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Le Dénouement

Publié le 15 mai 2008 par Tecna

Le dénouement

Opales/Pleine Page éditions, 2001
   Et sur la montagne rien
            Jean de la Croix


Mercredi 8 novembre
La montagne. Elle montait et m'écrasait. J'ai vu son noir : j'ai crié. Ouvrant les yeux, où étais-je — et qui ? Ces mots, je les écris pour fuir ce cauchemar.  Mais de ma vie, comment sortir ?
Jeudi 9 novembre
   J'habite seul. C. est morte, il y a un an. J'ai cru que je ne lui survivrais pas. Et pourtant je suis là. Je me souviens des visages le jour de l'enterrement. Ils cherchaient mimer la douleur sans y parvenir. Il pleuvait. C'était un jour froid de novembre. J'ai pensé: "le mois des morts". Et c'était comme si le mort c'était moi. Mais un mort qui, en plus, avait à supporter la vie. "Courage", disaient les voix. Des mains humides serraient les miennes. Un chuintement tenace m'enveloppait: soupirs, chuchotements, bruits de la pluie, des pas traînaient sur le gravier. Autre chose aussi, dedans : ce pleur silencieux, sec, interminable.  "Que vas-tu faire ?" m'a demandé L.. Lui seul, peut-être, pouvait comprendre. Mais les mots m'avaient quittés. J'ai dû baisser la tête ou le regarder d'un œil vide. Il n'a pas insisté. Après la cérémonie, je suis rentré. Seul. L'appartement désert était comme une tombe. Les choses y avaient déposé une écume sale. Je ne sentais plus mon corps. J'ai murmure le nom de C. Il est resté sur mes lèvres. J'ai cherché quelque chose à quoi me raccrocher, un signe de vie, mais tout était comme une pluie sans fin: les murs, les fenêtres, les tableaux, les livres, les fauteuils. Tout. Ma tête tombait aussi. Sur la table de la cuisine, entre mes bras. Mon front roulait sur le formica froid. J'aurais voulu ne plus penser, laisser venir le noir. J'ai dit "C." J'ai répété le nom. Jusqu'à n'en plus pouvoir. Puis tout s'est perdu dans une gelé grise : la même consistance pour les jours et les nuits, la même couleur. Le corps semblait vivre au loin, répétant des gestes privés de sens se lever, manger, sortir, travailler, se coucher, chercher le sommeil absent. La nuit, les lueurs jaunes des phares tournaient au plafond.  Ma main touchait à côté la surface du lit. Vide. Un jour, je me souviens, j'ai voulu me tuer. Je n'en ai pas eu le courage. Chaque soir, je restais seul à regarder mon assiette : l'ampoule électrique reflétée sur le liquide verdâtre de la soupe, les petits pois et la tranche de jambon, qui luisaient. Souvent, je les jetais sans y avoir touché.  J'ai survécu. On ne meurt pas d'amour. Ce serait trop facile.
Dimanche 10 novembre
Je vais d'un jour à l'autre.  Rien de plus. Je me dis que mourir ne changera pas grand-chose. Je regarde sur les trottoirs des choses infimes : mégots crasseux, papiers, feuilles mortes, crottes de chiens. Elles m'accompagnent dans mon errance, me donnent le sentiment d'exister. Leur insignifiance me rassure : je ne suis pas seul.
Lundi 11 novembre
   Couché, j'écoute les bruits. Indicatif du journal télévisé, assiettes, voix. Huit heures. Du vivant de C. nous parlions. De tout, de rien. De la journée, de nos lectures, du travail, de la vie. Je n'avais pas besoin d'écrire: chacun pour l'autre était un journal vivant ... Au bout d'un an la souffrance est un peu moins massive, plus diluée: chaque geste, chaque parole en porte une parcelle qui parfois se ravive. C'est le silence qui en est le plus chargé. J'y sens comme un souffle, une imperceptible perturbation. J'essaye de résister. Mais la solitude est noire. Et la mémoire la rend insupportable. Je ne veux pas me souvenir.  Malgré moi, pourtant, reviennent des images. Bribes muettes. Visages. Un arbre avec son rire. Je m'efforce d'oublier. Je regarde la chambre. J'écoute : quelqu'un marche au-dessus. Cliquetis de griffes d'un chien qui court. Silence encore, plein de rumeurs. La ville est un corps énorme que j'entends respirer. Comme j'entends à mon oreille le bruit du sang. Le froissement lointain de ce qui me fait et me défait.
Jeudi 14 novembre
   Rencontre de B. Je l'ai vu trop tard pour l'éviter. Ce n'est pas qu'il me déplaise, mais son militantisme à toute preuve me fatigue. Sans préambule, il me demande si je suis au courant, si j'ai signé la pétition. Comme je ne sais rien, il se lance dans un interminable plaidoyer pour l'action, comme il dit.  Les mots "lutte” et "unité" reviennent sans cesse. Pendant qu'il parle, je regarde l'ourlet décousu de son pantalon qui traîne dans la poussière. C. n'aurait pas supporté. Moi si. Maintenant, je suis capable de tout supporter. D'ailleurs je ne fais aucun effort. Je me demande, simplement comment B. peut encore croire à ce qu'il dit. Un instant, je l'envie presque. Pour lui le futur existe. Mais trop de choses nous séparent. Comme ces mots, par exemple : action, unité, lutte. Quelle lutte ? L'époque est veule et j'en suis un parfait produit. Nous nous quittons. Non sans qu'il m'ait vendu le journal de son parti, que je ne lirai pas.
Samedi 16 novembre
   En rangeant des papiers, je retrouve une enveloppe contenant trois photos : deux de J. F.. à sept et douze ans. Sur la troisième, C. est avec lui. Très vite, c'est le parfum passé du bonheur.  Et son contraire : l'irrémédiable. Je suis comme sur la plate-forme arrière d'un train. Le paysage de ma vie s'éloigne : arbres, chemin, corps en leurs gestes suspendus. Tout diminue, s'amenuise dans la distance du temps. Telles ces formes arrêtées des trois photographies, que je voudrais encore atteindre, caresser d'une main inutile. Levant les yeux, je m'aperçois dans la glace du couloir : moi aussi, je semble reculer, aspiré par le trou clair. Je ferme les yeux en me détournant. Le soleil traverse le plafond nuageux. Les vitres deviennent bleues.
Samedi 23 novembre
   Comment franchir le mur? Tout part de cette mort. Tout y revient. J'essaye, pourtant, de renouer le fil cassé. Redonner un sens à chaque geste. Marcher, comme avant, parler, rire même. Sans cette présence, qui éclairait ma vie. Je ne peux plus dire "toi” qu'au silence et au vide. J'envie ceux qui, par-delà la mort, poursuivent un dialogue à peine interrompu. La nuit est là et je suis seul. Et pourquoi penser à ces soirs où malgré tout la vie nous séparait. L'amour est fait aussi de ces tortures infimes. Ces désespoirs silencieux. Si loin du corps aimé, parfois, de sa chaleur proche. Ton regard me fuyait, me traversait. Je voulais l'arrêter et je t'aimais sans comprendre ce silence entre nous, soudain, comme une gifle. Ma main cherchait ta main absente. Te tendait une tasse, un livre. Retombait dans son désert. Répétais-je déjà la solitude pour après? Je pleure, sans larmes, ces morts brèves qui faisaient plus vives les renaissances.  L'instant où tout basculait dans le clair de ton rire. Je regarde mes doigts sous la lampe, le bord à vif des ongles. J'ausculte des mots fragiles, l'espace infini qui m'efface. Pas plus que tu n'es, je ne suis. Le silence est un puits où nos échos se croisent. Pourrais-je dire un jour mon nom sans y trouver le tien? Le vent s'est tu. Mes phrases se perdent dans l'obscur. La nuit est une pupille immense où tombe le visible.
Mercredi 27 novembre
   Au téléphone, la voix de T. "Ne te laisse pas aller, mon vieux. Réagis." Je regarde les objets devant moi : le pèse-lettre, les stylos, les crayons en gerbe dans leur pot, les livres, les papiers. "Le monde continue. Il faut vivre". Il y a quelque chose, sinon de faux, du moins de conventionnel dans la conviction de cette voix à prononcer le mot "vivre". Je griffonne sur un calepin pendant qu'elle parle. Une vague figure émerge de l'entrelacs des lignes hasardeuses.  "Je te rappelle demain". Corps de femme ou quoi ? J'hésite encore. J'entends le déclic, le sifflement de la ligne vide. Un corps de femme, oui, que ma main raye violemment tandis que je raccroche.
Jeudi 28 novembre
   Celui qui crie vraiment ne sait pas qu'il crie.  Il n'a rien décidé. Il crie, simplement. Sans pouvoir s'arrêter. Il vomit son amour, sa vie. Il ne voit plus. Il n'entend plus. Il est le souffle venu, il ne sait d'où. La déchirure de sa gorge. La vibration d'un désespoir sans fond. Il rejoint le territoire anonyme de la douleur. Il sombre. Il disparaît.
   Quelque temps après la mort de C., un jour, j'ai crié. Les voisins sont sortis sur le pallier. Ils ont sonné. Je n'ai pas ouvert. J'ai continu jusqu'à ce qu'il ne reste rien. Que le vide de la stupeur et son assourdissant silence.
Jeudi 5 décembre
   Assis dans la salle de bains. Incapable d'aucun geste. Regardant sans le voir chaque objet : lavabo, baignoire, carreaux de faïence bleue, serviette rose, verre à dents, brosse insolite soudain, comme une fleur dérisoire, peigne, miroir d'en face.  Mes pieds nus aussi, immobiles sur le tapis, immobiles, étranges, comme deux choses inertes. Fixant interminablement ce décor neutre où rien n'arrive que mon image chaque jour, un peu plus grise. À intervalles réguliers, une goutte tombe, écho sec, sonore, dans le lavabo qui peu à peu s'emplit. Je compte un moment : un... deux ... trois ... quatre ... cinq... six ... sept... Chaque nombre est une goutte perdue dans cette monotonie hypnotique. Silence. Goutte. Silence. Je m'ankylose, fixant la surface d'eau lisse. Vif cercle d'ombre. Perturbation instantanée sur la bonde chromée. Quelque chose lentement glisse, m'emplit aussi. Peu à peu (cercle) et au centre (cercle) cet autre cercle noir, très vite, clin d'œil ou bouche à peine (cercle), visage peut-être, fuyant, noyé ... Autour l'eau monte ... je m'enfonce ... anneau, pupille ... je suis regard très loin un ciel... pierre et silence ... appel... lueur... l'ombre vient du clair, lune inverse puis rien... Mes mains, mes avant-bras sont dans l'eau qui déborde, coule sur le carrelage. Je m'asperge le visage. Je frissonne. Je m'essuie lentement. Le goutte-à-goutte, toujours. Banal. Imperturbable. Je serre le robinet. J'écoute mon souffle dans le silence. Comme si quelqu'un d'autre respirait, invisible mais proche, sous la lumière crue.
Dimanche 8 décembre
   J'ai vieilli de dix ans. Une sorte de cendre couvre mes traits. Une ombre monte de l'intérieur qui donne cette teinte grise à tout ce qui m'entoure. Au travail — parce qu'il le faut bien - je ne sais répondre que par monosyllabes. Mes phrases tournent court, quel que soit mon désir d'être aimable et je retombe dans le mutisme.
Mardi 10 décembre
   Un an. Je revois C. amaigrie, dans son lit, après l'opération. Une boule me serre la gorge. J'essaye de sourire. C'est l'automne. Il fait beau. L'air encore tiède gonfle légèrement le rideau. Le monde s'effondre doucement. Sans bruit. Désespérément je cherche quelque chose à dire, mais tout est dérisoire. Ma main serre la sienne. Sa chaleur qui s'enfuit. Je vois la pâleur du visage, le clignotement du regard, l'appel muet qui le traverse.  Et je m'évertue, au bord des larmes, à sourire...
   J'ai dû m'arrêter d'écrire.  Malgré le temps, la douleur est trop vive. Son absence en moi est un trou. Je cherche sa voix, l'odeur de sa peau. Je me perds. Froid le long des jambes. J'appelle. La mémoire est meuble. Je m'enfonce. Je me débats. Mais je ne me détourne pas. Revivre le désespoir, est-ce lui échapper ?
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   Comme dans un rêve.  Je suis penché. Sa voix est faible "Promets-moi ... “ Le reste n'est qu'un râle léger. Mon silence crie. Je serre ses mains. Je pleure, le visage dans les draps. Il y a un soupir, une longue vibration de tout le corps. Je dis "C." Le nom est une pierre. Il tombe, très loin de moi. Je ne peux pas voir. Quelque chose est là. Comme une montagne ...
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   Comment dire cela? Mes mots n'en sont que les débris. Soudain, la nausée monte. Je revois les dents. Leur claquement sinistre, frénétique. Pourquoi ce souvenir? Jaunâtre, la peau sur les os : le chien errant, affamé du parc de S. Nous l'avions ramené chez nous. La vue de la nourriture le rendait fou. Sa mâchoire cliquetait, happait le vide, vomissait ce qu'elle absorbait. Nous courions derrière lui avec notre jambon et notre lait inutiles. Écœurés par cette vie désordonnée, agressive ... Aider suppose une force que je n'ai jamais eue. Alors comment aurais-je pu aider C. dans l'abîme de cet instant? Personne ne peut rien pour personne. Face à la solitude, au désespoir, la compassion ne suffit pas. Avec chaque mort s'écroule un monde. Je le savais. De loin. Ce jour-là c'est dans mon corps que je l'ai su.
Mercredi 11 décembre
   Écrire pour dire. J'essaye depuis le début. Dire simplement, sans contenu. Comme écrire pour crier. Mais le cri n'est pas mon fort. Alors pour dire, oui. Je n'ai pas oublié : je voudrais raconter ma vie. Trop tôt encore. Je n'ai toujours pas trouvé mon présent. Chaque jour, je m'applique à être là. Gestes, paroles, décors me fuient, comme aspirés par ce vide en moi où je ne cesse de retomber. Mais je m'obstine. Je regarde les murs, les appliques et leurs fausses bougies, la lumière jaune des abat-jour, les ombres sur le tapis, le mouchoir en papier, froissé, posé dans un cendrier, le rouge des lanternes japonaises près de la fenêtre. Combien d'années depuis qu'elle les avait posées là ? Leur couleur a passé avec le temps, mais son sourire leur est associé. Les mains sur le visage, je m'efforce de chasser l'image. J'ai froid. Seules les sensations sont présentes. Mais sans rien pour les relier. Discontinues. Éparpillées. Qui suis-je alors ? Je m'applique à respirer calmement, profondément. Je sens le parcours de l'air des narines aux poumons (cri dans la cour voisine, moto) Je voudrais ne pas cesser de dire. Simplement. Pour être un peu. Mais les choses manquent à mes mots. Le, vide est là, toujours. Ce blanc. Le contraire de l'espace. Tout s'y referme. Je n'y vois plus. Autour, pourtant, rien ne change. C'est ce qui m'obsède. Le présent est ailleurs. Dans le regard. Mais un regard mouvant, décentré, ouvert, où quelque chose clignoterait.
Jeudi 12 décembre
   J'écris pour comprendre. Mais plus j'écris, plus les phrases me semblent glisser sur une surface lisse, impénétrable. Comme la glace sous laquelle coule l'eau noire ...
Mercredi 18 décembre
   Presque une semaine que je n'ai pas ouvert ce cahier. Trop difficile. Les pages semblaient me repousser. Où la peur de rester en face, incapable d'écrire un mot. Aujourd'hui, je sais que je dois continuer. Pour que le fil ne casse pas. Oui, le fil. Quelque chose de très fragile. Qui, parfois, me redonne, non pas le goût de vivre, mais un peu de courage. Une distance aussi, vis à vis de ce qui m'accable.
   Assis ce matin dans le séjour, j'écris ces mots. Le tic-tac de la pendule m'accompagne. Levant les yeux, je vois le bleu sur les toits. Je voudrais dans ces phrases organiser un peu le désordre de ma vie. Ce poudroiement absurde d'actes, de paroles, de perceptions, de souvenirs, d'angoisses où je me perds et me défais. Mais que de peine à écrire la moindre phrase! Le vertige insignifiant m'aspire quand je tente d'y échapper. Et pourtant mon espoir est là : dans ce présent évanescent, invisible. Alors j'essaye. Je chasse ce qui revient. L'image noire, toujours. L'à-pic de la fatigue. Je regarde, j'écoute. Mentalement je nomme : canapé, table, fleurs séchées, livres, lampe, rideaux, vitre et ciel. Je le sais bien : mon présent, ce n'est pas cette énumération laborieuse qui gomme les choses au lieu de les saisir. Mais je poursuis quand même : rumeurs, froissements, silence, comme en équilibre, rire quelque part, moteurs, voix. Mon visage sur la vitre, comme un trou. Mes mains, seules, ne touchant que le vide de cette page ...
   Je me suis arrêté d'écrire. Ça remontait encore. Debout, j'ai fait quelques pas vers la fenêtre. En bas, j'ai vu le marché. Sa vie grouillante où, soudain, j'ai voulu me perdre.
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   Entrer dans un marché m'a toujours ému. Une sorte d'alacrité me prend. Même si, comme aujourd'hui, la solitude m'est insupportable. J'ai marché lentement essayant encore de rejoindre le présent, l'incessant jaillissement des formes, des couleurs, des odeurs, de bruits, leur vivacité brutale. Un instant j'ai cru y parvenir. Mais, très vite, ce fut comme une vitre impalpable derrière laquelle tout glissait. Des mots me traversaient, des voix m'enveloppaient le vent, la lumière, mais je n'étais, plus là. Il y avait un matin, peut-être, comme celui-ci. Loin. Ma main dans une main. Les formes glissent sur le ciel, très haut. Je vois leurs ombres. Je cherche. Odeur d'ail, sacs de pois, fraîcheur profonde. Instant d'instants multipliés. Éclats, visages, sifflements. Parfums. Jappements, rires. Éparpillé. Bousculé. Abandonné dans l'odeur forte et glacée d'un étal de poissonnier : reflets mauves, billes vernissées des yeux fixes, bouches béantes. Dérivant. Pains, saucissons, allez monsieur, grelot de pièces. Corps dans le fleuve des autres corps. Perdu. Rejeté soudain seul au bord du piétinement, entre les cageots empilés, les camionnettes, les voix et leurs bouches anonymes, leurs mots simples. Déjà lointaines, brouillées. Titubant, étourdi. Plus seul encore dans l'escalier et son silence qui n'en finissait pas.
Jeudi 19 décembre
   J'ai froid. Il est sept heures. Je fixe ma tasse de thé où tourne une nébuleuse de mousse terne. Sur le matin, j'ai fait un rêve. J'ai du mal à m'en remettre. Je suis dans un grand jardin. Dans un parc, plutôt. Je longe lentement une allée dans un silence total, presque palpable. Mon pas, d'une régularité angoissante, crisse sur le gravier. Comme si quelqu'un d'autre marchait à ma place. De chaque côté, de hautes haies obscures. Mon cœur bat. L'attente est interminable. Puis les haies diminuent de hauteur découvrant une vaste étendue. Une sorte de damier où alternent régulièrement bosquets et petites places carrées avec, au centre, une statue, un arbre ou l'étincellement d'une fontaine. Mais tout est plus compliqué, plus brouillé. En écrivant, je simplifie Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que ce labyrinthe a une étrange géométrie : carrée, triangulaire, circulaire, chaque portion d'espace l'est et ne l'est pas exactement. Comment dire ? D'autant qu'il me semble être, non pas sur un plan, mais sur trois ou quatre à la fois. Tout cela, pourtant, est très normal. Terrible aussi. Si je pouvais, je me mettrais à courir. Mais il y a ce silence. Le bruit de mes pas. Presque dur maintenant. D'une régularité obsédante, toujours. Au centre d'un espace circulaire d'où rayonnent toutes les allées (comment y suis-je parvenu?), quelqu'un. Immobile. Pas une statue, j'en suis sûr. Une femme, de dos. Blanche et nue. C'est là. J'essaye d'appeler. Pour qu'elle se retourne. J'ai peur. Mais pourquoi, puisque c'est elle? Maintenant, je suis tout près. Je reconnais son corps. J'allais écrire : "les yeux fermés". Ces épaules, ces hanches. Ensuite, je ne sais plus très bien tant l'émotion est forte. Je crois que mes doigts effleurent la peau. Froide. Quand elle se retourne, quelque chose en moi hurle non! non! Je vois le visage. Ou plutôt son absence. L'œuf! Blanc, lisse, sans aucun relief. Et pourtant il me regarde! Mon cri me réveille. Haletant. La chambre me paraît minuscule, étouffante. Je me lève pour aller boire. Puis je marche dans le séjour de long en large, m'efforçant de contrôler mon souffle. Ensuite je m'assois et je fixe la fenêtre. Longtemps. Jusqu'à ce qu'elle pâlisse.
Vendredi 20 décembre
   La solitude. J'aimerais en parler pour l'exorciser un peu. Mais que dire d'un trou sinon que tout y tombe? La chambre et ses objets. La rue plus vide de sa vie qui m'exclut. Chaque jour je marche. Comme entre deux eaux. Je dérive entre les corps, les visages anonymes, les sourires, les paroles errantes. Tout glisse sans m'atteindre. Même le vent brutal, froid, au détour d'une rue, qui me fait frissonner et ne me semble fouetter qu'un corps lointain. Je compte mes pas. Machinalement. Comme si cette rumeur de chiffres monotones était nécessaire. Pour ne pas penser. Compter repose. Aucune surprise. Un monde stable et clair. Rien d'autre que l'éclosion régulière, attendue, du nouveau dans le même. Quand les nombres sont trop grands, je repars à zéro. De temps à autre un signe — éclat de soleil, affiche, vitrine. Je regarde autour, hébété, comme émergeant d'un monde souterrain. Les bruits. les images soudain m'assaillent. Je m'arrête. Je m'assois sur un banc, quand je peux. Je respire lentement. Je me remets à compter : un, deux : inspir expir. Remontent alors de vagues souvenirs. Comme si le seul acte de respirer touchait quelque chose de très ancien. Peu à peu le calme revient. J'y vois mieux : la chute intermittente des feuilles de marronniers, le réseau des branches déjà nues, les passants. Je les compte aussi. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Puis les deux, indifféremment. Je regarde les chaussures dans la boue. À leur aspect, j'essaie de deviner l'allure de leur propriétaire. Ça n'est pas difficile : je me trompe rarement. Quand je sens l'humidité m'envahir, je me relève et me remets à marcher. Jusqu'à la nuit.
   Au retour, je retrouve mon silence. Je m'applique toujours à lire un peu, mais les pages sont des surfaces lisses, impénétrables. Comme la lumière du séjour me semble déserte, j'éteins. Je reste immobile dans l'ombre à écouter les bruits : porte claquée, voix, moteurs, craquements du radiateur. Le vide n'en finit pas.
Dimanche 22 décembre
   Visite de J.F. Émotion en ouvrant : sa silhouette sombre sur le seuil. Puis son visage dans la lumière, la vigueur rapide de son étreinte, la fraîcheur de sa joue. Il entre. Les mots viennent difficilement. Assis en face de moi, je vois soudain le sourire de C. passer dans son sourire. Pendant qu'il parle, j'admire sa jeunesse. Je cherche une phrase pour le lui dire. Mais il se penche vers moi, pose ses mains sur les miennes. Ce simple geste me bouleverse. Mes yeux s'embuent. Je tourne la tête. Cette propension à pleurer me fait honte. Je voudrais retrouver mon calme d'autrefois, mais tout m'ébranle. Cette inversion des rôles, par exemple. Pour ne pas sombrer dans la tristesse, je parle. De choses anodines : travail, vie quotidienne... Pourquoi cette incapacité à se livrer aux êtres les plus proches? Le jour est très vite tombé. Nous restons dans la pénombre. Je préfère ne pas allumer. La nuit aussi est une main et je retrouve mon calme. J.F. parle maintenant. J'écoute le son de sa voix, ses inflexions familières. Peu m'importe le contenu de ses paroles. Une fois encore le sens me fuit pour un autre, plus profond que je ne sais pas dire. Celui du présent, de la vie, comme un bord sur lequel je me penche ?
   Nous sommes descendu manger. Au restaurant, les choses avaient une netteté effrayante malgré les lumières tamisées. Pendant quelques minutes, nous avons gardé le silence. J'écoutais le cliquetis des couverts, le brouhaha des voix. Les sirènes de la nostalgie, surtout. Je luttais pour ne pas leur céder. Je revoyais C., en face de moi dans ce même lieu, pareille à une buée lumineuse. J'ai dû m'accrocher au présent, aux sensations simples qui me fuyaient : le froid du métal sur les doigts, la rumeur tiède et feutrée de la salle, le visage de J.F., grave maintenant. Pourquoi ne pas venir habiter avec moi ?" Sa voix était légèrement voilée, émue elle aussi. J'ai refusé. Malgré la solitude. Ou, plutôt, à cause d'elle.
   En sortant, je nous ai vus côte à côte dans le miroir au-dessus des tables. J'étais le petit à présent. Vieil enfant seul dans l'espace soudain déserté des lumières.
Lundi 23 décembre
   Qu'est-ce qui me pousse à poursuivre malgré tant de raisons d'abandonner? Ces mots, peut-être, réclamant une issue. Mes doigts sont roses sous la lampe. J'écoute le grignotement du stylo, comme venu de loin, de cette blancheur plus vive avec la nuit. Demain est un désert. Quel nom y tracer ? Ou plutôt : quelle absence de nom? De temps à autre des voix montent. On baisse des stores, on ferme des portes. Je ne sais où, un piano doucement s'est mis à jouer. Ritournelle légère, un peu étouffée par la distance. Comme pour accompagner mes mots. Mélancolie. Mouvement à peine des notes lointaines qui parfois se rapprochent. L'eau du temps s'y loge, s'y apaise. Qui appelle?  Qui veut toucher ce fil en moi d'une vibration infime? Les mots, à leur tour, ondulent, s'accélèrent, ralentissent au rythme du phrasé, brillent un instant d'un éclat plus vif, retrouvent l'obscur des graves, leur régularité profonde. Quelque chose passe. Oui. Un jardinet dans une ville. C'est l'été. Les notes aussi montent et descendent. Il y a une vigne vierge, le bord d'une façade, un morceau de bleu, immobile. Les fleurs le sont aussi, les ombres. Seul le piano semble vivant. Son mouvement imperturbable. La main touche le bord de la table, le front. Les notes passent sur la fenêtre. Il faudrait arrêter cet instant. Ou l'étirer. Pour qu'il dure infiniment. Avec sa paix étrange, sa couleur un peu passée pareille au mauve des vitres. Doucement les choses dérivent. Entre ici et ailleurs. Quelque chose parle. Une voix? Un silence? Mais quel silence? L'oubli est une mémoire plus vaste. Les échos y sont infinis. Comme une ramure immense où vont les chemins de la sève. Pourquoi cette image? Et pourquoi écrire? Chaque jour je m'interroge. Montent maintenant les lentes pulsations d'un cœur mélodieux. L'heure se contracte. Elle me tient dans son poing, serrant autour de moi la pièce, son air, son silence. Mots. Bribes de phrases. Je bruis. Je tournoie. Je coule. Le piano s'est tu. Mais en moi quelque chose persiste qui ne veut pas se perdre.
Mardi 24 décembre
   Impossible de ne pas penser à C. Les courses, la veille de Noël, dans le clignotement des lumières. Les pas chuintant sur les trottoirs. La nuit tombait. Son corps, sa chaleur, repoussaient le froid à quelques centimètres dans un halo de vapeur bleuté ...
Mercredi 25 décembre
   Aujourd'hui j'ai senti l'odeur. Se souvenir d'une odeur est impossible. C'est du moins ce qu'on dit. Je le croyais aussi. Mais, soudain, il y a eu l'odeur. Liée sans doute à une certaine disposition des lieux : le lit, en face, la fenêtre, derrière, un peu à gauche, avec sa lumière froide. L'image alors est redevenue visible. Montée je ne sais d'où. Un petit tas d'étoffes fripées. Et là, en émergeant à peine, le visage. De cela je suis sûr. Même si je le vois mal : amaigri cireux, s'efforçant peut-être de sourire. À l'époque, je ne sentais rien qu'un vague malaise et le bouillonnement de ma jeune vie. J'avais quatorze ans, je crois, ou quinze. Aujourd'hui la chose remonte, grise, visqueuse, glissant jusqu'à mes lèvres. Nausée qui aurait attendu tant d'années pour enfin me saisir... Le visage, oui. Et puis la voix, sûrement. Elle disait aussi : "Promets-moi ...” Comme celle de C. plus tard. Ou ai-je fini par les confondre? Absent, je répondais, regardant l'heure, ignorant cet amour qui, une fois encore, me faisait signe, de loin déjà. Tout m'appelait dans cette chambre grise, dans ce bout d'une vie que l'ennui pluvieux d'une campagne de banlieue rendait plus désolé encore. Je regardais distraitement le lavabo, le verre à dents, le tube de crème, la poudre de riz — ou est-ce aujourd'hui seulement que je les vois enfin? Derrière les vitres embuées, un arbre sans doute, un bout de toit et des façades sales. Tout était immobile. Comme un souffle suspendu. Les mots s'amenuisent. Ils ne toucheront bientôt plus que le vide, ces mains, à peine, tendues vers moi, belles encore. Penché, la douceur fanée des joues est soudain si présente que les larmes me viennent. Autour, la pièce se referme. Les doigts, invisibles, tirent sur mes manches, cherchent à me retenir encore un peu. "Promets-moi ...” Mon corps déjà s'éloigne. Mais qu'est-ce qui en moi, malgré tout, malgré l'indifférence, reste dans la nausée de cette dernière chambre? Le lit, le lavabo, à gauche, la fenêtre, derrière avec sa lumière blanche. Rien ne bouge. Et l'odeur. Douceâtre, persistante. Quelque chose qui doucement pourrit. Mais, alors, avais-je seulement fait le rapport? Quelque chose pourrissait. Les mains se tendaient : "Promets-moi ... “ Aujourd'hui cette odeur, je la sens comme jamais peut-être. Écrivant, mon cœur se soulève. Je vois l'escalier de bois. (Le reste de la maison s'est perdu). Premier. Deuxième. Les marches grincent. Troisième. L'odeur est là. Avant la porte. Je m'arrête. J'hésite. Qui "je"? Et où? Dans quel temps hors du temps? Avant la mort de C., je le sais maintenant, il y a l'odeur. Associée à cette image qui jamais ne bouge. Si parfois elle change — le lit à gauche, la fenêtre en face, le lavabo, à droite — c'est que c'est moi qui m'y déplace. L'odeur. Et le silence. Avant la mort, c'est encore la mort ...
   De l'une à l'autre, pourtant, l'espace d'une vie. Avec ses souvenirs fermés comme des portes que je ne sais plus ouvrir. Ou, plutôt, comme des portes closes. Je les vois. Je ne peux y entrer. Interdit de mémoire.
Jeudi 26 décembre
   À l'entrée du passage, qui mène de la place P. à celle de l'église St. J., une femme m'arrête. La soixantaine, grisonnante, d'épais verres de myope : "Pardon, pourriez-vous me répondre? Ce passage où mène-t-il ? À force d'ajouter les chemins aux chemins, on s'y perd. J'y suis passé plusieurs fois, mais rien. Et personne ne peut me le dire." Pendant qu'elle parle, un léger vertige me saisit. Quelque chose se dérobe sous ses mots. Un peu comme dans certains dessins aux perspectives insolites où le haut et le bas ne s'opposent plus. Le flot de paroles est rapide, ininterrompu : "Les gens ne savent pas. L'un vous dit : là. L'autre : là. En fait personne ne sait.'' J'ai oublié le détail. Mais son discours se complique, se ramifie : il y est question de cure, d'un religieux (un prêtre?) qu'elle chercherait, de chemins, toujours. Comme je lui réponds que je ne comprends pas très bien et que je suis pressé, elle ajoute : "Vous non plus vous ne savez pas, hein ? On est de la même ville et aussi bête l'un que l'autre." La rencontre de l'absurde est insupportable. De l'absurde, non. Car l'absurde, soudain, c'était moi, ma vie. Cette femme posait la seule vraie question : celle du sens. Et livré à elle j'ai senti qu'elle ne se fonde que sur son contraire. Où je patauge. Où nous pataugeons tous. Rentré, j'écris ces mots. Au fur et à mesure, tout se brouille, se perd : le ciel bleu vif sur les toits, le vent froid de la ruelle ... Les paroles reconstituées tant bien que mal. Devenues trop simples, trop claires. Vides, pour tout dire. Seul reste le visage, une fois de plus. Les gros yeux myopes qui me fixent, me réclamant une réponse que, moins qu'un autre encore, j'aurais pu leur donner.
Vendredi 27 décembre
   Écrire que rien n'arrive. Le travail. L'ennui. D'un jour à l'autre les mêmes livres, le même vide. J'ai perdu le présent. Le passé me repousse. Le futur n'existe pas. Où suis-je? Parfois je prononce quelques mots pour entendre ma voix. Je ronge la peau morte de mes doigts près des ongles jusqu'au sang. Je regarde le point rouge et luisant s'agrandir. Être vivant n'est-ce que cela? Saigner, respirer, dormir. Ces réponses du corps, malgré tout. Cette lassitude... Autour, le monde s'écroule. Inexorablement. D'où mon angoisse. Vous êtes bien pessimiste disent les imbéciles. Alors que je suis lucide, simplement. Pour la première fois. Et sans aucun mérite. Il suffit de regarder, d'écouter. Pourtant, qu'il y ait toujours eu autre chose, j'en suis convaincu. Même si depuis la mort de C. et jusqu'à ces derniers jours, je n'en faisais plus l'expérience. Comment nommer cela ? Tout jeune déjà, à l'école, il me suffisait du coin d'un simple dessin de mon livre de lecture (quelques lignes figurant des nuages sur des collines) pour sentir un espace s'ouvrir et me blesser. Comme une porte entrebâillée, révélant et interdisant à la fois un autre côté. Qui n'était pas ailleurs mais ici, tout près. Par la suite, l'expérience s'est renouvelée. Je sais maintenant que cette ouverture était intérieure. Ou, plutôt, qu'elle avait lieu aux lisières du dedans et du dehors. Dans une zone franche, insituable. Quelque chose se produisait soudain. La lumière qui se lève, par exemple, sur le gris des façades était plus que la lumière. Ou la lumière vraiment, totalement. Le cœur battait très vite. Un frisson passait. Puis rien d'autre à nouveau, que le cours banal des choses. Cela, n'importe quand. N'importe où. Dans les gestes les plus quotidiens. Dans les lieux les plus clos, les situations les plus contraignantes. Comme si la contrainte était un stimulant. Quelqu'un l'a écrit quelque part : l'échancrure des toits fait le ciel infini.
Samedi 28 décembre
   Première neige. Je regarde les flocons. Leur lenteur silencieuse. Y voyant comme l'image inverse des mots déposés sur la page. La solitude me pèse aujourd'hui. Les flocons tombent, tramant les choses de leur poudroiement infini, les effaçant peu à peu d'une blancheur que j'ai toujours associée au temps. J'écoute leur rumeur silencieuse, comme celle du sang. Des formes imprécises s'animent, des images lointaines... Danse légère dans le halo du réverbère ... Je me souviens. Une voix disait : "il neige". D'où venait l'émerveillement ? De la métamorphose soudaine? De la rue et sa clarté étrange sous les persiennes? Du mot prononcé, syllabes douces et son silence de lèvres? Des mains bougeaient lentement. Avec précaution. On les voyait parfois, noires sur le clair. Dans la cuisine, la chaleur du gaz, les gestes simples, un bol fumant. La voix parlait encore, mais les mots sont perdus. Ensuite l'air, le froid sur le visage. Légers, les pas touchaient le blanc. À peine. Comme pour marcher sans poids. Le jour ne se levait pas. Dehors, c'était encore dedans ... La nuit tombe maintenant. Un instant je ne sais plus où je suis. Présent et passé se rejoignent dans la même ombre mauve. Je crois même entendre le choc métallique d'un bidon à lait. Comme alors. Puis rien d'autre que le silence de la pièce. Et ce vide en moi comme une place déserte que la neige rend plus vide encore.
Lundi 30 décembre
   Ce soir, je voudrais parler des trous. Les trous dans les murs. Il y a une rue dans une grande ville. Un long mur : celui du “Groupe scolaire". L'appellation est inquiétante. On sent dans ces deux mots quelque chose de massif, de sale, de violent. Comme les gosses peu fréquentables qui en sortent en bousculade bruyante à quatre heures et demie. Chez moi, on en parle avec condescendance et même une pointe de dégoût. En face, de l'autre côté de la rue, l'institution Ste. B. Mur blanc, fenêtres à barreaux plus claires, porte de bois imposante. Ici, on le voit, c'est le bon côté. Mais ce n'est pas de l'Institution Ste. B. que je veux parler. Pas pour l'instant. Au bout du mur continu et gris du "Groupe scolaire", quelques marches. Une porte aussi, mais plus étroite, plus sombre. Autour, les trous. Des sortes de petits cônes blanchâtres creusés dans l'épaisseur de la pierre. J'y passe l'index. Une fine poussière en tombe. Comme de la craie. Je répète souvent ce geste sans savoir pourquoi. D'où viennent-ils? Je ne me le demande pas. Mais obscurément, je dois savoir. Quelqu'un a-t-il prononcé le mot en les montrant? Je sais, en tout cas, qu'il leur est associé. C'est un mot dur. Comme "bûche". En plus sombre. Sans le chapeau de l'accent circonflexe qui rappelle Noël. Comme "caboche", aussi. On a dû parler de la guerre. Mais ce mot-là n'a rien de particulier. L'autre est beaucoup plus inquiétant. Il sort des lèvres, quand le doigt passe dans les trous : "boche, boche". La fine poussière tombe. Je regarde autour de moi. D'où vient ce sentiment de commettre un acte clandestin ?
   Ai-je seulement raconté ce souvenir à C.? Ou l'autre qui lui est associé? Je ne crois pas. D'ailleurs, qu'aurais-je dit? Il n'y a rien à raconter. Je vois la même rue, toujours. Le même mur avec les trous, les marches. Mais sur les marches, un soldat. Je suis sur le trottoir d'en face. Je n'y suis plus. Je touche le fusil. L'homme sourit, peut-être. Tout est brumeux. Personne ne crie. Une main simplement tire la mienne. Souvenir ou récit d'adulte mis en images? Peu importe. C'est là, quelque part, flottant. Sans avant ni après ...
Mercredi 1er janvier
   Premier de l'an. Retour plutôt que renouveau. Que me souhaiter qui ne soit dérisoire? Seul. Écrire m'aide dans le vide du temps. Avec les souvenirs. Leur sécrétion imprévisible entre les mots. Mais aujourd'hui rien d'autre que le bruit de la pluie.
Jeudi 2 janvier
   Où es-tu dans la beauté froide de ce jour de neige? Toute la nuit ton image m'a hanté. Tu revenais du noir, tu souriais. Ce matin je ne peux plus voir la lumière. Sans toi je suis perdu. Même si je sais que c'est en vain, je te parle, j'invoque cette absence que tu m'as laissée. Autour, les objets disposés par tes mains. Je n'y touche pas. Je les regarde souvent, mais ils me blessent. Le jour tourne, bleu sur les vitres, et blanc. Mes yeux voudraient donner tant de couleur à tes yeux morts. Mes mains tant de chaleur au vide de tes mains. Une poudre d'étincelles fume sur le bord des toits. Les branches bougent, perdent leur neige. Mais toi, tu ne te défais plus. Tu ne t'éloignes plus. Tu ne tombes plus. Maintenant que tu n'es plus, tu es. Absolument. Cette non-forme que rien n'altère. Ce nom que je répète, que j'écris, qui est toi parce qu'il te survit. Cet espace sans Nord où moi aussi je glisse, tournoyant comme un fétu emporté par le courant. L'ombre rapide d'un oiseau passe sur les pages, en éteint la blancheur. Ainsi la mort soudaine. Tout perd son poids. Le sens des jours s'évapore. La roue de la mémoire plonge sans fin dans la même eau. Je suis perdu sans toi. Je suis un mort qui bouge. Mon passé se réduit à ce jour noir où tu me laisses. Où je ne cesse de revenir : pâleur de ton visage. Tu sembles dormir. Je prononce ton nom. Doucement. L'église proche sonne trois heures. Le rideau ne cesse de bouger. La lumière. Mais je ne vois plus rien. Je t'appelle sans voix. Je répète ton nom. Le monde, soudain, est immense, désert. J'enfouis mon visage dans les draps. Je pleure. Le ciel doit être bleu. Trop bleu. Je pleure. Je suis seul. D'une très vieille solitude. Ta mort me rend à la terreur de vivre. Je pleure. Je redeviens l'enfant sans main. Jeté là. Qui appelle ... Plus tard on s'approche. On t'emporte. Moi, on me tient par les épaules. On me parle. On m'emporte aussi, loin de toi, avec des paroles douces que je n'entends pas ...
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   La neige n'a pas cessé de toute la journée. Vers cinq heures, je suis sorti. Pour ne plus être seul. J'ai marché longtemps dans l'humide et le froid. Sans but, cherchant à retrouver mon calme. Le raclement des pelles accompagnait mes pas, le froissement des pneus dans l'eau, le gris du ciel bas. Peu à peu l'absence s'est adoucie, a reculé vers l'horizon, avec le peu de jour qui restait. Je suis entré dans un café et j'ai demandé un thé. Puis je suis resté à fixer la rue sans la voir. Mon regard était un espace vide : les corps y glissaient, silencieux, dans un sens ou dans l'autre, avec une régularité monotone. Je dis "les corps" car je ne percevais aucun détail : ni visages, ni vêtements. Rien d'autre que des ombres sur le blanc de la neige. Puis doucement, une sorte de brume grésillante est venue et j'ai eu l'impression, tout en restant immobile, de m'éloigner progressivement. Le mouvement des formes derrière la vitre n'avait pas cessé, mais semblait de moins en moins me concerner. Comme le décor du café, les couleurs, les odeurs, les voix. Je les percevais très nettement, mais dans un dédoublement qui, peu à peu, les rendait irréels. J'eus vaguement peur. De ne plus pouvoir rejoindre le présent. De m'égarer sur cette lisière confuse où ce qui était le monde perdait son sens... C'est le souvenir de la même expérience (plusieurs fois répétée par la suite) qui m'a fait reprendre pied : je suis à la laiterie. J'attends mon tour. Doucement, le grésillement monte. Quand je m'en aperçois, il est trop tard. Tout s'éloigne sans pourtant s'éloigner : les autres clients, le laitier qui se penche vers moi. Mon corps, lui, continue, là-bas. Il tend le bidon à lait, parle, sourit même. Quelque part, au même moment, je me débats. Comme dans un rêve, cherchant à remuer, sans y parvenir. Oui, comme dans un rêve. Même sensation d'être ici et ailleurs à la fois. De ne plus coller à ce qu'on appelle "réalité"; sans en être séparé pour autant; mais au bord de la perdre. Comme aujourd'hui, dans ce café où, après tant d'années, un fil se renouait. Je suis revenu à moi (la langue dit bien les choses). Derrière la vitre, le va-et-vient des passants avait repris son caractère de rassurante banalité. Mon thé, que je n'avais pas bu, était froid. J'ai payé et je suis sorti.
Vendredi 3 janvier
   Franchie la porte de l'institution Ste. B., on entre dans un petit hall éclairé, je crois, par une verrière. À droite, un couloir. Sur l'un des murs, des rangées de portemanteaux. Sur l'autre, des portes donnant sur des salles interdites. (Je n'en connaîtrais qu'une). Au bout du couloir, le grand escalier et sa rampe, majestueusement enroulé sur deux étages et coiffé, lui aussi, d'une verrière. Les salles de classe sont en haut. On reste, parfois, quelques instants à regarder : les jambes, les mains, les têtes montent vers la lumière. Puis on gravit les marches. Le bois verni grince. On est intimidé. Au premier, un autre couloir, d'autres portes, autorisées celles-là. De petites tables aussi contre les murs. En attendant l'heure, on y écrit dans le va-et-vient, le brouhaha. On trace des rangées de lettres des s qui en s'allongeant deviennent des j ...
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   Une salle de classe. C'est la prière. La maîtresse est debout sous le grand crucifix noir. Au fond, à gauche, près de la fenêtre, je sanglote. Je ne sais plus pourquoi. La lumière est grise  ...
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   Un autre jour. Qui s'acharne sur moi? Qu'ai-je fait? "À la cave!" crient les voix. On me tire par les poignets. Je me débats. On me traîne dans l'escalier. Je m'accroche à la rampe. Je hurle. Des mains desserrent un à un mes doigts. Au-dessus, les têtes se penchent, noires sur le clair. La porte est là, ouverte. Je suis agrippé à la poignée. Derrière, des marches obscures. Personne ne me fera plus lâcher. Ce jour-là, je n'ai pas voulu mourir. J'ai défendu mon droit à la lumière. Quand on me traîne vers l'une des salles interdites du couloir d'entrée, je cesse de résister. Le plancher craque et sent la cire. Au centre, une table massive, froide. Couché sur le dos, bras et jambes liés aux quatre pieds, je halète. Seul, je regarde la lumière du jour au plafond. J'écoute les bruits de la rue : les pas, les voitures. Je ferme les yeux. Je sens la trace des larmes qui sèchent sur mes joues. Les bruits se confondent, s'éloignent. Quand je rouvre les yeux, la lumière a pâli. Quelqu'un entre, s'approche, se penche. Je vois le visage. Sa douceur mielleuse. Je baisse les paupières. Comme je les baisse à présent. Une fraction de seconde, les deux instants se confondent. La solitude, toujours. N'ai-je fait autre chose que de la fuir toute ma vie? Pour découvrir au bout que je la porte en moi ...
Mercredi 8 janvier
   Je dispose ces morceaux, ces bribes de temps. J'essaye d'en faire un impossible récit. Ce que je pourrais dire de mon milieu de naissance, famille, enfance citadine, etc., serait exact mais ne serait pas vrai. Situés, ces fragments perdraient leur intensité : instants redevenus quelconques dans une chronologie convenue. C'est hors du temps que le temps prend sa source. Dans le sursaut d'un présent immobile, toujours recommencé ...
Dimanche 12 janvier
   Un geste. Comme pris dans la brume. Puis une forme, debout sur un escabeau, bras tendu vers une étagère. Un homme, il me semble (j'en suis sûr). La vision reste floue. Pourtant tous les détails y sont : le matin, la boîte de sucre bleu foncé. On parle. Je n'entends rien. Le souvenir n'est pas un spectacle. J'y suis pris. Tout mon corps le sécrète. Et quelque chose se passe en cet instant suspendu. J'ignore quoi. Mais chaque mot est une tentative toujours manquée, pour dire cet impossible ...
   La nuit vient de tomber. La solitude est plus dense. Peuplée d'une rumeur de phrases. Comme si soudain les livres s'étaient mis à parler. Mais le vide demeure. Et le silence. Les voix qui m'atteignent s'y engloutissent. J'écris pour traverser la mort de C. En deçà, très loin, quelque chose recommence. Au-delà, toujours rien que le temps immobile.
Mercredi 14 janvier
   Je m'approche. Je mets les mains sur les genoux. Je demande: “Pourquoi tu pleures?" Pas de réponse, mais les doigts caressent ma joue. Je dis (Je crois dire) : "Maman". Elle est rouge. Et les sanglots à petits coups... Je cherche. Rien autour ... Les mots se perdent. Seul ce fil ténu ... Il ne doit pas casser ...
   (Des souvenirs. Plus nombreux. Comme si le tissu de ma vie se reconstituait ...) L'image change. Je dis l'image" parce qu'il n'y a pas d'autre mot. Mais c'est d'abord le carillon. Suivi d'un nombre de coups indéterminés. Tout près, un couloir. Un bruit de pas, peut-être. C'est tout. Mais j'entends toujours la ritournelle. Je peux même la fredonner. Ma voix résonne bizarrement dans le silence. Hésitante, vacillante, venue de très loin ...
Samedi 16 janvier
   Première sortie véritable aujourd'hui, depuis plusieurs mois. Hors de la ville, je veux dire. Il faisait très froid. Le vent du Nord soufflait mais j'étais presque heureux de marcher dans la blancheur nacrée du paysage. Quelques arbres faisaient des signes d'encre sur la neige. J'écoutais crisser mes pas. Le soleil était une goutte claire que le vent emportait. Le souvenir de C. m'accompagnait, mais plus léger, apaisé. J'ai marché longtemps, essayant d'accorder mon souffle au rythme de mon pas. D'être là, simplement, dans le froid blanc de l'instant. Tout autour glissaient les troncs poudrés, les branches obscures et leur fin liseré argenté. Il y avait là une paix que j'aurais voulu rejoindre. Je me suis arrêté et, du bout des doigts, j'ai effleuré l'écorce froide. Quelque chose de vivant m'a traversé. Comme un signe d'une sève lointaine. Malgré l'hiver. Alors j'ai su que vivre était encore possible. La graine de cet instant s'est logée en moi. Germera-t-elle un jour ?
Dimanche 17 janvier
   L'intervalle. C'est toujours là que ça se passe.

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