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Ma vie de chômeur : Pôle Emploi ou la desertion progressive du service public.

Publié le 11 avril 2022 par Franck Lalieux @FranckLalieux

Je n'avais jamais connu le chômage. Depuis l'obtention de mon Bac S, j'ai connu le travail en intérim puis le travail salarié sur une période de 12 ans.

Par choix de vie, j'abandonne en 2021 la région parisienne ainsi que mon CDI par une rupture conventionnelle.

Me voici dans le sud, à Toulon, où je m'inscris à Pôle Emploi. Un premier rendez-vous permet à la conseillère d'établir mon profil de demandeur d'emploi.

Elle est plutôt agréable, et m'explique que mon projet de devenir le secrétaire médical de ma compagne qui est en attente de passer sa thèse ne peut être versé au dossier, à moins de suivre une formation qui devra être discutée avec Pôle Emploi. En attendant, on ne peut pas me laisser attendre sans rien faire que l'on ouvre, ma compagne et moi, un cabinet médical.

Je sens bien que je coûte de l'argent à la société, avec cette attente qui ne produit rien, même si la rémunération que je perçois, mon " allocation de retour à l'emploi ", est en grande partie financée par mes propres cotisations depuis mon tout premier jour de travail rémunéré.

Deux mois plus tard, je suis toujours dans la même situation, j'hésite encore à faire une formation de secrétariat médical ou à me diriger vers autre chose. Nouveau rendez-vous, nouvelle conseillère. Autre ton : elle se plaint d'une ligne que je n'aurais pas remplie sur mon profil. Je lui montre sur mon smartphone que j'ai tout bien fait comme il le fallait. En passant, j'hausse le ton : je n'aime pas vraiment cette façon de me prendre pour un enfant. Elle m'explique aussi que je ne peux décider comme ça de faire une formation de secrétariat médical. Il faut d'abord valider avec le conseiller, faire un bilan de compétences etc...

De plus, il faut revoir mon CV, ce n'est plus possible de faire des CV comme le mien.

C'est quoi le problème avec mon CV ? Je le trouve bien rempli, plutôt bien mis en page et assez clair.

" Oui mais monsieur votre CV comporte trop de pages, un employeur n'a pas le temps, il s'arrête à la première. Alors il faut tout revoir, aujourd'hui on met tout sur la première page, les expériences professionnelles principales ainsi que les compétences acquises ".

J'ai l'impression d'avoir 4 ans. Je lui rétorque plutôt brusquement que cela fait 12 ans que je n'ai pas eu à faire un CV, et qu'il y a 12 ans mon document convenait très bien à tout le monde.

Très vite je comprends qu'il n'y a rien à tirer de ce que je considère comme des opérateurs de saisie plutôt que des conseillers au retour à l'emploi.

Je sens la désagréable odeur du management d'entreprise privée flotter dans l'atmosphère feutrée de ces bureaux éclairés aux panneaux LED.

Quelques mois plus tard, nous déménageons de nouveau avec ma compagne, toujours à Toulon mais plus proche de la mer.

Qui dit déménagement dit nouvelle agence Pôle Emploi.

Je rencontre une nouvelle conseillère, qui comme la première est très agréable. Mon profil est bien rempli, visible par les recruteurs, on est content et elle en tirera la conclusion que je suis " autonome " dans ma recherche d'emploi, que je n'ai pas besoin d'elle.

" Super ", me dis-je. Ça tombe bien, j'aimerais qu'on me laisse tranquille, d'autant que j'ai décidé, pour m'occuper et pour voir où cela m'entraîne, de passer en juin le concours d'inspecteur du travail.

Je n'ai pas choisi cette estimable profession par hasard : ayant occupé les mandats de Délégué Syndical, Délégué du Personnel puis élu titulaire au CSE de ma précédente entreprise, j'ai acquis certaines connaissances et le respect du code du travail que je m'efforçais de faire appliquer par une direction souvent assez lâche sur le sujet.

De plus, un ancien camarade Délégué Syndical m'a appris que depuis peu le concours est ouvert aux personnes externes à la fonction publique, notamment à ceux qui justifient d'une période de 8 ans en poste en entreprise.

Me voilà donc " autonome ", il me faut juste participer à une séance de groupe en visio-conférence supposée nous faire découvrir tous les outils à disposition sur le site de Pôle Emploi.

L'animatrice de cette séance dévoile une véritable usine à gaz de fonctions qui n'ont l'air d'avoir d'autres buts que de garder le chômeur occupé devant son ordinateur, dont un réseau social des demandeurs d'emploi (!).

On nous présente aussi certaines prestations, comme AccélèR'emploi (un horrible nom dans une horrible typographie), composée de sessions en groupe, une à deux par semaine pendant deux mois, qui doit permettre au demandeur d'emploi " de maîtriser les outils afin d'optimiser sa recherche d'emploi ". Pour y participer, il faut en parler à son conseiller.

Ça a l'air super, mais je flaire vite l'arnaque de ce genre de trucs, donc non, merci, très peu pour moi, on a dit que j'étais " autonome ".

À ce niveau du récit, on l'a bien compris, je devrais être tranquille pour un bout de temps, seul avec mon projet de concours, et un prochain rendez-vous avec Pôle Emploi dans six mois.

Quelques jours plus tard, je reçois un nouveau courrier dans la messagerie qui m'est attribuée sur le site de Pôle Emploi. Dans ce courrier, j'apprends que j'ai encore un nouveau conseiller, et que suite à notre rendez-vous téléphonique de la veille, nous avons décidé ensemble de me positionner sur la prestation AccélèR'emploi.

Je relis une deuxième fois, pour être sûr. Pas d'erreur, le courrier m'est bien adressé. Pourtant, je ne connais pas ce monsieur et ne lui ai jamais parlé. Alors j'envoie un courrier en retour, m'étonnant de cette " invitation " à participer à une prestation que je n'ai pas demandée, suite à un rendez-vous que je n'ai jamais eu.

On me répond que c'est une prestation obligatoire lorsque l'on devient un demandeur d'emploi " autonome " et que, oui monsieur, on risque bien la radiation si l'on ne s'y présente pas. " Ma collègue, votre précédente conseillère, nous vous en a pas parlé quand elle vous a placé sur une recherche " autonome " ?"

Non, elle a dû oublier.

Bon, puisqu'il n'y a pas le choix, moi je veux bien y aller, à AccélèR'emploi.

Première réunion : ce 11 avril à 11h. J'ai un peu la gueule de bois, rapport au nombre de verres de whisky que je me suis enfilé la veille pour oublier les résultats du premier tour des Présidentielles.

La session ne se déroule pas dans les locaux de Pôle Emploi. Nous nous retrouvons dans un immeuble de bureaux et de salles de réunion occupé par plusieurs sociétés, il y a même un cabinet dentaire.

Nous nous rendons dans une salle occupée par la société Ingeneria Projet.

Ingeneria Projet, qu'est-ce que c'est ? C'est une SARL de 20 à 49 salariés (informations reprises du site societe.com) au capital social de 1000€.

Sur son site, la SARL se présente comme un " organisme de formation professionnelle proposant des prestations innovantes destinées aux personnes en recherche d'emploi ". Avec des " solutions adaptées aux réalités du marché du travail " et tout et tout. J'apprends aussi sur le site que Ingeneria Projet, c'est " plus de 65 conseillers répartis dans 19 agences sur toute la région PACA ".

Wow la chance, on nous envoie gratuitement dans un super organisme de formation. Gratuitement ? Moi je pensais que Pôle Emploi était un service public, et qu'ils avaient des conseillers et des formateurs adaptés à toutes les situations de la population des demandeurs d'emploi.

Je regarde un peu, j'apprends que Pôle Emploi est financé en partie par l'État (une contribution qui diminue de plus en plus) et en partie par l'Unédic, l'association chargée par délégation de service public de la gestion de l'assurance chômage en France.

En gros, Pôle Emploi est financé par nos impôts et par des cotisations des employeurs.

J'en reviens à Ingeneria Projet, parce que bon, je joue au naïf qui découvre la vie, mais je me doute bien que ce n'est pas vraiment gratuit, moi aussi j'ai lu Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, et il me semble reconnaître certains schémas.

Je retourne sur mon navigateur internet. Sur societe.com, il n'y a pas le chiffre d'affaires d'Ingeneria.

Sur son site, Ingeneria liste ses formations. Toutes ont un descriptif qui commence par " permettre à des demandeurs d'emploi... ". Sur chaque fiche détaillée, on lit que le public visé par ces formations est un public de " demandeurs d'emploi inscrit à Pôle Emploi, indemnisé ou non " ou de " demandeurs d'emploi non-inscrit à Pôle Emploi et ayant un niveau de qualification infra IV (Public PIC). "

Le public PIC étant le public visé par le " Plan d'Investissement dans les Compétences ", un plan gouvernemental qui fonctionne par régions qui se donne pour objectif de " former 2 millions de demandeurs d'emploi peu ou pas qualifiés et de jeunes éloignés du marché du travail ".

En bref, je remarque que cette société, Ingeneria Projet, s'est positionné sur un marché bien spécifique, celui des demandeurs d'emploi, avec comme client principal Pôle Emploi.

On s'en doute, des sociétés comme celle-ci, il y en a partout en France qui réalisent les mêmes prestations pour Pole Emploi. Je n'ai pas réussi à trouver de grandes enquêtes sur ces pratiques, avec chiffres d'affaires, nombre total, facturations etc... à la clef.

Mais tout cela m'apparaît quand même un peu fumeux.

Et cette impression ne disparaît pas avec cette première session " innovante ".

Nous sommes un groupe d'une dizaine de personne, de tous âges. La session va durer à peine une demi-heure, il s'agit de nous présenter la prestation étalée sur deux mois et les sujets abordés en ateliers.

Nous allons donc revoir comment faire un CV, une lettre de motivation, faire un entretien d'embauche, créer un profil Linkedin et comment se " vendre " sur les réseaux sociaux...

Nous n'échappons pas au petit tour de table pour se présenter à ses camarades d'infortune. Très vite, nous sommes plusieurs à partager la même expérience de l'inscription automatique à la prestation, sans qu'on ne l'ait demandé à notre conseiller.

Pire, certains des demandeurs d'emploi présents... ont déjà un emploi. Ils sont tout de même venus car ils ont peur de se faire radier. L'animatrice, qui travaille pour Ingeneria, leur conseille de se rapprocher de leur conseiller pour qu'il les retire de la prestation.

Nous comprenons que Pôle Emploi fait en sorte d'envoyer le plus de gens possibles à ces " formations ". Le chômeur est tenu par la menace de radiation, il n'a de fait pas son mot à dire.

L'animatrice semble désolée de la situation, elle n'y est pour rien, mais encaisse le mécontentement.

À l'issue de la réunion, nous devons tous convenir d'un entretien individuel avec l'animatrice dans la semaine, avant une prochaine session de groupe la semaine prochaine. À l'exception des personnes déjà en poste, qui ont pu partir plus tôt en signant une feuille sur laquelle ils " n'adhèrent pas " à la prestation (il leur faudra tout de même fournir un contrat de travail à Pôle Emploi pour justifier leur désertion).

Il y a là une logique absurde qui mérite d'être démontée et observée attentivement. Des prestations inutiles sous-traitées par des organismes privés, qui participent d'un constat d'appauvrissement du service public pour lequel nous continuons de cotiser. Des gens qui méritent un accompagnement personnalisé envoyés par paquets de 10 en sessions durant lesquelles ils rabâcheront ce qu'ils savent déjà ou presque.

Pour quel coût ? Combien ça coûte à Pôle Emploi, à l'État, à la population ?

Et surtout pour quel résultat, sur le marché du travail ?


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