâcher ce roman quand on est lancé dans l’aventure de cette lecture. Les thèmes de l’esclavage et de l’affranchissement sont traités de manière très douce et engageante, surtout manichéisme, ce qui est, après réflexion, très troublant. A vous de vous faire votre propre idée.

Abdelrazak Gurnah, Paradis

Editions du Serpent à plumes, collection Motifs, Prix Nobel de littérature 2021
«  C’est aussi à cette saison qu’Oncle Aziz venait les voir. Ses visites brèves et espacées. Il était habituellement accompagné d’une suite de porteurs et de musiciens. Il s’arrêtait chez eux lors de longues expéditions qu’il entreprenait depuis l’océan jusqu’aux montagnes, vers les lacs et les forêts, franchissant, à l’intérieur du pays, les plaines arides et les collines rocheuses et nues » . (p15-16)


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