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Les Troyens d'Hector Berlioz au Théâtre national de Munich ou le triomphe de la musique

Publié le 30 mai 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

Les Troyens d'Hector Berlioz au Théâtre national de Munich  ou le triomphe de la musique

Marie-Nicole Lemieux — Choeur de la Bayerische Staatsoper


La nouvelle production des Troyens d'Hector Berlioz au Bayerische Staatsoper a été très diversement reçue : si une belle unanimité salue l'excellence de la direction musicale de Daniele Rustioni et de la prestation des chanteurs et des choeurs, la mise en scène de Christophe Honoré a été largement vilipendée tant par la critique que par de nombreux spectateurs qui pour certains ont quitté la salle parfois même sans attendre l'entracte, pour d'autres n'ont pas ménagé leurs huées et leurs véhémentes protestations.
La musique avant toute autre chose. Daniele Rustioni s'est basé sur l'état final de la  partition qu'il restitue intégralement à l'exception des entrées du troisième acte. Berlioz aurait certainement applaudi à cette direction d'orchestre, lui qui avait cru bon d'inscrire en tête de sa partition une note pour le moins sarcastique et enfiellée : 
« L'auteur croit devoir prévenir les chanteurs et les chefs d'orchestre qu'il n'a rien admis d'inexact dans sa manière d'écrire. Les premiers sont, en conséquence, priés de ne rien changer à leurs rôles, de ne pas introduire des hiatus dans les vers, de n'ajouter ni broderies ni appogiatures, dans les récitatifs ni ailleurs, et de ne pas supprimer celles qui s'y trouvent. Les seconds sont avertis de frapper certains accords d'accompagnement dans les récitatifs toujours sur les temps de la mesure où l'auteur les a placés, et non avant ni après. En un mot, cet ouvrage doit être exécuté tel qu'il est.» 

Daniele Rustioni, un Milanais de 39 ans, est aujourd'hui premier chef invité à Munich. Il avait participé à Londres à la supervision des Troyens en tant qu'assistant d'Antonio Pappano. Sans avoir à s'inquiéter des avertissements comminatoires du compositeur, il rend magnifiquement la riche palette et les couleurs éclatantes de l'orchestration complexe, fournie et travaillée de cette oeuvre qu'il a dans un entretien qualifié de " folle et schizophrène ", il en fait sonner ici la furore ou le caractère guerrier avec une énergie enthousiaste et sait en rendre là les délicatesses raffinées, l'érotisme et la lascivité. L'orchestre suit les indications minutieuses de son chef et rend magnifiquement bien les effets purement matériels voulus par Berlioz, comme les ondulations de la mer, le souffle de la brise marine ou l'écroulement des murs de Troie rendu par la descente des violoncelles en pizzicati. C'est d'une beauté confondante et magique, et les quatre heures que dure l'exécution musicale passent comme dans un rêve.
La distribution est tout aussi luxueuse, à commencer par la Cassandre de la contralto canadienne de Marie-Nicole Lemieux, qui interprète son personnage alarmé et sérieux avec une vigueur d'accent et une énergie extrêmes. Son jeu scénique accompli et la beauté de son timbre font oublier la limite de certains aigus. La projection, le phrasé et l'articulation sont de plus impeccables ; le texte se comprend parfaitement. Le baryton Stéphane Degout, qui avait fait sa prise du rôle à Bastille en 2019, donne un Chorèbe maîtrisé, nuancé et sensuel, tout en finesse, remarquable dans le délicieux andante que chante cet amant platonique pour apaiser la divinatrice. Ekaterina Semenchuk a repris le rôle de Didon que devait chanter Anita Rachvelishvili, souffrante. La Biélo-russe, dont la prise de rôle remonte à 2015 au Mariinsky, rend bien les accents de la reine de son mezzo sensuel, chaleureux et puissant. Elle se montre puissante et haineuse dans la fureur du dernier grand air. Cependant, son vibrato rend le chant peu transparent et l'articulation et le phrasé sont en défaut, ce qui nuit gravement au texte français que l'on ne peut comprendre. Mais l'expressivité du pathos l'emporte et la chanteuse reçoit des applaudissements nourris. Le duo de Didon et de l'excellente Anna de Lindsay Ammann est un moment d'exception dans cette soirée qui en comporte beaucoup. Avec la prodigieuse portée de sa voix puissante et sa vibrante présence, le ténor américain Grégory Kunde rend avec brio la complexité du personnage d'Énée, tendre et sensuel en amour mais guerrier acharné au combat, pris de doute au moment de la rupture, partagé entre le devoir et l'amour. La distribution des personnages secondaires est de tout premier ordre : l'Ascagne d'Ève-Maud Hubeaux recueille tous les suffrages, Jonas Hacker chante de son ténor clair et mélodieux l'émotion du matelot Hylas, enfant arraché au sol de sa patrie, Bálint Szabó en Narbas en impose par la prestance de sa haute stature et la puissance de sa basse, malgré le pantalon fuchsia ou fraise écrasée dont il est affublé. Enfin le ténor Martin Mitterrunzer interprète avec lyrisme le chant du barde Iopas.
La mise en scène de Christophe Honoré donne dans l'ensemble une vision cohérente des Troyens, si l'on accepte de dépasser le vaste conflit des Anciens et des Modernes qui marque la réception de la plupart des mises en scène allemandes contemporaines et si l'on veut bien prendre la peine de lire le livret de Berlioz. Les décors de Katrin Lea Tag sont sobres et évocateurs. L'espace scénique est pour la Prise de Troie pavé de grandes dalles grises brisées ou défoncées, avec des effondrements, et entouré d'un mur d'enceinte peu élevé de béton portant ça et là des traces d'incendie. En fond de scène est tendu un écran qui reçoit la photographie de la mer. Les Troyens et les Troyennes sont vêtus de longs manteaux noirs et portent des galeri, — ces chapeaux à large bord qu'arboraient aussi les presbytériens, — comme s'ils portaient déjà le deuil de leur cité. Christophe Honoré escamote le problème du cheval de Troie en le remplaçant par un mot, le mot Das Pferd (le cheval), écrit en de grandes lettres tremblées, formées de néons blancs, qui descendent des cintres et se meuvent de bas en haut, pour s'avancer ensuite quelque peu. Les choeurs, imposants par le nombre, sont quant à eux vêtus en habits de soirée, fracs et  robes noires, pour sans doute créer le lien avec le public et l'associer ainsi à l'action. Les lignes du décor troyen sont horizontales, donnant l'impression d'un vaste espace. La même grisaille caractérise la partie carthaginoise du récit, sauf que  les murailles carthaginoises, nettement plus élevées, et le sol sont intacts. La scène est construite en multiples terrasses de différentes hauteurs, autour d'une probable piscine. Les bains carthaginois à ciel ouvert donnent sur la Méditerranée que l'on aperçoit au travers d'une baie qui surplombe les terrasses. Pour les vêtements des Carthaginois, quand ils en portent, Olivier Bériot s'est inspiré de la mode estivale très colorée des années 1970.

Les Troyens d'Hector Berlioz au Théâtre national de Munich  ou le triomphe de la musique

Les Grecs vainqueurs

Le contraste entre la sobriété et la détresse des Troyens en guerre, en défaite puis en exil et l'oisiveté luxueuse et le désœuvrement des Carthaginois est patent. Christophe Honoré a voulu réaliser une mise en scène provocatrice en focalisant l'attention sur la sexualité et les amours homosexuelles. À la fin du deuxième acte, les Grecs vainqueurs envahissent Troie, porteurs de harnais de torse et de tête qui font penser aux pratiques sado-masochistes. Les vaincus deviendront les esclaves des Grecs. Plus tard à Carthage des hommes nus occupent les terrasses des bains, seule Didon parade en déshabillé coloré. Au quatrième acte, deux écrans diffusent des films pornographiques de partouze homosexuelle aux images explicites. Plus avant encore les scènes deviennent sado-masochistes avec blessures et mutilations réelles ou simulées et moulte hémoglobine, rappelant les performances des actionnistes viennois qui mettaient souvent en scène des corps mutilés. 
Cela peut paraître outrancier et hors de propos, mais on peut à la fois souligner que l'ambivalence sexuelle est attestée à Carthage, que la prostitution sacrée y était institutionnalisée et qu'on y pratiquait les sacrifices d'enfants aux dieux. Ensuite que le texte de Berlioz prête la capacité de semblables horreurs à Didon qui, ayant promis de prodiguer les soins d'une mère à Ascagne alors qu'Énée part au combat pour la défendre, une fois abandonnée souhaite " se venger d'Énée et lui servir enfin les membres de son fils en un hideux festin. "  Elle regrette de ne pas avoir " exterminé la race vagabonde de ces maudits, et dispersé sur l'onde les débris de leurs corps." Ailleurs dans le texte, Didon et Énée évoquent Andromaque que l' a vu épouser " l'assassin de son père, le fils du meurtrier de son illustre époux. " Ces propos dépassent de loin les jeux sexuels et leur théâtralisation, et personne ne semble s'en offusquer. Les provocations de Christophe Honoré sont en fait bien dans la ligne du texte et ne dépassent pas les atrocités que les séries télévisées policières allemandes diffusent à longueur de soirée. 
Au-delà des aspects conflictuels, il n'en reste pas moins que le Bayerische Staatsoper nous a offert un grand spectacle et une musique dirigée par un chef hors-pair et inteprétée par des chanteurs et un choeur exceptionnels. Il est encore possible d'en écouter l'enregistrement via la radio en ligne BR-Klassik.
Munich, Bayerische Staatsoper, 29 mai 2022. Hector Berlioz, Les Troyens, opéra en cinq actes,livret du compositeur d’après l'Énéide de Virgile. Mise en scène : Christophe Honoré ; décor : Katrin Lea Tag ; costumes : Olivier Bériot. Avec : Marie-Nicole Lemieux (Cassandre) ; Emily Sierra (Hécube) ; Ève-Maud Hubeaux (Ascagne) ; Ekaterina Semenchuk (Didon) ; Lindsay Ammann (Anna) ; Stéphane Degout (Chorèbe) ; Martin Snell (Priam) ; Gregory Kunde (Énée) ; Bálint Szabó (Narbal) ; Martin Mitterrutzner (Iopas) ; Andrew Hamilton (Mercure) ; Jonas Hacker (Hylas) Chœur de l’Opéra d'État de Bavière ; Bayerisches Staatsorchester, direction : Daniele Rustioni
Crédit photographique © Wilfried Hösl

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